JURIJ SZERECH
Salle n° 101, Kultura, 1952, n° 5 (Iouri Cherekh)
Dans les universités occidentales, un cours magistral dure 45 minutes, avec quinze minutes de pause entre les cours. En URSS, un cours dure 50 minutes, la pause est de cinq minutes. Si l'amphithéâtre se trouve à un autre étage, on ne dispose pas de temps pour descendre et remonter, il vaut donc mieux rester sur place. A la fin de la sonnerie, il faut se trouver déjà dans la salle. Un jour, l'un de mes collègues russes d'université a dit que les professeurs sont des pozvonotchnyïe jivotnyïe ce qui signifie animaux vertébrés. Mais pozvonotchnyïe est dérivé à la fois de pozvonok, vertèbre, que de po zvonkou : après la sonnerie, suivant le son. Nous étions donc des animaux qui se déplaçaient à la suite d'une sonnerie. Par ailleurs, pour caractériser pleinement le scientifique soviétique, il faudrait plutôt le qualifier d'animal invertébré, c’est-à-dire privé de colonne vertébrale. Nous l’avions peut-être même pensé, mais personne ne l'a dit parce que cela constituerait un acte politique.
Quoi qu'il en soit, à partir du milieu des années trente, les enseignants universitaires sont devenus des animaux au double sens du terme. On avait été calculé que le système d'une seule sonnerie annonçant le début du cours est inapproprié, car il prive l'Etat des prolétaires de quelques secondes à chaque fois ce qui, multiplié par le nombre de cours et de toutes les universités existantes dans les Soviets, puis par le nombre d'étudiants, entraîne un vaste gaspillage dans la production des heures de travail. Pendant ce temps perdu, des dizaines de milliers de professionnels qualifiés dont l'Etat a tant besoin pourraient être formés, et ce système n'est donc pas seulement nuisible, on peut même le qualifier de « parasitage ». Par conséquent, il a été décidé que le début de chaque cours doit être annoncé par deux sonneries : à la première, tous les étudiants doivent se trouver à leur place et les professeurs se dirigent vers l'amphithéâtre, à la seconde, la porte s'ouvre, le professeur entre et commence son cours.
Peu de gens connaissent cette réalité qui ressemble à une anecdote, mais elle est véridique. A ce moment s’impose la question suivante : ce système a-t-il été conçu vraiment pour gagner du temps ou avait-il pour l’objectif un effet psychologique, celui de rationnaliser à l’extrême chaque détail de la vie universitaire pour que les gens aient en continu l'impression de n'être que les rouages d'une machine ? Il s’agit de la première hypothèse, même si elle semble la plus absurde. Les dirigeants de l'Union soviétique, Staline en tête, sont totalement dépourvus de sens de l'humour. C'est là leur force, mais cela peut aussi devenir leur faiblesse. Les Occidentaux n'ont pas su le comprendre et l'exploiter. Dans leur lutte contre des systèmes et des personnes privés de sens de l'humour, ils risquent un jour de perdre.
Le système des deux sonneries ou, si vous préférez, la symbolique des deux sonneries étendait à la vie universitaire des mesures prises par les syndicats, qui visaient à renforcer la discipline du travail. C'est à cette époque que sortent aussi des décrets sur la responsabilité judiciaire en cas de cagnardise et de retard dans les usines et les ateliers, tout comme d’autres textes sur l’attachement à son lieu de travail. Les mêmes décrets s'appliquaient aux universités. La particularité était que chaque cours était considéré comme un tout formellement établi, et c'est ainsi que le système à deux sonneries est né.
Etendre tout sur tout le monde est l'essence même du système soviétique. Une résolution sur les déviations idéologiques dans la musique doit être discutée par les musiciens, cela va de soi, mais aussi par les chimistes et les physiciens parce que tout ce qui sort de la centrale doit s'appliquer à tous. Après la publication des articles de Staline sur la linguistique, des revues de tous les domaines publiaient des introductions : Archéologie et discours du camarade Staline sur la linguistique, Géologie et discours du camarade Staline sur la linguistique, Médecine et discours du camarade Staline sur la linguistique. S'en étonner, c'est ne pas comprendre l'essence même du système soviétique. C'est le regarder avec les yeux d'Orwell.
Le roman 1984 d'Orwell présente l'histoire de l'arrestation et de la « repentance » de Winston Smith qui s'est mentalement rebellé contre la domination de Big Brother. L’histoire découle d’une totale incompréhension du système soviétique. Tout d'abord, Smith est soupçonné d'appartenir à une conspiration dirigée contre le gouvernement. Ce qui est complètement invraisemblable. Pour être arrêté, il n'est pas du tout nécessaire de lire des livres interdits ou d’enregistrer sur un phonographe caché ses déclarations sur son futur et intransigeant combat contre le système. Puis, dans les cachots et les cellules du NKVD - le ministère de l'Amour - on contraint Smith, en utilisant des méthodes adaptées individuellement à son cas, à la repentance et à la décomposition intérieure. Ce qui est tout aussi improbable. Les méthodes du NKVD ne sont jamais individualisées. Il ne dépend de l’individu que de se soumettre ou pas, et à quelle phase de la torture. Mais l'ordre des tortures et même le type d'accusations sont toujours les mêmes. La chose la plus effrayante dans le ministère de l'Amour d'Orwell est la Salle numéro 101. C'est une pièce vide où rien n’est installé de façon permanente. On l’arrange en fonction du caractère de l'individu. Mais, à chaque fois, on l’arrange afin qu’il y vive la pire des choses, pour lui.
