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La présence à la France de Czesław Miłosz


MARYLA LAURENT


Et Murti-Bing, infiniment plus que pour le paysan ou l’ouvrier, est tentant pour l’intellectuel…
Czesław Miłosz, La Pensée captive


La pensée politique parvient à nous persuader que nous sommes capables de juger le monde qui existe. Elle nous donne la joie de ce jugement, et, à celle-ci, vient s’ajouter l’immense bonheur de pouvoir créer. Évidemment, cela occulte la tristesse de la destruction qui doit, malheureusement, précéder la création. La pensée politique est contagieuse ; elle gagne du terrain non pas par les vérités qu’elle dévoilerait, mais comme gagne une épidémie, par le seul contact. Il n’y a donc rien d’étonnant de voir les intellectuels les plus aguerris en être contaminés.

Józef TISCHNER, La Philosophie du drame

 

 

Le poème « Émigrer », écrit par le lauréat de la plus haute distinction littéraire à la fin de ses jours, nous interpelle par l’amertume qu’il recèle. Le voici :

 

ÉMIGRER

En rêves me reviennent mes années passées à l’étranger.

Alors, seulement, je mesure combien j’ai souffert.

Notre vie passée est occultée, ou scellée à la cire

Comme le sont par les abeilles, les alvéoles effritées.

Qui pourrait vivre en conservant le souvenir

De toutes les humiliations subies par son ambition effrontée,

Quand lui étaient lancés des regards obligeants, à lui,

Pauvre hère, qui pensait avoir valeur, hors de chez lui – aussi ?

Si je devais témoigner pour la jeunesse

Je ne dirais pas un mot du succès

Qui vient, certes, mais reste toujours amer.

 

  La distance temporelle qui peu à peu s’instaure avec la vie de ce grand poète, mais aussi avec les événements dans lesquels l’existence de ce dernier s’inscrivit, pourrait laisser imaginer tout le contraire. En effet, tandis que les écrivains de son pays étaient écrasés par les contraintes stériles du réalisme socialiste, n’avait-il pas eu, lui, la chance de s’éloigner pour déployer en toute liberté les ailes de son talent ? Ne pourrait-on imaginer que c’est à son émigration qu’il doit, partiellement du moins, la reconnaissance mondiale qui est la sienne désormais ? Or, Czesław Miłosz parle d’un souvenir qu’il lui fallut refouler et d’une amertume persistante.

 

En janvier 1951, il se retrouvait en France, devenue pour lui terre d’exil. C’était un pays qu’il connaissait. Il y avait eu un oncle célèbre, Oscar Venceslas Lubicz de Milosz qui était un poète français. Jeune étudiant, il y avait séjourné avant la Deuxième Guerre mondiale, et, après celle-ci, y était venu comme diplomate polonais. Pourtant, les témoignages qu’il laisse nous signalent que les neuf années (1951‑1960) qu’il y passa ensuite furent celles de ses plus grandes souffrances et où il connut les plus douloureuses humiliations. Il convient donc de nous interroger sur les raisons de pareil ressenti. Il est possible que ce séjour français des années 50 ait été pénible parce qu’il a été une phase transitoire. Nous savons que Czesław Miłosz attendait la possibilité de poursuivre sa migration vers les États-Unis où il avait laissé femme et enfants. Le visa américain lui fut longtemps refusé et ceci mériterait des investigations plus poussées qui ne seront pas menées ici.

Des séjours dans les années 30, Andrzej Franaszek, son biographe, affirme qu’ils permirent à Miłosz d’amorcer une véritable maturation de son art. Son premier recueil de poésie, Les Trois hivers, dont une majorité de poèmes fut écrite en 1934-1935 à Paris, en sont une confirmation. Loin de sa Lituanie natale, le jeune étudiant prit aussi la mesure des différences sociales, des conséquences de l’émigration pour ses compatriotes qui fuyaient la pauvreté des campagnes polonaises pour chercher du travail en France. Il assista aussi au Congrès de la Mutualité (1935), dont il rendit compte des débats dans les articles qu’il publia en Pologne. Il fut parfaitement conscient que l’URSS voulait regrouper la gauche européenne sous l’aile du Komintern. En revanche, comme l’atteste son article publié dans la revue « Bunt Młodych » [La Révolte des Jeunes], ses observations ne recoupaient pas celles d’un André Gide qui, déjà, devinait un malaise dans la posture de Boris Pasternak, par exemple. À l’origine du mal se trouvait la liberté de création confisquée que Gide décrira dans son Retour d’URSS (1936) et qui sera la cause directe de l’exil de Miłosz en 1951, puis le sujet de la Pensée captive. Il est d’ailleurs assez curieux que Czesław Miłosz ait pris conscience si tardivement de cette confiscation de la liberté des écrivains et des artistes intrinsèque à l’idéologie marxiste. Le livre de Gide avait fait du bruit et avait été particulièrement combattu dans tout le bloc de l’Est. À Riga, les intellectuels qui l’avaient lu en réunion furent tous condamnés à des années de déportation au Goulag. En Pologne, il n’y eut pas de telles extrémités, mais Jan Kott n’eut pas de paroles assez dures pour le condamner en 1945, obéissant en cela à des consignes venues du Kremlin dès 1945.

