JULIUSZ MIEROSZEWSKI
Des pensées folles traversent l'esprit des écrivains polonais contemporains. Dans sa polémique avec W. A. Zbyszewski, Witold Gombrowicz, commentant son Trans-Atlantique, écrit notamment ceci :
...cet ouvrage veut défendre les Polonais contre la Pologne..., libérer les Polonais de la Pologne..., faire en sorte que le Polonais ne s'abandonne pas passivement à sa polonité, mais qu'il la prenne de haut.
Le Polonais n'est-il pas de manière héréditaire surchargé de la Pologne, c'est-à-dire du passé malade de la nation et de sa permanente agonie ? Dans ces conditions, si un Polonais veut devenir un homme à part entière, capable de déployer ses forces et toute son énergie à un moment à tel point crucial de notre présente existence, ne doit-il pas renoncer au service de cette « polonité » qui le définit aujourd'hui ? (Wiadomości, n° 304).
C’est là un point de vue complètement inédit. Au cours des cent cinquante dernières années, les Polonais se sont révoltés contre tout et tous, précisément au nom de cette « polonité » qui les définit.
Mais Gombrowicz a raison : quelque chose s'est brisé en nous. Cette rupture se manifeste de deux manières. Dans les masses, dans l’essence même de la nation, c'est l'instinct de survie qui domine. Dans le Pays, tout le monde sait et sent qu'il ne peut plus y avoir d’autres Insurrection de Varsovie. A tort ou à raison, il faut s'adapter, se calmer, survivre, ne pas mourir.
Les Polonais de l'Ouest se sont également transformés. C’est n’est plus Pułaski, mais le lieutenant Wyrwa qui est le symbole de notre émigration. Aujourd'hui, nous ne cherchons pas à combattre les Soviétiques les armes à la main. Quand, dans Kultura de janvier de l'année dernière, j'ai publié un article critiquant la position du lieutenant Wyrwa, j'ai reçu en réponse un torrent de critiques. Si nous étions en 1914, le lieutenant Wyrwa aurait été condamné. Aujourd'hui, il bénéficie d'un soutien général. Piłsudski est allé au Japon, mais aujourd'hui, un Polonais qui se battrait comme volontaire contre les communistes en Corée serait considéré comme un fou. Sans aucun doute quelque chose en nous a changé.
Cette transformation s'est étendue à toutes les nations européennes. Il n'y a probablement aucune exagération dans l'évaluation d'un chroniqueur américain qui, après avoir visité l'Europe occidentale, a déclaré que si les consulats américains délivraient des visas sans restriction jour et nuit, 30 à 40 millions d'Européens quitteraient le continent.
Qui sont ces gens ? Ce sont ceux qui, soit comme les Français, ont connu un triomphe égal à un désastre lors de la Première Guerre mondiale et la catastrophe de la Seconde, soit comme les Allemands qui, en l'espace d'une génération, ont perdu deux Guerres mondiales. Un Allemand, un Français ou un Italien constate que les pertes, les ruines, les champs de bataille et les cimetières de deux guerres mondiales l'ont conduit, de fait, à ..... l'antichambre d'une troisième guerre mondiale. Aux restrictions, aux prix élevés, au rationnement alimentaire et à la nouvelle course aux armements. Telle est l'épopée des nationalismes européens, de « Vive la France », de « Deutschland über Alles » et de « Giovinezza ». Face à cet enchaînement de désastres, l’un en fait naître l’autre, les États-Unis paraissent une légende. Un pays qui n'a pas perdu une seule guerre, un pays dont l'histoire est une suite ininterrompue de succès et de prospérité sans fin, de sécurité et de liberté. Et tout cela au prix de très peu de sacrifices. Varsovie a compté plus de disparus et d’assassinés que les armées américaines sur tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale.