La pire chose au monde, discourt O’Brien, le théoricien en chef pour la conversion des hérétiques, diffère à chaque fois selon l’individu. On peut l’enterrer vivant, le brûler sur un bûcher, le noyer, l’empaler ou faire l’usage d’une cinquante d’autres types de mort. Il y a des cas où la mort est parfaitement ordinaire, pas du tout horrible.
Or, un tel raisonnement relève de la plus grande improbabilité. La Salle 101 de ce genre n'existe pas, elle ne peut exister. L'essence du système, tant en URSS que dans l’ancienne Russie sous une forme bien moins parfaite, réside précisément dans l'absence d'approche individuelle, dans le fait de traiter tout le monde de manière mécanique, comme des êtres sans différence ni personnalité. L’image littéraire de ce système est présentée, dans sa forme aboutie, dans le poème de Taras Chevtchenko « Le Rêve » qui présente une suite de « coups dans la tronche », initiée par le haut de la hiérarchie.
Je regarde : le tsar approche et vlan !
Il frappe à la gueule
le plus âgé. Et le pauvret
se pourlèche les joues, et
vlan ! dans l’estomac du plus jeune
qui se recroqueville
et frappe un autre,
d’un coup de cornes entre les yeux.
Qui, à son tour, gifle un plus petit,
Lequel s’en prend au plus petit encore,
jusqu’au plus menu d’entre tous...
Ces remarques d'ordre général et les analogies littéraires peuvent sembler superflues, mais elles nous conduisent directement au sujet principal : la politique soviétique à l'égard de la science et des scientifiques. C'est peut-être un paradoxe, mais cela correspond bien à la réalité : cette politique n'existe pas. Il n’existe que l’application mécanique de la ligne nationale à tous les aspects de la vie. Quelques particularités dans le domaine de la science ne résultent pas d'une politique spéciale, mais du fait de la rencontre avec l’humain, un élément somme toute assez particulier.
Il n'est pas toujours facile d'adapter une politique généralement acceptée à la vie universitaire. Prenons l'exemple de la rivalité des travailleurs dans le monde socialiste. Dans les usines, les ateliers, les kolkhozes, sa signification est claire et compréhensible. L'ouvrier est censé augmenter la production, veiller à sa qualité et économiser les machines. Mais à l'université ? Qu’entend-on par l'expression « la plus grande production possible » pour un professeur ? Le nombre plus ou moins important d’étudiants et de professionnels diplômés ne dépend pas de lui. Que signifie la bonne qualité ? A l’aide de quelle échelle évaluer le niveau des cours ? « Economiser les machines ? » Doit-il rivaliser avec son collègue pour économiser de la craie ou maintenir intacte la surface du tableau noir ? Mais, à chaque nouveau semestre, tout maître de conférences, professeur ou professeur associé doit signer l’engagement individuel de s’engager dans la rivalité socialiste avec l'un de ses collègues.
Les travailleurs soviétiques détestent la « rivalité socialiste" » parce qu'elle les oblige à user au travail toutes leurs forces. Les travailleurs universitaires détestent la « la rivalité socialiste » parce qu'elle n'a pas le moindre sens dans ces conditions, parce qu'il faut souvent se casser la tête pour savoir quoi écrire dans le compte-rendu pour que son contenu ne ressemble pas à une moquerie. Mais le système n'a aucun sens de l'humour et, à chaque nouveau semestre, la comédie recommence, très sérieusement : l'organisation professionnelle déclare, sous l'ovation générale, que cent pour cent des professeurs participent à la course au travail socialiste, après quoi ces données sont transmises aux districts et, de là, aux capitales des républiques, puis à Moscou. Le seul effet pratique est la sensation de s’être craché soi-même à la figure car, en fin de compte, même en URSS, faire des choses absurdes tout en étant conscient de leur inutilité équivaut à un crachat dans sa propre figure. D'ailleurs, l'effet produit par le système des deux sonneries n'aboutit-il pas à la même chose ? L’URSS est le système des deux sonneries à vie. Voici le véritable secret de la Salle 101.
Il en va de même pour les professeurs d'université qui sont toujours en liberté, ou plutôt, pardonnez-moi, ceux qui n'ont pas encore été arrêtés. Des règles identiques sont également appliquées à ceux qui ont déjà été arrêtés.... Un professeur de littérature ukrainienne m'a raconté que lors de son interrogatoire au NKVD, on lui a dit ce qui suit : « Nous savons que vous êtes un nationaliste ukrainien. Nous savons, par exemple, que vous avez passé sous silence l'œuvre révolutionnaire, démocratique de Chevtchenko, tout en présentant positivement l'œuvre bourgeoise-nationaliste de Koulich... » Le professeur a dû céder. L'ironie de la chose, c'est que ce chercheur n'avait jamais donné de cours sur Chevtchenko ou Koulich. L'enquêteur a peut-être confondu l'ordre des accusations destinées aux professeurs de littérature. Mais il est plus probable que l'on ait supposé a priori que tous ceux qui donnaient des cours dans les domaines ukrainiens devaient être nationalistes tandis que tous les nationalistes devaient faire l'éloge de Koulich, et ne rien dire sur Chevtchenko parce que Khvylovy[1] avait procédé de la sorte.
Dans ce cas, comme dans tous les autres, l’enquêteur du NKVD ne s’est nullement penché sur les traits individuels de la personne faisant l'objet de son enquête. Il s'agissait simplement de l'inscrire dans l'une des catégories que le quartier général lui avait envoyées. La personne était donc de manière automatique incluse dans la chaîne de « coups dans la gueule », et « repasse-la à l’autre », et les affaires allaient bien.