 

Rappelé pour consultation à Varsovie en décembre 1950, Miłosz comprend qu’il est sur la sellette. Ferait-il totale allégeance qu’il n’aurait aucune assurance de ne pas être victime du régime stalinien. Il parvient difficilement à rejoindre Paris en janvier pour y prendre un poste à l’ambassade. Il est terrorisé et s’attend à tout moment à être renvoyé en Pologne. Dès lors, quel autre choix a-t-il que de chercher refuge auprès de Jerzy Giedroyc qui personnifie l’opposition à la soviétisation de l’Europe ? Le cercle de l’Institut Littéraire est par ailleurs le seul en diaspora à avoir un esprit très ouvert, notamment à l’égard des hommes de talent comme Miłosz, et à l’accueillir. Tous les autres milieux polonais en exil rejetteront durement cet ex- diplomate de la République Populaire de Pologne.

Le déchirement intérieur de Miłosz est extrême. Politiquement, il est un homme de gauche qui, paradoxalement, rejoint les adversaires de la gauche.  Ces « nobles insensés ensevelis dans leurs ancêtres ». Il présente magnifiquement sa tragédie personnelle dans le poème auquel il donne pour titre ce vers d’André Chénier (1762‑1794). Il l’écrit d’un jet, pris d’une grande colère contre des gens qui lui ont donné refuge, mais dont il ne partage pas les idées. Le titre, la traduction polonaise de l’incipit en français, sont empruntés à l’« Ode dédiée à Louis David, peintre » intitulée « Le Jeu de Paume » (1791). Rappelons ici que Le Serment du Jeu de paume est une toile symbole s’il en est. Or, Miłosz cherche une réponse aux contradictions qui font de lui un renégat quoi qu’il fasse. Il instaure donc un parallèle entre sa vie et celle de Chénier qui était favorable aux idées de la Révolution française, mais en dénonça les excès et connut la guillotine. Mais c’est surtout aux idées que véhicule sa poésie que le poète polonais est sensible. Les vers de Chénier se terminent par une réconciliation nationale : « ô France ! sois heureuse entre toutes les mères ». Les adeptes de la liberté et de la justice viennent de toutes les couches sociales et il s’y trouve donc aussi « Quelques grands, / Et des dignes pasteurs d’une troupe fidèle, / [qui] Viennent aux vrais Français, d’attendre enfin lassés, / Se joindre ».

Le vers que Miłosz relève pour le placer en titre est celui qui dénonce les postures archaïques qu’il convient d’abandonner (les prêtres perdus par leur opulence, les nobles insensés) car ils sont « Ensevelis dans leurs ancêtres ». L’écho de ce titre et incipit scande son poème où, à la différence des « grands français », les « nobles insensés » polonais « eurent peur de leur propre peuple ». Miłosz y résume brillamment un siècle d’histoire polonaise où les chevaux du tsar (1864) puis les blindés soviétiques (1945) « libèrent » les paysans. Ricanement que tout cela, les sans-terre deviennent la main-d’œuvre d’usines étrangères ou cherchent du travail à l’étranger ! Les insensés dont ces opposants tel Giedroyc en cette heure, ignorent que leur destin est forclos. En tout cas, c’est ce que disent les vers de Miłosz composés rue Corneille, une nuit de 1951. L’envahissement par une puissance étrangère de son pays est la faute de l’absence d’union nationale, de l’injustice sociale et de l’obscurantisme des classes dirigeantes.

 

 

 

La gloire de la fin des années 40

 

Un univers dont Miłosz considéra toujours et, à juste titre, qu’il faisait partie est celui des poètes. Jerzy Giedroyc accueillit, protégea et publia cet « enfant terrible » dont il ne partageait pourtant aucune des opinions, parce qu’il lui reconnaissait un talent poétique dont la valeur occultait toutes les idées. Le milieu littéraire français n’eut pas la même générosité. Dans une France où le général de Gaulle, actif défenseur de la paix intérieure, écrivait que « Dans les lettres, comme en tout, le talent est un titre de responsabilité », où Jean-Paul Sartre, personnage influent du monde littéraire, parlait du « devoir d’engagement », le milieu des écrivains était, entre tous, celui où l’on restait attentif aux opinions politiques, tandis que les sensibilités étaient à vif.

