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Józef Czapski et Jerzy Giedroyc lors du Congrès de la liberté de la culture. Berlin, juin 1950. / Sygn. FIL00472
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A propos de l’Europe unie, à Berlin


JÓZEF CZAPSKI


[En 1951, alors qu’à Berlin-Est se déroule le « Congrès de la jeunesse communiste », à Berlin Ouest on réplique par le « Congrès pour la défense de la liberté de la culture ». Au cours des débats de ce dernier, deux orientations de la pensée allemande de cet immédiat après-guerre se dégagent : l’une est paneuropéenne, fédérative, renonçant au nationalisme comme outil de lutte contre le communisme ; la seconde se réfère aux idées révisionnistes, nationales et reprend les accents prorusses en considérant que les questions des nations, qui se trouvent au-delà de la ligne Curzon, ne font plus partie des affaires de l’Europe mais de l’organisation interne de l’URSS (les propos notamment d’Ernst Reuter, maire de Berlin). Au Congrès participent les représentants de Kultura. Jozef Czapski prononce, à Titania Palace, un discours où il formule la position qui sera désormais celle de la rédaction et qui est en même temps une riposte à la deuxième orientation politique sur l’avenir des pays situés au-delà du « rideau de fer ».]

A propos de l’Europe unie, à Berlin, Discours publié dans Kultura, 1951, n° 9

Dans l’une des majeures revues éditées en Europe de l’Ouest, j'ai lu un article dans lequel un écrivain politique célèbre, voyageur connaissant plusieurs continents, déclarait que l'Elbe est de fait une frontière fort bien dessinée en Europe parce qu’elle coïncide avec la frontière de l'empire de Charlemagne.

Puis, j'ai fait récemment connaissance d’un groupe de fédéralistes européens, jeunes et sympathiques, un Belge, un Français et un Suisse. Ils m'ont raconté, avec un franc enthousiasme, comment ils avaient détruit des barrières frontalières entre l'Allemagne et la France, qu’ils avaient été soutenus dans cette action par certains ministres et ignorés avec bienveillance des policiers. Ils m'ont aussi assuré qu'ils allaient étendre leur action, violer les frontières partout où ils le pourraient. Lorsque je leur ai demandé ce qu'ils pensaient de la frontière que l'on appelle communément le « rideau de fer », ils ont été surpris et répondu qu'ils n'y avaient pas pensé. Si je leur avais demandé ce qu'ils pensaient d’une frontière sur la surface de la Lune, ils m’auraient sans doute montré les mêmes visages ébahis…

Je comprends bien que l'on puisse se battre pour l'Europe, sans parler d’une moitié de l'Europe, et ceci pour des raisons tactiques, ou parce que l'on n'est pas en mesure, pour le moment, d'aider cette autre moitié, mais comment ne pas y penser du tout, y renoncer ainsi, le cœur léger, tout en croyant au sens de la fédération européenne et à l’avenir durable du concept même ?

C'est pourquoi j'ai été heureux en écoutant Mme Buber-Neumann[1] lors d'une récente rencontre au Titania Palace de Berlin, quand elle a souligné cette vérité simple : l'Europe ne s'arrête pas sur l'Elbe.

L'empressement avec lequel de nombreux Occidentaux acceptent la division actuelle de l'Europe - inacceptable pour ceux d'entre nous qui sont originaires des pays qui se trouvent derrière le rideau de fer – est probablement la preuve que l'Europe occidentale est menacée non seulement par la cinquième colonne soviétique, mais aussi moralement de l'intérieur. Elle est donc dans une large mesure menacée par ces groupes faibles, apeurés qui sont juste capables à faire des propositions défensives à court terme, posture qui, dans l’histoire, n’a jamais produit de victoires nulle part. Cela prouve aussi que la conscience de l'unité européenne est en train de disparaître.