On pense souvent - et Orwell le pense aussi - qu'il n'y a pas de liberté de pensée en URSS. Dans le roman d'Orwell, l'enquêteur O'Brien exige du détenu qu'il reconnaisse que la justice est du côté de Big Brother et de son système, et aussi qu'il y croie. C’est parfaitement absurde. En réalité, personne en URSS ne se soucie de ce que pensent les gens, et personne n'a aucune intention de les convaincre. Le système sur lequel repose la propagande soviétique restera incompréhensible à celui qui pense que, à l’intérieur de ses frontières, il souhaite convaincre quiconque, lui suggérer quoi que ce soit. L'essentiel est d'apprendre aux gens ce qu’ils doivent dire et comment. C'est la seule chose qui importe. Que l'individu ne garde pas le silence et dise ce qu’il faut. Ce qu'il pense à ce moment est son affaire personnelle, tout le monde s'en moque. Pour cette raison, au moment même où les cadavres des morts de faim gisaient dans les rues, on hurlait à la radio que la vie était belle et prospère. Pour cette raison aussi, alors que l'armée allemande était à six kilomètres de Kiev, les communiqués de l'état-major racontaient que les combats acharnés se déroulaient « dans la direction de Zviahelski (Novgorod-Volynski) ». De votre fenêtre, dans la rue, vous voyiez des cadavres enflés, mais vous deviez parler en même temps d'une vie joyeuse et prospère. De votre appartement de Kiev, vous entendiez les crépitements des fusils automatiques en train de tirer, mais, à votre ami qui est passé vous voir, vous deviez dire que, Dieu soit loué, l'Armée rouge a repoussé les Allemands « dans la direction de Zviahelsky », et que le pied d'un seul soldat allemand ne foulerait jamais le sol de Kiev. Mais pour ce qui est de penser, faites comme vous voulez. La pensée est libre.
C’est une autre affaire de savoir comment on peut constamment vivre sous le poids d'un double système qui oblige, à chaque moment, de séparer sa pensée de ses paroles et de sa conduite. A chaque instant concret, à l'état de veille et de sommeil. Parce qu'il ne faut pas que cette pensée se manifeste en paroles ou en actes. Une pensée de loup. Et, d'autre part, il est tout autant difficile de préserver sa pensée de l'influence de ses paroles et actes. C'est ici, et seulement ici, que la propagande soviétique commence à influer sur l'âme : la propagande ne convainc pas l'homme, mais le divise en deux moitiés, puis - malgré lui, plus tard - le duel entre ces moitiés commence. La pratique des interrogatoires dans les prisons soviétiques a donné naissance à l’expression : rozkalolsia – qui veut dire scindé, fendu. Il s'est fendu signifie que le prisonnier a avoué tout ce que l'enquêteur exigeait qu’il avoue, peu importe si cela correspondait ou non à la réalité. Cette expression particulière va plus qu'on ne le pense : elle ne concerne plus les prisonniers, mais aussi les citoyens « libres ».
Elle s'applique au plus haut point aux scientifiques, pour cette raison simple que leur travail exige d’être exprimé par la parole. L'ouvrier, le travailleur du kolkhoze doit avant tout travailler, faire un travail manuel, physique. Eux aussi doivent parler bien entendu, mais seulement lors de réunions, de rassemblements, d'heures d'éducation politique - il y en a beaucoup - mais après tout, pendant les huit heures de travail, ils peuvent se taire, de même que pendant les huit heures de sommeil. Le temps de parole d'un chercheur est bien plus important, de même que la responsabilité de sa parole. D'où le grand nombre de ruptures psychiques. Pourtant, je me souviens d’un vieux professeur, né avant la révolution, qui m’a dit ceci : « Si vous entraînez un lièvre comme il faut, il apprendra même à frotter des allumettes ». L'histoire du chercheur soviétique, entre 1917 et 1937, est précisément celle du « lièvre ». Ce type d’étude était bien plus ardu à mener en dehors de la République soviétique de Russie, parce que, par exemple en Ukraine, le programme prévoyait qu’on renonce à la fois à sa personnalité, mais aussi à sa nation, ce qu’on n’exigeait à personne à Moscou ni à Leningrad. Tourgueniev s'en est moqué en ces termes : « Quelques-uns de nos gaillards ont même inventé la science proprement russe : ce que deux fois deux donnent quatre aussi mais, disent-ils, ce quatre chez nous a comme de la fantaisie de plus ! », et ça devait être répété par les représentants des pays non-russes, et même ennemis. Mais il n’en reste pas moins que tous les scientifiques modernes sont passés par des études de « lièvre ». Ils ont tous appris à frotter des allumettes, suivant la consigne des entraîneurs.
Non, il n’est pas dans mes intentions de leur jeter la pierre. Que celui qui n’a pas péché le fasse. Je ne sais pas qui a été puni avec plus de sévérité : ceux qui ont renoncé à leurs études de « lièvre », refusé l’humiliation et qui le paient dans des camps de travaux forcés, ou ceux qui, aujourd'hui, appartiennent à la classe privilégiée, qui ont reçu des médailles et ont même droit dans leur appartement à une chambre de plus pour travailler. Le jeu de mot sur les animaux vertébrés recèle une double vérité : celle sur l'entraînement à l’aide de sonneries, mais aussi l'autre sur « zyvotnyïe » qui veut dire animaux. Il n’y a là rien d'autre que la transformation de l'homme en animal, une totale désindividuation. C’est donc un animal qui pense, qui se rend compte qu'il est un animal et sait qu’il ne peut cesser de l’être ! Eh oui, jeter la pierre est facile, mais il vaut mieux réfléchir avant de le faire...