Le nationalisme est devenu un amour désespéré, un amour non réciproque. La glorification du sacrifice et de l'héroïsme (« qu’il est doux de mourir pour la patrie »), le culte de l'uniforme et des armes (« des canons à la place du beurre ») ne peuvent être une fin en soi, mais un moyen pour atteindre un but. Si ce but est hors d’atteinte, ou si la disproportion entre l'effort, entre le sacrifice et la probabilité d'atteindre le but ne cesse de croître, la rupture se produit alors. La crise européenne actuelle est, dans son essence, due au fait que personne n'ose renoncer à l'objectif, même si personne ne veut plus faire de sacrifices. Personne ne veut plus de canons à la place du beurre et la plupart doutent de la douceur de mourir pour la patrie. On professe toujours en public des objectifs nationalistes, bien que personne ne veuille plus faire des sacrifices amers et héroïques liés de manière organique au mythe du sang et du fer.
Cette crise - dans la vie des gens - s'exprime par une série de drames individuels. Je connais beaucoup de Polonais irréprochables qui ont inscrit leurs enfants dans des écoles anglaises sous des noms à consonance anglaise. Ces personnes disent qu'elles souhaitent ne pas transmettre à la nouvelle génération le douloureux héritage de « l’agonie nationale ». Je suis loin de généraliser, mais les faits sont indiscutables et prouvent quelque chose. Si le même Gombrowicz avait écrit le passage cité dans l'introduction de cet article en 1918 ou 1920, il aurait été lapidé à Varsovie. Et aujourd'hui, un magazine polonais a publié cette déclaration sans aucune objection. Quelque chose est en train de se transformer, de rompre en nous. Et pas seulement en nous, dans toute l'Europe.
Ni ce style de romantisme de l’ancienne « szlachta » (« nous sommes condamnés à être grands »), ni ce didactisme de « relever le niveau des masses », particulièrement cher aux représentants de l'ancien pouvoir polonais, ne mènent à rien. Qualifier certains phénomènes de « petitesse » et accuser des personnes d’avoir « capitulé » ou même de « déserté » n'explique rien non plus. La platitude selon laquelle « une saine majorité de Polonais en exil se rassemble autour du gouvernement légal » ne règle pas non plus la question.
Essayons de réfléchir plus en profondeur.
Si le nationalisme est compris comme la loi selon laquelle il faut aimer la terre natale, un code de devoirs et de commandements, alors cette loi dans la version polonaise doit être considérée comme un concept qui a besoin d'une réforme radicale. Sous la pression d'un complexe séculaire, nous répétons le credo nationaliste, sourds à l'expérience des cent cinquante dernières années : les plus sombres de notre histoire millénaire. Tout cela sonne faux aujourd'hui. Parce que, au fond, nous n'avons plus la force d’obéir, durant les prochaines décennies, à la loi nationaliste de sang et de fer. Elle sonne faux parce que, au fond, nous nous rendons tous compte que notre loi est un anachronisme : mais nous préférons continuer à croire au mythe plutôt que de réviser son contenu.
Il est temps de clarifier ce que j'entends par la réforme de la « loi de la polonité ».
Cette réforme doit commencer par le courageux constat que les objectifs politiques, nationalistes et souverainistes, au nom desquels des millions de Polonais ont perdu la vie, au cours du dernier siècle et demi, présentent, dans la période historique actuelle, tous les caractéristiques de l'anachronisme et de l'utopie. Ces objectifs sont inscrits et maintenus de manière artificielle sur les tables de la tradition nationale et identifient la « liberté » à l'« indépendance souveraine ». En attendant, la liberté ne se gagnera pas en reconstruisant un État souverain car, à l'époque actuelle, la souveraineté des petits États est une fiction. La polonité ne peut être un ordre de foi utopique. La réforme de « la polonité » devrait, d'une part, présenter la perspective d'un grand objectif national et, d'autre part, définir le mode de vie polonais, c'est-à-dire la créativité dans son sens le plus complet et le plus varié. Ce ou ces objectifs nationaux peuvent être difficiles et ambitieux, mais ils doivent être atteignables dans le cadre réaliste des possibilités qu’offre le monde contemporain, parce qu’il serait vain d’attendre que Wells sur sa machine à remonter le temps nous ramène au XVIIIe siècle.
La célébration des objectifs anachroniques et utopiques a engendré chez nous un véritable culte à la japonaise de la mort pour la patrie, au mépris total de l'utilité et de la finalité du sacrifice.