La communauté européenne était pourtant évidence il y a peu de temps, à condition que l’on se place d'un point de vue historique, mais, quand l'on se remémore tout ce que nous avons vécu depuis 1914, cela devient presque de la préhistoire. De mon enfance, je me rappelle tant d'histoires que mes aînés racontaient de Paris, mais aussi de Weimar, de Munich ou Goettingen. Et à cette époque, une lutte politique a été aussi en cours. Nous, Polonais, étions ennemis des pays qui nous avaient privés de notre indépendance, y compris l'Allemagne. Nous avions toutefois conscience d’appartenir aux mêmes racines culturelles. C'était évident tant à Varsovie qu’à Budapest, mais aussi à Odessa. Un de mes amis, qui avait fait ses études secondaires dans cette ville, m'a raconté que le jour où arrivait un nouveau numéro du Mercure de France[2], une cinquantaine d'abonnés de la revue rôdaient, comme des lions affamés, autour de la librairie pour en obtenir un exemplaire. Qui lit aujourd'hui à Budapest ou à Varsovie, sans parler d'Odessa, La Table Ronde ou Les Temps Modernes[3] que l'on peut considérer dans une certaine mesure comme l'équivalent de Mercure de France ?

Je suis assez âgé à présent pour constater, sans me référer aux livres ou aux récits mais à mes propres souvenirs, non pas l’essor mais le déclin de la conscience européenne. En 1924, je suis venu à Paris en compagnie d’un groupe de peintres de Cracovie où il y avait des Polonais de toutes les régions, deux Juifs, un Ukrainien, et le plus talentueux d'entre nous était un Polonais venu droit du Caucase. Non pas de Paris mais du Caucase, il venait diffuser le culte de Manet, de van Gogh et même de Picasso. A la même époque, des flux de jeunes gens énergiques de toutes les professions, sans argent, parfois sans connaître les langues, rejoignaient les universités et les académies de l'Europe de l'Ouest. Avides de connaissances et de culture, ils habitaient des ateliers sans chauffage, des hôtels miteux, ils s’assemblaient le soir, dans des cafés, heureux de se trouver dans ce centre du monde. Combien étaient rafraîchissants et vivants ces rencontres, ces regards croisés des gens des couches les plus diverses, des traditions les plus variées des pays de l'Est et de l'Ouest de l'Europe, quelle influence les uns sur les autres ! Chacun de ces jeunes revenait ensuite dans son pays, à son métier, et jusqu'à la mort, il était, ou du moins essayait de représenter la culture européenne, d’être un lien qui unissait ses différents mondes.

Dans un de ses livres, Giraudoux décrit chaleureusement, avec une pointe d'ironie, une étudiante roumaine vivant à Paris. Pour elle, tout avocat ayant joué un rôle quelconque dans n’importe quel procès politique oublié du XIXe siècle (plus aucun Français ne se souvient de lui) était un personnage, au même titre que Cicéron et Démosthène.

Quand je suis revenu en Europe, à Paris, après la guerre, je suis allé dans le vieux Montparnasse. Je n'ai pas reconnu ce quartier qui, quinze ans plus tôt, débordait de jeunes de nos pays. C’était la Pompéi. Le quartier n'a pas tellement changé, si ce n'est qu'il est redevenu un lieu bourgeois, endormi. De même, le quartier universitaire est méconnaissable. Il y a du mouvement et de l'animation, mais de jeunes étrangers viennent d’Asie et d’Afrique, et non plus du continent européen. Il y a aussi des émigrés de nos pays, mais cet élément est moins dynamique, plus morne. Coupés de leur pays, de leurs racines, privés de toute possibilités de travail, sauf physique, le plus dur, ils ont la conscience profonde d'être des citoyens de troisième zone, des émigrés dont tout le monde a assez, à qui tout le monde veut faire porter la responsabilité de leurs difficultés parce qu'ils sont étrangers, et soit ils s'enferment dans leurs ghettos, dans leur misère, soit ils émigrent le plus loin possible de l'Europe. Ceux qui s’intègrent dans les pays européens sans devenir parias sont l'exception qui confirme la règle.