L'histoire des études à la manière de « lièvre », que l’on applique aux chercheurs de l'Ukraine soviétique, pourrait remplir un épais volume. Ces études se divisent en plusieurs étapes, en plusieurs classes. D’abord, les gens ne remarquent même pas qu’on les avait fait assoir sur un banc d'école, ils se sentent encore libres.
Revenons aux années 1920. L'Ukraine semblait ukrainienne, et la science ukrainienne se développait selon ses propres lois. Après son déclin au XVIIIe siècle, elle a recommencé à évoluer sous l’influence de grandes individualités et, à partir du milieu du XIXe siècle, elle a fait son entrée, dans notre époque de la science, grâce aux écoles, fait décisif pour la simple existence de la science. Dans les écoles, l'expérience et la tradition accumulées d’une génération à l’autre sont transmises aux étudiants par les professeurs, ce qui assure le succès des rebellions et des révolutions de ces mêmes étudiants contre leurs professeurs. Evoquons à titre d’exemple, l'école de V. Antonovytch - M. Khrouchevsky en histoire, de Potebnia[2] en linguistique, de Peretz[3] en histoire littéraire, de Metchnikov[4] en médecine... De véritables bases des mouvements scientifiques d’un niveau supérieur y ont été construites, celle d'une académie scientifique notamment. Bien que les circonstances politiques aient retardé sa création, au moment où la révolution avait balayé les obstacles extérieurs et l'ouverture de l'Académie ukrainienne des sciences a eu lieu à Kiev, le 14 novembre 1918, c’était, en dépit de délais trop courts, un événement important, juste.
La maturité et le niveau d'une véritable science s'expriment avant tout par son objectivité et par le fait qu'elle se développe selon sa propre logique, indépendamment des tâches pratiques ou politiques que l’exigence du moment présent est toujours prête à lui imposer. La science ukrainienne de cette époque a clairement démontré sa totale souveraineté. Bien entendu, il y avait parfois du provincialisme, et les combats contre les moulins à vent ne manquaient pas, par exemple pour prouver que les Ukrainiens sont une nation, et même la première nation du monde slave, qu'ils sont les seuls héritiers légitimes des proto-Slaves, qu'aucun Germain - Goth ou Varègue – ne s’est introduit dans l'histoire de la nation ukrainienne, que la langue ukrainienne a les plus belles sonorités au monde, et ainsi de suite. Le lecteur polonais n’a pas besoin qu’on multiplie à son usage de tels exemples, l'histoire de la science polonaise n’en manque pas d’analogues. Mais il faut souligner que, à l'époque, ces manifestations étaient secondaires et restaient sans influence sur le sens du développement de la véritable science. Celle-ci était prise dans l’enthousiasme d’affirmer l'existence nationale par l’étude objective de la vérité, et non pas par l’arbitraire de ses analyses. Je me limiterai à un seul exemple dans le domaine de la linguistique. V. Khantsov[5] et O. Kourylo[6] ont proposé une nouvelle hypothèse de la genèse du langage ukrainien. Contrairement aux anciennes théories sur l'origine proto-slave et sur la pureté slave absolue de la langue ukrainienne, ils sont parvenus à la conclusion que, justement, elle n’est pas primaire, qu’elle est née de la fusion de deux groupes dialectaux à l’origine distincts, le premier étant proche de la langue biélorusse et le second probablement de la langue polonaise (notons par ailleurs que c'est le chercheur polonais W. Kuraszkiewicz[7] qui, avec le plus de vigueur, contrecarrait cette hypothèse). Je ne discute pas ici sa validité, mais je la cite pour illustrer l'indépendance de la science ukrainienne de ces années par rapport aux diktats politico-patriotiques, j’illustre sa souveraineté qui était patente dans des études de haut niveau, celles qui ont déterminé la direction de la recherche à cette période.
Sur le plan thématique aussi, la science ukrainienne dépassait largement les limites de la recherche sur l’Ukraine, incluant, dans ses disciplines, surtout dans les sciences humaines, à la fois l’Occident (la série spéciale « Zbirnyky zakhodoznavstva ») et l’Orient : Iran, Arabie, Turquie, et tous ces pays que Khvylovy avait qualifiés de « compagnons du destin commun », pour qui la Russie représentait la même menace réelle.
L'Académie ukrainienne des sciences avait été créée avant que les Soviétiques ne prennent le contrôle de l'Ukraine, après, elle n’a plus bénéficié d’aucune de leurs aides. Les mémoires écrits par le personnel de l'Académie parlent d’un travail dans des pièces exiguës, non chauffées, de la vie à la limite de la faim, d'un manque de fonds pour les besoins personnels et scientifiques les plus élémentaires, d'un labeur acharné, enthousiaste et de regards brûlants, de la création de grandes bibliothèques, des musées, de la rédaction des centaines d'articles scientifiques, et ce dans tous les domaines, depuis les études arabes à l'ophtalmologie, depuis la théorie de la résistance des matériaux à la numismatique et à l'ethnographie. Les activités de l'Académie ont atteint leur apogée entre 1927 et 1929, et c'est à cette même époque qu’on assemble les preuves qui serviront par la suite à sa destruction. Pour anéantir l'Académie, il fallait d'abord préparer les cadres capables d’envahir et de contrôler sa direction. Ce dernier point était assez facile à réaliser, il suffisait d'organiser des « élections » de nouveaux académiciens parmi ceux qui s’étaient éloignés de la science mais rapprochés du parti communiste. Un homme type, comme le maréchal Rokossovsky, a été employé pour la première fois non pas à Varsovie, ni dans l'armée polonaise. L'Académie ukrainienne des sciences avait eu ses Rokossovsky aussi.