Si nous observons une certaine lassitude, et chez quelques individus un effondrement, c'est une réaction typique à l'anachronisme utopique de notre idéologie nationale. Rendre nos objectifs réalistes, les lier au mouvement de la reconstruction de l'Europe auraient un effet salutaire sur le psychisme des Polonais en Occident. Un objectif politique, s'il veut gagner les cœurs et capter les esprits, doit être fermement ancré dans la réalité. Il doit incarner un concept, c'est-à-dire un nouveau projet d’aborder les questions essentielles. Tant qu'il n'y a pas de concept - malgré la glorification du passé - un climat de défaite perdure.
La « polonité » anachronique est de manière systémique renforcée parmi les fidèles.
Au Caire, pendant la guerre, j'ai vu un tableau peint par un éminent colonel de l'Armée polonaise, représentant des uhlans polonais chargeant de leurs lances une colonne de chars allemands. Sous le tableau, on pouvait lire la légende suivante : « Eux pour toujours».
Voici un exemple classique de l'idolâtrie des anachronismes. Les uhlans qui attaquaient les chars avec une lance médiévale étaient en effet des héros parce qu’ils se jetaient, avec des bâtons contre les montagnes de fer, pour défendre leur terre. Néanmoins, ce type de situation est absurde, compromettante, et glorifier cet épisode revient à glorifier notre incapacité à nous défendre, et ces lances ne font que mesurer à quel point cette tâche était au-dessus de nos forces et de nos capacités.
Mais cette image est un exemple de quelque chose d'autre. Elle montre que, dans la hiérarchie des valeurs de la « polonité », l’héroïsme a pris la place des réussites réelles, c'est-à-dire de la victoire.
Dans toutes les descriptions de I’Insurrection de Varsovie, sans exception, on retrouve la même survalorisation. C'est compréhensible – à toute cette souffrance, ce sang et ces morts, il faut donner une réponse d’une autre valeur, faisant partie d’une autre dimension. Cette valeur, c'est l'héroïsme pur, dépouillé de toute fonction utilitaire. À cela s'ajoutent les émotions et la croyance obligatoire des Polonais que non omnis moriar, que chaque personne tombée fait partie de cette échelle qui permettra à la nation de s'élever vers un avenir meilleur, que personne ne meurt en vain pour la patrie.
Tout cela est d’ordre métaphysique, et non pas politique. Des centaines de milliers de Polonais sont morts totalement en vain, sans que leur mort ne rapproche le jour de la victoire ou de la libération ne serait-ce que d’une heure. (Il arrive même qu'un combat soit néfaste. Si un soldat y meurt, il meurt d'une mort héroïque, mais autant sa mort que l'ensemble de l'action sont vaines et leurs conséquences néfastes. Comme par exemple : l’action dans le maquis et la mort héroïque du major Hubal). En somme, je pense que la réforme de la « polonité » devrait inclure l’éradication de l'idolâtrie des anachronismes. Il faut donc en finir avec tous ces « ex » qui sont compromettants. Nous sommes une ex-puissance, une ex-République des nations, un ex-centre de l'Europe, un ex-rempart de la chrétienté, etc. Laissons ces « ex » à d'autres, qui ne possèdent que cela.
Si nous transformions la moitié de nos passions historiques en intérêts et en études du présent, les perspectives de la pensée politique polonaise se seraient éclaircies comme par miracle. La méthode historique comporte une erreur insidieuse. L'historien cherche des origines, des connexions et tente toujours de relier la situation présente au dernier maillon de la continuité historique. Cette continuité est par ailleurs une fiction, une création artificielle, un instrument auxiliaire qui tantôt facilite, tantôt entrave la lecture de processus historiques. L'historien est troublé par des phénomènes sans précédent, des phénomènes qu’il ne peut accrocher au fil de la continuité historique. La recherche de précédents pour des faits sans précédent est l'une des principales branches de la recherche historique. C'est pourquoi les nations et les hommes politiques accablés par l'historicisme se sentent accablés à l'idée de travailler « à partir du nouveau », ils sont au contraire prêts à faire les plus grands sacrifices, pourvu qu'il leur soit possible une fois de plus de recommencer par la guerre du feu.