J'ai vu de mes propres yeux des trains d'émigrés envoyés par l'IRO[4] en partance pour l'Argentine et le Canada, les États-Unis et l'Australie. « Si les États-Unis laissaient entrer tous ceux qui veulent y aller, 30 à 40 millions d'Européens émigreraient aux États-Unis », dit un grand écrivain qui suivait de près la vie européenne. Ces trains étaient bondés de Hongrois, de Baltes, de Polonais, de Tchèques. J'ai regardé ces gens amoindris, terrifiés, avec sacs et ballots, accompagnés d'enfants et de vieillards. Tous mus par cette seule idée : s’éloigner le plus possible de la frontière soviétique. Il me semblait alors que le sang vif de l’Europe s’écoulait de ses veines. Les Occidentaux regardaient ces foules d'émigrés avec une totale indifférence, peut-être même avec satisfaction : il y aura moins de problèmes, moins de toutes ces sonorités étrangères, moins de personnes à entretenir. Et moi, je pensais que c’était peut-être la mort de l'Europe.

Oui, le sang de l'Europe coule vers d’autres continents, et ici, en Europe, non seulement les liens culturels et économiques sont rompus, mais d’autres choses se produisent : on tente de rompre à nouveau les liens religieux qui ont massivement uni les peuples de notre continent pendant des siècles. L'Occident ne sait pas grand-chose d'un fait aussi capital que la destruction de l'Église grecque catholique en Ukraine, en Roumanie, en République tchèque et en Hongrie d’où l’on chasse des prêtres et les remplace par les successeurs en provenance de Moscou. Un militant ukrainien important m’a raconté que la majorité de ces nouveaux prêtres envoyés en Ukraine étaient des fonctionnaires du NKVD, dont les listes se trouvaient à Prague. Pourtant, cette Église, qui avait survécu pendant des siècles, était une tentative de synthèse entre l'Est et l'Ouest.

Nous assistons de toute évidence à un processus délibéré de rupture, à l’élargissement de la brèche qui s’est creusée au milieu de l'Europe (où même une opinion objective à propos de n’importe quelle conquête occidentale est considérée comme une preuve contre-révolutionnaire), mais c’est aussi la destruction biologique qui semble déjà planifiée. Bismarck a dit qu'il fallait éliminer (ausgerottet) les Polonais qui se multiplient comme des lapins, mais Bismarck ne connaissait pas encore les méthodes modernes. Comme celui-ci nous semble « délicat » aujourd'hui alors que toute l'Europe centrale et orientale est devenue la terre des lapins à exterminer. « La Lituanie, a dit un commissaire soviétique en 1940, existera, mais sans les Lituaniens ». Est-ce qu’il y reste encore beaucoup de Lituaniens, de Lettons, d'Estoniens, après que des transports par milliers ont quitté les pays baltes ? Seuls les Soviétiques peuvent aujourd'hui subsister, et répandre leurs platitudes à tous ces festivals pour la paix, au milieu du froufrou des colombes prenant leur envol au moment même où l’on procède à l’anéantissement des pays à la tradition historique séculaire, à la capacité systémique de développement.

Peut-on imaginer que l'Europe occidentale qui renoncerait avec indifférence aux pays situés à l’est de l'Elbe, qui resterait sur la défensive pour éviter une condamnation à mort, peut-on donc imaginer que cette moitié de l'Europe serait capable de se défendre, une fois que nos pays seront déjà définitivement détruits, et quand viendra leur tour, le tour des pays qui se trouvent à l’ouest du rideau de fer ?