Il va sans dire que, suivant d’anciennes habitudes, cette politique a eu pour prétexte le plan d’aide à l'Académie. Elle est devenue une institution officielle, elle a reçu des locaux dans de nouveaux bâtiments, son budget a été décuplé. Chez les Soviétiques, la terreur est inséparable de la corruption, une médaille a deux faces, et le vieil adage sur le tonneau des Danaïdes se confirme jour après jour.
Pour ce qui est de cadres scientifiques communistes « sûrs » et « loyaux », ils ont eux aussi été plus ou moins prêts à agir de la fin des années vingt. Ils avaient été éduqués dans les amphithéâtres des anciennes universités qu’on nommait auparavant Académies libres, puis dans les Instituts d'éducation populaire.
Les universités de l'ancien type étaient un phénomène que les nouvelles autorités ne comprenaient pas, les tenant pour hostiles. La théologie ? Le sanskrit ? La grammaire comparée ? À quoi ça sert ? Les étudiants qui s’en occupent sont les « mains blanches » qui fuient le travail physique. Les diplômes, les examens - des gadgets que la bourgeoisie emploie pour maintenir son pouvoir. Ouvrons les portes de ces institutions à tout le monde, laissons les ouvriers et les paysans pénétrer dans les amphithéâtres, qu’ils y apportent de la vigueur, la vie simple et nouvelle, parce que tout était, ou devait être, nouveau. S'ils ne comprennent pas ce que disent leurs professeurs, ce n'est pas de leur faute, assez de discours creux sur la nécessité d’apprendre, les professeurs doivent s'adapter à leur nouveau public, et s’ils ne le font pas, nous disposons de la terreur rouge pour les y convaincre !
Les Académies libres n'ont pas duré longtemps, à peine un an ou deux, pendant la romantique période révolutionnaire. Elles ont été rapidement remplacées par des Instituts d'éducation populaire, où tout est subordonné à la tâche pratique, celle de préparer le personnel enseignant des écoles. Et comme on ne peut faire confiance aux professeurs, les cours magistraux ont été pratiquement supprimés et remplacés par les « laboratoire » : les étudiants reçoivent des sujets, les étudient à l'Institut (en aucun cas à la maison) à des heures strictes, puis ils lisent leur travail lors des réunions. Le rôle du professeur se résume à répondre aux questions, pour éclaircir certains points, puis à faire un résumé. Le public est trié sur le volet selon la clé politique, suivant les recommandations syndicales ; les candidats à la recherche sont recommandés par le Parti. Il fallait faire l’usage des professeurs, mais ne pas leur faire confiance ni se fier à leur enseignement.
Pour les professeurs, cela constituait en soi une école, la classe préparatoire pour leur diplôme de baccalauréat. Ce n’était plus le professeur qui décidait, mais son étudiant. Le sort du professeur dépendait ainsi de l'attitude des étudiants. Quant à ceux-ci, lorsqu’ils se trouvaient en masse, ils se comportaient tout à fait différemment que par le passé ; ils ne comprenaient pas leurs professeurs, les approchaient avec méfiance, voire avec haine. (L'intelligentsia bourgeoise, disait Lénine, doit être exploitée ; ce qui veut dire rejetée après l’avoir usée). Entre eux, les professeurs racontaient encore des anecdotes sur l'abrutissement de leurs étudiants, mais les graines de la peur avaient déjà germé dans leurs âmes. Il faut noter toutefois que, pendant ces années, la menace et la surveillance du personnel, sous prétexte de son incompétence, s'appliquaient seulement au travail pédagogique, et non à la recherche strictement académique. Mais on élevait déjà la nouvelle génération de chercheurs « prolétariens » pour qu’ils exercent aussi dans le domaine de la recherche scientifique. Le temps de la classe préparatoire prenait fin, les vraies études allaient commencer.
Voilà que, à la fin des années 1920 et début des années 1930, on libère les « scientifiques prolétariens » qui s’attaquent à des chercheurs plus âgés. Les jeunes proviennent de la première promotion qui avait suivi « le cursus de lièvre », sous le signe de la pureté idéologique marxiste-léniniste dans la science. La méthode était la suivante : comparer tout travail de recherche avec des citations des classiques du marxisme. Ce qui était le plus répugnant, c'était que personne n'osait se taire. Lors des « assemblées de l'autocritique », tous les participants devaient prendre la parole, ainsi que tous les amis du critiqué. Ensuite, c'est le critiqué lui-même qui s'exprimait. Il ne suffisait pas d'admettre ses erreurs, on exigeait de cette personne de « montrer ses racines méthodologiques », ce qui signifiait qu’on se déclarait soi-même, en public, être l’agent de la bourgeoisie dans la science, un parasite involontaire, il fallait aussi affirmer que tous les travaux passés n'avaient aucune valeur scientifique, puis promettre, solennellement, de « reconstruire » sa personne. Mais voilà, cette autocritique était toujours insuffisante, les disciples d'hier continuaient à lancer accusations et menaces, le mécanisme une fois enclenché s'emballait. La presse se mettait à publier de nouvelles informations compromettantes, les agents du NKVD faisaient irruption, de nuit, dans les appartements, l’un après l’autre les chercheurs disparaissent sans laisser de traces, leurs proches étaient chassés de leur poste et de leur appartement, et l’autocritique devait continuer sans relâche, sans pause. Personne n'osait se taire, le silence était pire que les discours ouverts contre le système, pas meilleur en tout cas pas.