Or, ce complexe de peur historique est totalement infondé. Si, rejetant l'historicisme, nous partons « de zéro », en proposant une organisation fédérative, nous pouvons être certains que les historiens de la prochaine génération compléteront notre arbre généalogique, trouveront des précédents et nous incluront dans la légitimité de la tradition historique.
Approfondissons en nous le sens de la crise historique polonaise, secouons le traditionalisme et recommençons « de zéro », sans chercher des précédents. Une nation qui perd la capacité de prendre des décisions sans précédent est une nation déclinante.
Mais ce n'est pas tout. Rompre avec l'idolâtrie des anachronismes doit également inclure une révision de notre interprétation paroissiale de l'histoire du pays. En d'autres termes, nous devons commencer à considérer l'histoire polonaise comme un fragment de l'histoire européenne car, jusqu'à présent, c'est l'inverse qui s'est produit : nous avons toujours considéré l'histoire européenne du point de vue des intérêts particuliers de la Pologne. Notre littérature historique regorge de déclarations et d’arguments complexes selon lesquels la Pologne est la pierre angulaire de l'Europe, que l'Europe ne peut exister sans une Pologne forte, que nous sommes le pilier et la condition sine qua non de l'ordre européen.
En réalité, il s'agit là de wishful-thinking provincial et d'une pathétique éléphantiasis régionale. La magnifique Europe du XIXe siècle, l'Europe de l'essor et de l'expansion, l'Europe sans passeports et sans restrictions, l'Europe de la grande peinture et de la grande littérature, l'Europe dirigeant la politique du monde et le banquier de la planète, s'est passée d'une Pologne indépendante. Non seulement elle a existé, mais prospéré.
Mettons enfin un terme à cet anachronisme de la « clé de voûte et du rempart ». Acceptons la réalité : la Pologne, avec son histoire, fait partie de l'Europe et de son histoire, et non l'inverse.
Je soulève la question de réviser la vision historique polonaise parce que celle-ci est toujours le « point de départ » de l'action politique. L'histoire a un impact direct sur la politique.
Si une fédération européenne ne voit pas le jour, c'est uniquement parce que les nations ne se décident pas à réviser les anachronismes de leur vision historique. Si nos initiatives visant à préparer une fédération de l'Europe centrale et orientale n'ont pas abouti jusqu'à présent, c'est en grande partie parce que notre « base de départ historique » actuelle exclut tout processus évolutif vers une fédération.
Le problème politique qui se pose à nous est le suivant :
Nous avons perdu 12 ans (la première initiative de fédération de l'Europe centrale et orientale remonte à 1940) et nous connaissons la reconstruction de l'Allemagne. Nous n'avons pas su trouver un langage commun avec nos éventuels partenaires - même s'il ne faut pas être devin pour prédire qu'avec le retour de l'Allemagne sur la scène internationale, notre situation d'initiateurs d'une telle fédération se dégraderait fortement. Aujourd'hui, nos partenaires éventuels discutent avec les Allemands. En revanche, à cause du problème des « territoires recouvrés », nous commençons à devenir un tabou politique pour tous ceux qui ont à cœur d'entretenir de bonnes relations avec les Allemands. Et c'est là que nous revenons à l'Europe, qui est, malheureusement, une quadrature du cercle l'allemande. La question allemande est aussi pertinente pour la pensée fédérale française que pour la pensée fédérale polonaise. L'Allemagne est la nation la plus nombreuse et la plus centrale d'Europe et il serait absurde de sous-estimer son rôle.
L’anachronisme de vision historique polonaise, toujours officiellement en vigueur, rend le problème ci-dessus insoluble. Dans le cadre de notre politique étatique souverainiste, nous sommes en mesure de dire cette seule chose : « nous ne céderons rien d’un pouce » et que nous répondrons à la force par la force.
Si les peuples d'Europe - et parmi eux les Polonais - ne révisent pas leurs conceptions antédiluviennes et n'adoptent pas le seul point de vue juste et moderne : L'EUROPE AVANT TOUT ! - il faut s'attendre à une catastrophe totale.
Une Europe non fédéralisée sera soit russe, soit allemande. Si les Américains se retirent du continent, les Russes viendront.