 

Pierre Seghers (1906-1987) est alors l’éditeur de poésie, issu de la Résistance et du parti communiste français, qui domine avec sa collection « Poètes d'aujourd'hui », dont le premier volume, consacré à Paul Éluard, paraît le 10 mai 1944 et sera suivi de deux cent cinquante autres jusqu’en 1974. En format de poche, à prix modique, il se destine aussi à ceux que les livres intimident ou qui n’ont pas les moyens de les acquérir. La collection procède de la grande utopie de l'après-guerre de la culture mise à la disposition de tous. Au cours des dix premières années, « Poètes d'aujourd'hui » est sous l’influence directe des théories qu'Aragon développe dans l'hebdomadaire Les Lettres françaises. Il s’agit d’adapter à la poésie française les prescriptions jdanoviennes du réalisme socialiste. En 1949, Seghers publie Poètes polonais, un volume avec des poèmes de Miłosz. Ils n’ont absolument rien de réaliste socialiste. Le choix aurait d’ailleurs pu être beaucoup plus ciblé pour qu’il fût dans la ligne, ne serait-ce qu’avec un texte comme « Chant de Levallois » sur les chômeurs polonais en France. Trois poèmes sont présents en traduction française « Campo di fiori » traduit par Jean‑Michel Dumarais, « Chanson pour la fin du monde » sans nom de traducteur et « Un chant » dans la version publiée par O. V. de Milosz dans Les Cahiers du Sud en 1935. Les traductions laissent à désirer, celle d’O. V. de Milosz est plutôt une adaptation, surtout quant au style. Tout cela reste secondaire en l’occurrence. En revanche, ce qui compte, c’est la présentation livrée par Pierre Seghers dans sa préface :

Poètes Polonais, Poètes combattants, Combattants du Verbe et de la Vie, poètes qui sont des hommes de leur temps, les voix d’un pays dans sa marche, des vivants parmi d’autres hommes qui s’avancent.

Poètes Polonais. Poètes d’un pays où l’ardeur est profonde, le feu jamais éteint, écrivains dont le langage crépite comme un incendie de forêt et soudain claque comme la rafale du partisan invincible. Poètes violents au sang vif qui inventent, qui défient la mort et toujours reconstruisent.

Poètes nombreux. Enfants d’un peuple de poètes, ouvriers des mots qui ont quelque chose à dire et n’empapillottent pas joliment le Néant….

Par ailleurs est cardinale la présence de Czesław Miłosz soulignée et amplifiée par les articles parus dans l’hebdomadaire Parallèle 50.

 

 

L’hebdomadaire Parallèle 50

 

Le ministère de l’Information tchécoslovaque, dirigé par Václav Kopecky, un communiste tchèque dévoué à l’URSS, fait paraître un hebdomadaire, Parallèle 50, qui sera présent en français de 1947 à 1952. L’idée vient du Kremlin qui cherche à s’assurer la fidélité de la gauche en Europe occidentale et à favoriser l’émergence d’une vaste zone amie où l’antisoviétisme sera tabou. La France est particulièrement visée à une époque où les affrontements politiques et sociaux y sont violents. Les articles publiés dans l’hebdomadaire indiquent clairement ce que souhaitent tant le PCF que les dirigeants soviétiques :

 

Le temps est venu d’un grand rassemblement de toutes les forces démocratiques en Europe, non seulement pour conserver ce qu’il y a de meilleur dans la civilisation européenne, mais pour aller encore plus avant dans la voie du progrès. D’où la nécessité pour la France de renforcer ses relations avec les nouveaux régimes démocratiques qui se sont formés après la Deuxième Guerre mondiale et resserrer ses liens avec l’URSS.

 

  Les ambitions géopolitiques sont affirmées par le titre donné à la revue : Parallèle 50. En effet, le parallèle 50 relie la France à l’Union Soviétique en passant par Prague. La culture au sens large est supposée fonctionner comme un outil de captation des esprits. La Pologne et la Hongrie apportent leur soutien intellectuel et financier à l’hebdomadaire qui paraît en plusieurs langues. Dans une première période, Jean‑Marcel Bouquin, secrétaire général de l’association France-Tchécoslovaquie, mais aussi fonctionnaire du quai d’Orsay, est le directeur de la publication en langue française. Artur London, ancien d’Espagne et résistant, en est le commissaire politique praguois. Ainsi parle-t-il de Parallèle 50 dans son livre L’Aveu qui dépeint le durcissement qui eut lieu à l’Est en 1951. Il serait évidemment intéressant d’envisager le départ de Pologne de Miłosz à la lumière de ce que rapporte London sur le climat de terreur qui gagnait de l’ampleur dans les pays satellites et sur l’abomination des procès truqués qui y furent intentés aux communistes des plus dévoués. Il faudrait peut-être également croiser les informations sur le passage de Miłosz à Prague les 16 et 17 janvier 1951 avec ce qui s’y passait. Il n’est pas absurde d’envisager que Miłosz ait entendu parler de l’anathème dont allaient bientôt être victimes le responsable et les journalistes d’un hebdomadaire, Parallèle 50, dans lequel il publiait.