Les accusations étaient pour la plupart de niveau primaire et frôlaient l’analphabétisme. La revue du Comité central du Parti ukrainien, « Komunista », a accusé un linguiste d’être nationaliste ukrainien au motif que ce dernier avait osé écrire que les diphtongues de l'Ukraine du Nord sont d'une origine différente de celles de Riazan en Russie. Comment peut-on oser parler d’une chose différente en Ukraine de celle qui existe en Russie ? L'accusation était d’autant plus ridicule que tout étudiant de linguistique savait que ces diphtongues sont en effet d'origine différente, et toute personne normale pouvait clairement constater qu'il n'y avait pas la moindre once de nationalisme ukrainien dans cette affirmation. Mais c'était plus ou moins le niveau de toutes les accusations, et le plus grand drame des scientifiques était peut-être que c'étaient précisément ces accusations qui étaient reconnues et devaient faire l'objet d'une repentance. Les personnes qui croyaient en la science ont commencé à apprendre qu'il n'y avait pas de science objective, mais seulement des directives émanant du siège, et que c’étaient, elles, la vérité. Aujourd'hui, on a envie d’éclater de rire en relisant les transcriptions des réunions où les universitaires de l’époque procédaient aux « autocritiques » et les œuvres littéraires décrivant ce processus, comme les Cadres d'Ivan Mykytenko[8], une pièce dans laquelle un ouvrier agricole fait leçon aux professeurs, en leur inculquant son « esprit prolétarien en bonne santé », ou la Peur d'Afinogenov, un drame dont le titre n'a rien d’anodin. Mais à l'époque, personne n’en riait du tout, et la science en a perdu plus d’un, les uns développaient une maladie mentale, d’autres l’alcoolisme et la schizophrénie. Car il n'est pas facile de se cracher soi-même à la figure, ni conduire sur le chemin du Golgotha ses propres amis et ses professeurs bienaimés.
Vers 1933, le travail fut accompli. Les jeunes recrues soviétiques de la science occupaient tous les postes de direction alors que les anciens qui avaient perduré s'accrochaient aux nouveaux cadres, dans le rôle de conseillers qu’une peur constante contrôlait, des conseillers à qui par ailleurs l'on demandait rarement leur avis et que l'on écoutait encore moins, tout en leur faisant sans cesse comprendre que leur survie n’était que malentendu, et que – ce qui va de soi – la situation n’allait pas durer. Ce sont les années du plus grand déclin de la science en Union soviétique. Les étudiants des universités soviétiques mûrissaient vite, obtenant le diplôme à vocation pratique, ils ne savaient pas grand-chose mais menaient des carrières légères, en dehors de la science, et tout en occupant des postes de direction, ils ne faisaient que veiller à ne pas s’écarter de l'orthodoxie.
Par miracle, la littérature soviétique a pu parfois refléter cet état et ces processus, par exemple la pièce Solo à la flûte d'Ivan Mykytenko qui en est le miroir. Elle conte l’histoire d'un carriériste d’un institut de recherche scientifique, qui n'a nul besoin d'étudier, il doit seulement découvrir les cordes faibles d’un éminent communiste dont dépend sa carrière, il doit y jouer, et c'est ainsi que naît ce « solo à la flûte » qui ne concerne que deux individus et ouvre une large voie à une personne passée maître de ce genre musical. La pièce, à la suite d'un malentendu, a été même montée, elle a provoqué un énorme scandale et, après quelques représentations, on l’avait retirée et interdite tandis que l'étoile du « dramaturge prolétarien », fournisseur officiel de pièces sur les dernières résolutions du Parti, s’est mise à décliner rapidement. Son ouvrage reste cependant un document probant de cette époque où parvenus et carriéristes imposaient aux scientifiques leur loi.
Mais comme la maladresse de ces nouveaux cadres n'avait d'égale que leur carriérisme, cette situation ne pouvait perdurer ; il a fallu s'en occuper si l'on voulait que la science se développe, d'autant plus que les « lièvres » ont déjà appris à manier des allumettes. Au cours de l’année 1937, on les a presque tous supprimés ; ils avaient fait leur temps, on n'avait plus besoin d'eux et, comme dans le système soviétique, un renvoi ordinaire n’existe pas, ils devaient disparaître, aussi ces califes d’un jour ont-ils disparu à leur tour.
Puis les universités ont été rénovées en Ukraine, la confiance en de vieux scientifiques survivants a été proclamée, et on s’est mis à leur accorder des faveurs, à les soudoyer avec prix, primes, médailles et privilèges à vie. On n’avait plus besoin de faire de grands efforts pour les maintenir dans l'humilité. Il suffisait d’une réunion du personnel où chacun pouvait critiquer et accuser, il suffisait d’une dénonciation dans la presse universitaire ou le journal mural, d’une visite surprise d’un contrôleur-doyen durant le cours (en URSS, les doyens ne sont pas élus mais nommés), il suffisait d’envoyer une sténographe aux cours, ce qui entraînait un débat ultérieur à propos de ce cours : suit-il d’assez près l’orthodoxie idéologique, correspond-il aux programmes ? - et ajoutons que tous les programmes d’étude proviennent de la centrale de Moscou. Les déviations idéologiques étaient rares, les académiciens avaient tout aussi peur que les contrôleurs et se surveillaient eux-mêmes. Les allumettes brûlaient exactement selon le programme et le plan. La science se développait selon le plan, les chercheurs servaient le régime, à la fois par peur et par conviction. Vive le camarade Staline, le plus grand scientifique de l'Union soviétique et du monde entier ! Vive la grande science russe !