Si les Etats-Unis persistent dans leurs intentions de défendre l'Europe, alors, en cas d'effondrement des projets de fédération et avec la faiblesse des pays d'Europe occidentale, la seule force réelle pourrait être l'armée allemande.
Les hommes politiques des petites et moyennes nations qui défendent des points de vue anachroniques sont, de par leur idiotie, des traîtres de l'Europe. Car nous n'avons que deux options devant nous : une Europe fédérée ou une Europe satellite. L'Europe « en damier » des petites et moyennes puissances est un mythe irréaliste du passé. Nous devons être clairs à ce sujet :
Si le problème des territoires recouvrés empêche de poursuivre une politique de fédération, il faut explorer les moyens de lever cet obstacle. Si la fédération d'Europe centrale et orientale devait éclater à cause de cette question, ce serait - à l'avenir - la victoire d’outre-tombe de Staline.
Nous devons nous rendre compte que l'argument le plus fort en faveur du maintien des territoires recouvrés dans les frontières de la Pologne est le fait que cette région est nécessaire à une future fédération des pays d'Europe centrale et orientale. Dans des articles précédents sur la fédération, j'ai essayé d'illustrer le processus de fusion économique des pays d'Europe centrale et orientale. Dans ce processus, les territoires recouvrés jouent un rôle capital, essentiel. L'ensemble de la Silésie et des territoires recouvrés doivent être une réplique est-européenne du Plan Schuman, si l'on veut qu'une fédération est-européenne soit un succès.
Si nous abandonnons cet argument, je crains que nous ne pouvions garder ces territoires. Parce qu’il faut avouer que si la discussion sur ces territoires devait s'éloigner d'une question fédérale, supra-étatique, et prendre la forme d'un différend national bilatéral - dans ce cas - les arguments que les Allemands pourraient avancer en leur faveur ne sont pas insignifiants. Si, en revanche, nous argumentons sur le plan fédéral - si nous montrons que séparer les territoires recouvrés de la Pologne reviendrait à détruire l'unité économique déjà existante des pays d'Europe centrale et orientale, ce qui rendrait à l'avenir cette partie de l'Europe entièrement dépendante de l'Allemagne - alors là nos arguments se rattacheraient au problème de la reconstruction de l'Europe dans son ensemble. La question de ces territoires est de manière fonctionnelle liée à notre politique de fédération. A l'heure actuelle, nous devons surmonter la crise, dont l'essence est le problème allemand. Il est absurde d'exclure les Allemands des discussions sur la fédération, au moins parce que l'un des objectifs de la fédération d'Europe centrale et orientale est la normalisation et l’harmonie des relations entre les pays qui en feront partie avec la région allemande. Il n’est pas dans notre objectif de construire un « rideau de fer » autour de l'Allemagne.
Les pourparlers avec l'Allemagne doivent être entrepris immédiatement pour les raisons suivantes :
Il est dans notre intérêt de régler ces questions, car tant que la situation actuelle perdure, les Tchèques, les Hongrois ou les Roumains auront peur de s'associer avec nous. Chacune de ces nations a son propre problème allemand et ne souhaite pas s'encombrer en plus d'un problème germano-polonais qui, par son ampleur et sa taille, dépasse tous les autres.
Que devons-nous dire aux Allemands ?
Dans les discussions polono-allemandes, nous devrions nous appuyer sur la thèse formulée au nom de Kultura par Józef Czapski lors de son discours au Titania-Palace à Berlin, l'année dernière. Selon cette thèse, les représentations politiques des nations d'Europe centrale et orientale devraient dès aujourd'hui signer un engagement commun, déclarant que les différends territoriaux seront résolus après l’instauration d'une fédération européenne, non pas sur la base des ambitions historiques de chaque nation, mais selon les principes de la justice et du bien de l'ensemble européen, et de l'équilibre économique entre les différents membres de la fédération.
Si les Allemands refusaient de discuter ce point, si, malgré notre volonté de trouver une solution raisonnable, ils refusaient de signer une telle déclaration, nous pourrions les accuser, mais seulement à ce moment-là, d'entraver le processus de l'unification de l'Europe centrale et orientale par leurs projets révisionnistes. Dans une telle situation, notre position vis-à-vis des Américains serait complètement différente de ce qu'elle est aujourd'hui.