***

Il n’est pas du tout dans mon intention de déverser sur le public des flots de pessimisme. Je ne suis pas pessimiste moi-même. Mais nous devons poser un diagnostic absolument clair, accepter l’idée qu'une menace mortelle pèse sur nous, et ce n'est qu'à ce moment que nous pourrons trouver une solution. Ce n'est pas la première fois que l'Europe est menacée, et chaque élève a appris à l’école l’histoire des invasions des Huns, des Tartares et des Turcs. Ce n'est pas pour la première fois que le salut de l'Europe dépend de quelques individus déterminés et de nations qui ne veulent pas mourir. Il s'agit d'une seule chose : ne pas s'arrêter de penser, ne pas s'arrêter d'agir et ne pas succomber aux fantômes, aux fantômes de la peur, à la magie de la propagande soviétique qui submerge le monde, et cela pour que l'Europe ne perde pas le sens de sa raison d’être, la foi dans le potentiel de sa puissance. Je dis ici « la magie et ses pratiques », car comment qualifier autrement la répétition, à des millions de fois, de ces slogans dont on sait la fausseté, l’ignorance, mais qui ne cessent pourtant de fonctionner parce qu’on leur donne avec cynisme des formes pseudo-religieuses.

Un journaliste étranger, ici à Berlin, m'a expliqué qu'il n'y avait probablement pas moyen de lutter contre la force écrasante de la magie stalinienne sur la révolution mondiale. C'est une absurdité défaitiste. L'une des caractéristiques de la magie est que son effet peut soudain s'estomper infiniment plus vite qu'il n'est apparu, s’évaporer comme un rêve, plus vite qu'un cauchemar. Et je ne dis pas ça pour la forme. J'ai moi-même assisté deux fois à ce genre de phénomène. La première fois lors du déclenchement de la révolution en 1917. N'oublions pas que la magie du pouvoir de la Russie tsariste et de sa police secrète, l'Okhrana, était surpuissante. Elle s'est construite au fil des siècles. Après trois jours de révolution, les policiers tsaristes ventrus et confiants fuyaient comme des rats qui quittent le navire. Je les observais et n'en croyais pas mes yeux. J’en ai vu plus encore : en septembre 1941, alors que j’ai voyagé une semaine durant en train, de Vologda en direction des steppes de la Volga, j'ai observé du wagon, pour la deuxième fois, le même phénomène d’évaporation de la magie - soviétique cette fois - qui disparaissait de chaque ville, de chaque bourg que nous traversions. A l’époque, Staline avait déjà envoyé au front la majeure partie des agents du NKVD. L'armée soviétique se rendait par millions aux Allemands. « L'Allemand ? Mais qu'il vienne ! », criaient les paysans. « Les hommes de notre village, trois cents gars, sont partis au front. Ils ont mis la croix autour du cou et tous vont se rendre », et de partout on entendait « à bas Staline ! ». Je revois encore le regard terrifié d'un agent du NKVD qui tremblait de peur, au milieu des recrues, en versant de l’eau bouillante dans son thé. Il avait les mêmes yeux que les policiers de l'Okhrana de 1917 qui avaient fui la foule. Il faut avoir vécu en Russie pour se rendre compte du bouleversement mental soudain que cela représentait. Ces gens haïssaient Staline, mais ils ne savaient pas ce qui les attendait : la cruauté criminelle, aveugle et l’extermination de millions de personnes seraient l'œuvre de ceux qu'ils accueillaient en sauveurs. A ce moment, Hitler a rendu à Staline le plus grand des services : il l’a sauvé.

Quel opportunisme, quel défaitisme que cette attitude d'Européens impuissants, comme celle de ce journaliste face à la magie ; elle se dissout déjà aujourd’hui, elle est déjà démasquée et dénoncée comme un simple charlatanisme, et pourtant elle continue à être servie toujours, avec cynisme, lors des congrès de Stockholm et des festivals de Berlin.

Cette magie ne s’effondrera définitivement que si l'Europe bâtit le concept pour lequel se battra ne serait-ce qu’une poignée d’hommes en Europe de l'Ouest et de l'Est. Une poignée d’hommes conscients que l'Europe doit être organisée en une fédération des nations libres, à partir de nouvelles bases, et que ces nouvelles bases exigeront de grands sacrifices de la part de tout le monde. La politique n’existe que si l’on est capable, les uns et les autres, de faire des sacrifices.