Non, il n'y avait aucune approche individuelle des scientifiques en Union soviétique. Il n'existait aucune « salle 101 », où chacun recevait une punition et une rééducation adaptées à son caractère. On ne s’efforçait pas de refuser aux gens le droit de penser. Il existait en revanche un ensemble de méthodes qui visaient à faire comprendre aux gens ce qu'il fallait dire et comment se comporter à tout moment. Cela suffisait tout à fait. L'Union soviétique dans son ensemble était la Salle 101 : tout, pour tout le monde était pareil, et c'était cela le plus terrible.
Pourtant, un élément victorieux, qui indique la porte de sortie future du système, existe parce que la destruction totale de l'individualité a échoué. Dans la vie sociale, ce ne sont pas seulement les valeurs absolues qui décident, mais aussi la structure de relations entre ces valeurs. Le système a forcé les universitaires à accepter ses valeurs absolues, mais il n'a pas réussi - et aucun système au monde n'y parviendra jamais - à imposer l’attitude face aux valeurs. Il s'est avéré que les professeurs pouvaient citer Lénine et Staline, parler en suivant strictement le programme imposé par Moscou, et pourtant des impondérables continuaient d’exister, de s’imposer, et aucune transcription ne pouvait les enregistrer, aucun doyen critiquer, mais que chaque étudiant les ressentait. Il s'est avéré que, dans les limites des phrases officiellement admises, il y a des nuances impossibles à définir qui prouvent pourtant clairement l'honnêteté ou la malhonnêteté du professeur, sa personnalité ou son manque de personnalité (autrement dit, sa viscosité). Il s'est donc avéré que les étudiants le comprennent inconsciemment et que c'est sur cette base que se développe l'autorité personnelle de certains professeurs et le mépris pour la viscosité d’autres. Les nuances changent. Telle ou telle année, il suffit de citer Staline et dire trois phrases contre les « nationalistes bourgeois ». Si le professeur ne les prononce pas, la suspicion des étudiants s’éveillent et ils ne croiront plus leur enseignant, ils peuvent même penser que celui-ci essaie de tester leur assiduité, que c'est dangereux et qu'ils doivent s’en prémunir. Si le professeur en fait trop, cela signifie qu'il veut faire de la lèche, qu'il est méchant, qu'il manque de personnalité, et les étudiants le mépriseront. Mais l'année suivante, les proportions peuvent changer. Personne ne les fixe, personne ne pourrait les formuler, mais elles existent, tout le monde les ressent, elles flottent dans l'air et sont la vie même.
Voici ce qu’en dit Goethe:
Es ist doch lange hergebracht,
das in der grossen Welt
man kleine Welte macht[9].
Ces petits mondes, barricadés de l'extérieur et peints de couleurs de camouflage, voilà le lieu de salut de l'homme soviétique. C’est là où l’on emmagasine la culture de la nation, là où l’on préserve l'individuel. Rien d’étonnant à cela. Ce qui l’est en revanche, c'est que ces petits mondes, repliés sur eux-mêmes, privés de la moindre possibilité de contact ou de communication, sentent pourtant les uns les autres leur existence et vivent non seulement par eux-mêmes mais en équipe, communiquent dans le langage de l'inconscient et savent que, en parallèle, les mêmes phénomènes se produisent en eux. Ces impondérables qu'un observateur extérieur ne puit saisir servent de fondement à toute la vie, et grâce à eux, contre la planification et la phraséologie officielle, contre les incitations officielles, les privilèges et les récompenses, la science soviétique se développe en dépit d’énormes obstacle et, parfois, au milieu de l’amoncellement de déchets bureaucratiques, jaillissent la lumière d'une véritable réussite scientifique et le pathos d’une authentique découverte. Non seulement dans la technologie ou la médecine, mais aussi en sciences humaines. Les réalisations indéniables de l'archéologie soviétique, même de la linguistique bien que tant de domaines aient tout simplement été fermés au chercheur, surtout pour ce qui concerne la vie des peuples de l'URSS, à l'exception des Russes et de leur influence réelle ou prétendue. Un autre obstacle barbare est l'interdiction de mentionner le nom des savants qui ont subi des répressions - et il y en a des milliers ! - ce qui fait rompre la continuité et, en fin de compte, l'honnêteté, puisqu'il est courant de s'attribuer les découvertes de ces disparus.
Je ne veux pas dire là que les universitaires de l'Union soviétique entretiennent, dans leurs petits mondes intérieurs, une alliance imperceptible mais réelle, une opposition consciente et réfléchie au système soviétique. Ce serait une simplification excessive. Ils ont trop fusionné avec ce système. On leur a trop longtemps appris à frotter des allumettes selon les programmes de Moscou. Ils ont eu assez de privilégiés et de récompensés. Ils ont été depuis un bon moment radicalement coupés de la vie, y compris de la vie scientifique occidentale ; il est donc peu probable qu'ils s'y sentent chez eux, cela nécessiterait une rééducation à grande échelle. L'esclavage a ses douceurs, et l'universalisme des méthodes de la Salle 101, qui s’appliquent aux régions allant des îles Kouriles à l'Elbe, impressionne certains individus précisément par cet aspect universel. Non, il y a peu d'ennemis conscients et conséquents du système parmi les scientifiques de l'URSS. La désintégration, que ce système a causée, est plus profonde chez eux qu’au sein d’autres groupes de population. Il y a plus d’opposition parmi les savants non-Russes, simplement parce qu’ils sont reliés à la culture de leur nation, mais cela ne signifie pas qu'ils constituent une majorité.