Nous devons obliger Bonn à se prononcer clairement.
Nous devons dire aux Allemands et aux Anglo-Saxons que les territoires recouvrés sont nécessaires à une future fédération d'Europe centrale et orientale qui, privée de cette zone, ne constituerait pas un ensemble compact et viable du point de vue économique. Il convient de souligner que nous n'envisageons pas cette question du point de vue particulier des relations frontalières germano-polonaises, car la future Pologne et la future Allemagne ne seront pas des États souverains comme ils l'étaient jusqu'en 1939. Elles feront toutes deux partie des unions fédératives de la future Europe.
Il est vrai que Bonn peut estimer que la question de ces territoires sera réglée définitivement dans le cadre d'un traité de paix avec l'Allemagne, mais nous avons déjà le droit d'exiger des Allemands qu'ils reconnaissent le principe fédéral comme valable tout autant pour l'Europe centrale et orientale, puisque ce principe a été accepté à l'Ouest.
Nous devons dire aux Américains que les territoires recouvrés sont une condition indispensable au processus de la fédération de l'Europe centrale et orientale. Nous devons leur dire que si l'Ouest devait céder à la pression allemande - ne serait-ce que sur le papier pour l'instant - les Américains pourraient inscrire en pure perte, le jour même, les dépenses qu’ils ont engagé pour Voice of America, Free Europe, etc. Ensuite, il faudrait également tenir pour acquis que l'armée de Rokossovsky se battrait avec conviction de l’autre côté de la barricade contre l'Allemagne.
Aux Allemands, en revanche, nous devons dire qu'il est totalement absurde d'utiliser deux critères pour l'Europe. Les principes fédéraux à l'Ouest - et la politique du « nouvel ordre » (Drang nach Osten ?) à l'Est de l'Europe. Les Polonais, les Tchèques, les Hongrois ou les Roumains souhaitent autant que les Français coopérer pacifiquement avec l'Allemagne au sein d'une Europe fédérée. Mais ils s'opposent à toute tentative de reconstruction d'une Allemagne nationaliste exprimant des revendications territoriales. L'hégémonie allemande en Europe conduirait inévitablement à une troisième guerre mondiale. Si une troisième guerre mondiale peut être dans l'intérêt de qui que ce soit, elle n'est en aucun cas dans l'intérêt de l'Allemagne. Après la troisième guerre mondiale, l'Allemagne pourrait ne plus être un problème du tout....
Il y a vraiment quelque chose de macabre dans cette danse stupide, aveugle de marionnettes que nous présentent des politiciens émigrés d'Europe centrale et orientale. Si, au cours des douze dernières années, nous avions créé une représentation politique commune de l'Europe centrale et orientale, au lieu de souffler dans les trompettes pour clamer notre puissance, nos arguments avec les Allemands et les Anglo-Saxons auraient un poids différent aujourd'hui. Mais nous ne parlons à personne, nous ne faisons que survivre. L'Allemagne, en revanche, parle et tente (non sans succès !) de nous isoler et de nous couper de nos futurs alliés et partenaires. C'est la deuxième fois que nous perdons face à l'Allemagne !
Il n'est pas du tout trop tard pour lancer une contre-offensive polonaise. Mais il faut commencer par réviser nos propres opinions politiques, par rejeter les anachronismes, par formuler un concept politique polonais contemporain.
Le pseudo-Etat et la pseudo-souveraineté sont des concepts en faillite qui mènent à la solitude et à la défaite. Nous devons prendre conscience que la situation actuelle ne concerne pas seulement les territoires recouvrés. Il y a quelque chose d'autrement plus important en jeu ! Il s'agit tout simplement du rôle et de l'importance futurs de Varsovie en Europe centrale et orientale.
Kultura 1952, no 4/54
Traduit par Anna Ciesielska-Ribard
[1] O reformę « zakonu polskości » : dans le titre original, l’Auteur emploie le mot « zakon » dans son acception ancienne signifiant la loi, au sens agencement, ordre (n.d.t.)