Alors que des torrents de lave se déversent sur le vieux continent, les vieillards essaient de sauver vieux meubles et coussins troués. Nous devons nous dire qu’il n’est plus question de nos vieux meubles, mais de quelque chose d'infiniment plus important : les vieux révisionnismes, les vieux nationalismes réchauffés ne peuvent être le point de départ de la reconstruction de l'Europe. De vagues platitudes sur l'humanité ne suffisent pas non plus. Michelet[5] a pleuré en voyant le drapeau de la jeune Allemagne à Paris. Aujourd'hui, une manifestation avec le drapeau de l'Europe ne suffit plus à nous faire verser des larmes de joie. Nous savons tous très bien qu'il est très difficile d'établir une entente entre les peuples d'Europe, et que plus on avance à l'Est, plus cela est dur, tant les frontières ressemblent à des plaies ouvertes.

Sorel[6] a dit des Balkans qu'ils étaient un panier de crabes. Quand une cuisinière porte les crabes pour les jeter un instant plus tard dans l'eau bouillante, ils sont encore en train de se battre entre eux, se coupent les pinces. Cette comparaison peut être valable pour l'ensemble de l'Europe de l'Est. Un expert en affaires européennes m'a dit qu'au-delà du rideau de fer, il existait encore trente-huit litiges frontaliers. Pour déplacer ces frontières de quelques kilomètres, des foules sont prêtes à tuer et à mourir, persuadées toujours que la vérité de l'histoire et la justice se trouvent de leur côté.

Seule peut garder l’optimisme la personne qui oppose aux mirages des charlatans soviétiques, de ces charlatans qui apportent l'esclavage et la mort, non pas l’image d’un panier de crabes, non pas le chaos européen où les nations se massacrent au nom de tel ou tel révisionnisme, mais le cadre d'une fédération européenne qui nous permettra enfin de nous décider de résoudre pacifiquement nos différends au nom des intérêts communs.

Comment allons-nous procéder ? La méthode européenne consistera à choisir un objectif et une orientation, puis à contrôler et à corriger notre action par la pratique. A faire un effort constant de mettre en œuvre la méthode de compromis, plutôt que d’une « planifications » rigide et abstraite imposée par le haut.

Pour que mon propos ne soit pas trop général, je voudrais énoncer trois postulats que, me semble-t-il, nous devons tous accepter.

Dans nombre de pays, les nationalistes ont fait croire que la coexistence sur une même terre de personnes de nationalités et de religions différentes était impossible, que la solution la plus simple - voire la meilleure, la seule - était de déplacer des gens par centaines de milliers, par millions, pour en former des masses nationales homogènes. Quand je regarde les Allemands déplacés de l'Est, je pense que leur sort est presque aussi tragique que celui des Polonais qui ont été chassés de leurs maisons et villages par Hitler, puis par Staline. Pour nous, les gens qui viennent de l’autre côté du rideau de fer, la question de déplacement forcé n'est pas une abstraction. Une énorme partie de la population de ces pays a péri comme esclaves dans les usines de guerre et dans les camps de travail, disséminés entre Vladivostok et Hambourg. Aujourd'hui encore, arrachés à tout ce qui leur est cher, ils meurent dans les camps soviétiques ou végètent sans espoir dans les vestiges des camps de l'IRO. Nous devons à présent admettre qu'il n'existe pas de pire crime historique que de déraciner les gens de force des lieux où ils vivaient depuis des générations, où se trouvent les tombes de leurs ancêtres, où ils ont vu grandir les tilleuls et les chênes de leur enfance.

Nous devons aussi penser à ceux qui, après avoir été déracinés de force et qui, après plusieurs années d'efforts désespérés, ont déjà recommencé s’enraciner dans la nouvelle terre et appris à aimer les nouveaux arbres et le nouveau ciel au-dessus de leur tête. Ces personnes ne peuvent pas non plus être condamnées à un autre déplacement forcé, cela reviendrait à condamner à mort nombre d'entre elles. Nous ne pouvons pas continuer ces méthodes qui transforment l'homme en un numéro, en un robot qui n’est destiné qu’à un travail d'esclave et aux manifestations de masse. Et cela au nom d’une fiction imposée qui raconte que nous ne pouvons vivre ensemble et aimer ensemble la même terre, comme si nos propres souvenirs et expériences ne démentaient pas sans cesse ces théories fictives.