C'est peut-être le point le plus important : en Union soviétique, on n'a pas le droit de conserver sa dignité de savant, les chercheurs doivent faire à chaque instant attention qu’un membre analphabète du Parti n'annule leur conception d’un simple revers de main, ils doivent répéter sur commande tout idiotie promulguée par Staline, comme celle selon laquelle la langue littéraire russe s'est développée à partir du dialecte koursk-orlov, alors que tout le monde sait que c’est le dialecte moscovite qui y a servi de base. Dans les travaux des universitaires soviétiques, on annonce que c’est Staline par son génie qui a découvert les liens entre langues slaves. Il ne s’agit pas là d’une plaisanterie, mais d’une affirmation qui figure à la page 208 du livre de V. Mavrodin[10], La fondation de l’Etat russe, publié en 1951 par l’Université publique de Léningrad Jdanov (ce qui est aussi une moquerie : pourquoi donner le nom de Jdanov à une université alors que ce dernier n'a jamais rien eu à voir avec la science ?) Et un scientifique privé de respect de soi et, surtout, de respect de la science, peut-il être un vrai chercheur ?
Or, dans l’universelle Salle 101, la préservation de son petit monde constitue la plus forte des oppositions. Cela peut être une pensée, un sentiment, même ténus, mais à soi-même, indépendants du système. Là Orwell avait raison lorsqu'il écrivait : « Si vous aimez quelqu'un, aimez-le, et si vous ne pouvez rien lui offrir, donnez-lui votre amour ». Transposons cela de la sphère personnelle à la créativité - car la science est d'abord la créativité - et nous verrons que rester indépendant dans son petit monde, est rester humain, éviter de se muer entièrement en un animal privé de vertèbres. Mais la seule chose qui fait très mal, c'est l'interdiction d’aborder tant de sujets passionnants, l'interdiction de citer les « ennemis du peuple », et maintenant aussi les chercheurs occidentaux.
C'est une vérité simple, bien connue : l’homme identique à un autre homme n’existe pas. Il n'existe pas d'homme qui soit toujours héros. Ou toujours lâche. L'homme est une réponse individuelle, de son temps, à la voix de la vie et de l’environnement. On peut transformer un être humain en lièvre. On peut apprendre à ce lièvre à frotter les allumettes. Et si ce lièvre préserve en lui le moindre monde humain indépendant, s'il existe un lien irrationnel entre ces mondes, il pourra, un beau jour, frotter une allumette et mettre le feu aux splendeurs de l’immense Salle soviétique 101. Ce sera là un incendie fort impressionnant, n’est-ce pas ?
D’après la traduction de l'ukrainien par Józef Łobodowski
[Sauf indication, les notes proviennent de l’anthologie : Zamiłowanie do spraw beznadziejnych. Ukraina w „Kulturze” 1947-2000 [La passion pour les causes désespérées. L’Ukraine dans Kultura] sous la rédaction de Bogumiła Berdychowska, éd. Institut Littéraire et Institut du Livre (Pologne), 2016].
[1] Mykola Khvylovy, un des plus importants écrivains ukrainiens du XXe siècle devenu chef de l'opposition littéraire en Ukraine à la fin des années 1920. Son nom était pour les bolcheviques le symbole du nationalisme ukrainien. L’accusation de « kvylovisme » est devenue l’une parmi les plus graves. L’écrivain a fini par se suicider.
[2] Oleksandr Potebnia (1835-1891) : linguiste, traducteur, pédagogue, philosophe ukrainien et russe ; l'un des représentants les plus importants de la linguistique théorique en Russie.
[3] Vladimir Peretz (1870-1935) : historien de la littérature russe et ukrainienne ; 1907-1914, il a dirigé le département de littérature ukrainienne ancienne ; 1921-1933, il a créé la Société de Leningrad pour les chercheurs en langue et littérature ukrainiennes.
[4] Ilya Metchnikov (1845-1916) : microbiologiste russe et français, lauréat du prix Nobel de physiologie et médecine en 1908.
[5] Vsevolod Khantzov (1892- ?) : un des principaux linguistes ukrainiens ; entre 1924 - 1932 co-éditeur du dictionnaire académique de la langue ukrainienne ; en 1930 condamné à 8 ans de prison au procès des membres de la prétendue l'Union pour la libération de l'Ukraine ; par la suite, destin inconnu.
[6] Olena Kourylo (1890 - vers 1946) : linguiste ukrainienne ; auteur d'un manuel de grammaire ukrainienne populaire pour les enfants ; arrêtée en 1937, après avoir purgé sa peine, elle s'est installée dans le nord de la Russie.
[7] Władysław Kuraszkiewicz (1905-1997) : linguiste, slaviste, auteur d'ouvrages sur l'histoire et les dialectes de la langue polonaise ; s'est occupé des dialectes du biélorusse et de l’ukrainien.
[8] Ivan Mykytenko (1897-1937) : écrivain, dramaturge et activiste social ukrainien, arrêté et exécuté en 1937.