Je tiens aussi à souligner un deuxième élément. La question d'une fédération européenne se heurte à un obstacle d’ordre psychologique. Quelle que soit la pureté de nos intentions, la main qu’une nation tend à une autre pour lui proposer une fédération peut rester suspendue en l’air. Certes, l'idée jagellonne, c’est à dire l'union de la Pologne avec la Lituanie, est pour les Polonais un modèle d'alliance du peuple libre avec un autre, lui aussi libre (même votre écrivain et éducateur Foerster[7] en parle avec enthousiasme), mais cette même union, pour les Lituaniens, est un exemple négatif qui montre qu’un pays risque d’assister à la dissolution de sa culture dans une autre, plus avancée. Les Lituaniens et les Ukrainiens se méfient fort des propositions fédératives tant polonaises que russes, ils les considèrent comme un impérialisme déguisé. Nous, Polonais, ressentons la même méfiance, qui s’explique par notre histoire, à l’endroit de l'impérialisme allemand et russe. Nous nous méfions grandement, et à juste titre, de Rapallo [il y est question du traité de 1922, et non pas celui de 1920][8] dont Walter Ulbricht a fait l'éloge lors de son interview à Berlin-Est, il y a quelques jours à peine, nous nous méfions aussi de ces rapides entretiens, comme celui entre Ribbentrop et Staline qui leur a permis de se mettre d'accord en quelques mots pour procéder au partage de la Pologne. Il en est de même dans d’autres pays des rives du Danube. Comment donc surmonter ces rancœurs ?

Il n’existe qu’une seule façon de surmonter ces méfiances : les questions litigieuses seront résolues seulement après que l’on fonde une fédération européenne, et elles seront résolues non pas selon les ambitions historiques de chaque nation, mais au nom des principes de la justice et de l’intérêt de l'ensemble européen, suivant l'équilibre économique et social qui doit s’installer entre différents membres de la fédération.

Je voudrais à présent aborder un troisième point et conclure ainsi mon intervention. J’ai donc essayé de démontrer l'absurdité de la thèse qui voit dans l'Elbe la frontière de l'Europe. Mais, ici, à Berlin, j'ai entendu une autre déclaration : la ligne Curzon, autrement dit la ligne Ribbentrop-Molotov, devrait être la frontière de fédération européenne. Tout ce qui s’étend au-delà n’est que l'affaire de l'URSS ou, comme disent certains, des « peuples de Russie » lesquels doivent décider sous quelle forme, entre eux, toujours entre eux, ils construiront leur avenir. Ces pays n'appartiennent-ils donc pas à l'Europe ? Peut-on remettre en cause l'européanité de l'Ukraine, par exemple ? Quand je dis cela, je ne songe absolument au démembrement de la Russie, mais nous aimerions entendre clairement la voix des Russes libres nous annonçant que ces peuples, qui font aujourd'hui partie de l'Union soviétique, ont le droit non seulement à leur autonomie, non seulement à se fédérer aux autres peuples de l'URSS, mais qu’ils seront libres de choisir comment, et avec qui, ils veulent se fédérer. Ce n'est pas une question intérieure russe, elle concerne l'ensemble de l'Europe avec laquelle les pays, comme précisément l'Ukraine, ont plus de liens historiques que ne le suppose l'Européen moyen. Ce problème est autant difficile et pénible pour un Russe que pour un Polonais, mais la position dans cette question sera la meilleure preuve de la bonne volonté fédérative, celle qui ne recule pas devant ce genre de sacrifices. 

Comme il est facile de parler des choses générales, de rêves élevés sur la fraternité des peuples, sans se prononcer sur les points concrets et névralgiques. Mais les vérités à demi élaborée et énoncée à demi reviennent toujours pour se venger. Il y a cent ans, un poète polonais majeur adresse, dans une de ses lettres, des reproches amers à ses compatriotes : « ...ils sont prêts à verser des torrents de sang, mais ne diront pas un mot de vérité »[9], un de ces mots qui peuvent froisser une quelconque opinion publique dans sa molle sensibilité. Ici, à Berlin, je ne me serais pas senti en droit d’aborder des sujets névralgiques, en ménageant des sensibilités fragiles. Parce que c'est à Berlin que j'ai rencontré des gens, et surtout des jeunes, qui se battent avec conséquence, n’ayant pas peur des menaces qui pèsent sur leur vie, non pas pour des idéaux nationalistes et révisionnistes, mais au nom de la communauté des Européens libres. Par les actions d’Hitler, Berlin était devenu, il n'y a pas si longtemps, pour des millions de personnes, le symbole de la détestable idée de « Herrenvolk »[10], du viol des nations par une autre nation, de l'homme par l'homme et, aujourd’hui, Berlin est la partie la plus menacée de l'Europe libre. Mais, grâce à sa posture combative, il peut devenir le symbole de la liberté.

 

[Sauf indication, les notes proviennent de l’anthologie : Zamiłowanie do spraw beznadziejnych. Ukraina w „Kulturze” 1947-2000 [La passion pour les causes désespérées. L’Ukraine dans Kultura] sous la rédaction de Bogumiła Berdychowska, éd. Institut Littéraire et Institut du Livre (Pologne), 2016]

 

 

[1] Margarete Buber-Neumann (1901-1989) : membre du parti communiste allemand à l’époque de la République de Weimar. Après l'arrivée d'Hitler au pouvoir en Allemagne, elle a subi des repressions en URSS, a été envoyée au Goulag de Karaganda, livrée ensuite au Troisième Reich en 1940 et transférée au camp de Ravensbrück. En 1949, elle a été le principal témoin de Viktor Kravchenko lors du procès que l’a opposé à la revue Lettres françaises (associée au Parti communiste) qui l'accusait d'avoir fabriqué des preuves sur l’existence des camps soviétiques de travail forcé.

[2] Mercure de France : revue française fondée par Jean Donneau de Visé. A l'origine, Mercure Galant, hebdomadaire apportant des nouvelles sur la production poétique. La première édition date de 1672 ; en 1724, le titre est devenu Mercure de France" ; pendant 20 ans dirigé par Jean-François de La Harpe, la revue diffusait les Lumières françaises.

[3] Les Temps Modernes, paraît en 1945. Dans la rédaction, à ses débuts : Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Maurice Merleau-Ponty, Albert Olivier et Jean Paulhan ; la revue a connu son apogée dans les années 1960.

[4] Organisation internationale des réfugiés (OIR) : existant entre 1946 et 1951, remplacée par le Haut commissariat pour les réfugiés.

[5] Jules Michelet (1798-1874) : historien, écrivain et philosophe français de l'époque romantique.

[6] Georges Eugène Sorel (1847-1922) : philosophe français, sociologue, d'abord partisan du syndicalisme, puis théoricien du syndicalisme national.

[7] Friedrich Wilhelm Foerster (1869-1966) : philosophe et éducateur allemand.

[8] Le traité de Rapallo du 16 avril 1922 (à ne pas confondre avec celui de 1920) est conclu entre la République allemande et la Russie soviétique. Parmi les dispositions majeures de ce traité figurent la renonciation réciproque aux revendications et indemnités de guerre de 1914-1918, le rétablissement des relations diplomatiques, ce qui terminait avec l’isolement de l’URSS. Ce traité-ci a permis de conclure, quelque mois plus tard, un accord de coopération militaire, contraire à l’esprit du Traité de Versailles, à savoir la fourniture d'armes et de munitions à l'Armée rouge, la participation de spécialistes et d’ingénieurs militaires allemands à l’essor de l'industrie de l'armement de l'URSS [n.d.t.]

[9] C. K. Norwid, à partir de l’édition polonaise « Pisma wszystkie ».

[10] Herrenvolk (all.) : race des seigneurs.

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