 

Czesław Miłosz y avait droit à de pleines colonnes. On y vantait ses grandes qualités de poète rationnel et humaniste. Son intérêt pour le peuple était également souligné, tout comme son supposé pacifisme, alors que s’annonçait la Guerre froide et que planait le spectre d’un conflit majeur Est-Ouest :

 

Le jeu d’imagination du poète connaît des règles plus rigides encore que celles de l’œil qui regarde, du doigt qui touche. La voie dans laquelle il s’est engagé est irrévocable. Le prestidigitateur veut clore le spectacle, anéantir ce qu’il avait créé. En vain. Cela tient à vivre, sans son créateur et même contre lui. Car dans sa création le poète avait touché au nécessaire, au rationnel, à la raison même d’être, au vrai. Voilà le rationalisme et l’humanisme de Miłosz. […] L’expérience de la guerre met un accent décisif aux tendances humanistes de Miłosz et en approfondit et intensifie l’expression. L’absurdité de l’invasion et des souffrances qu’elle apporte ne se laisse pas pour lui intégrer dans l’absurde concret du monde comme il en aurait été pour le poète romantique. Elle est révoltante, elle fait exploser la compréhension la plus vaste de l’absurde, elle est criminelle dans le sens le plus aigu du mot. […] Le poète reste avec les humbles, les petites gens, c’est à eux qu’il peut apporter le salut qui n’est autre chose que comprendre pourquoi ils n’ont pas su comprendre. […] Cette projection de l’avenir dans le passé et de l’histoire dans l’avenir donne comme effet une ironie très artistique et très sage, pénétrante non en tant qu’ironie, mais en tant que connaissance.

à la richesse de son contenu correspond une grande diversité de forme dans la poésie de Miłosz. Pourvu d’une solide formation et doté avec cela d’un don poétique des plus authentiques et des plus spontanés, Miłosz est complètement maître de la forme de son vers ; il passe avec aisance de la rudesse dans laquelle sa pensée s’exprime avec netteté à une harmonie atteignant jusqu’au chant qui, elle, souligne les moments du lyrisme le plus profond, ou encore – grâce à un très subtil procédé artistique – adoucit l’ironie ou l’âpreté de la diatribe morale. Alliant à sa richesse en connaissance de la réalité et en imagination poétique celle de la forme de son vers, Miłosz fait penser à ce courant d’art dont les maîtres furent les poètes élisabetains. »

 

Outre les dithyrambes sur la création littéraire de Miłosz, la journaliste cherche à rendre le poète plus réel aux lecteurs en en livrant une description… un peu surprenante. Celle-ci confirme le titre, « Un jeune poète polonais », même si Miłosz frise déjà la quarantaine. L’image du « grand gaillard » par ailleurs « bruyant » dénote l’absence d’une certaine réserve distinguée, alors que ce Polonais appartient au monde diplomatique, fréquente les salons et bénéficie d’une éducation où l’on apprenait à savoir se tenir. Souligner qu’il est « si ardent de savoir » n’est pas sans une certaine condescendance. Il y a là une présentation orientée tant vers le côté « peuple » qu’un peu « sauvage du Grand Est » :

 

Ce grand gaillard d’une humeur souvent bruyante, mais en même temps si minutieusement intelligent, si ardent de savoir.

 

Le poète et romancier de l’île Maurice, Louÿs Masson (19151969), membre du PCF et surtout rédacteur en chef de la publication Les Lettres françaises, lui consacra de belles pages. Surprenantes sont certaines caractérisations comme « songeant à la France autant qu’à son propre peuple » ou bien l’image d’un combat entre une alouette et un vautour… Mais cette fois, c’est l’internationalisme, poétique certes, qui a droit aux feux de la rampe.

 

« La guerre, Czeslaw Milosz la passa dans Varsovie occupée, chantant le combat de l’alouette blessée contre le vautour, publiant clandestinement, songeant à la France autant qu’à son propre peuple. En 1945, il était appelé au poste d’attaché culturel polonais à Washington, office qu’il occupe toujours mais qui ne l’empêche pas de continuer à suivre cette route pour laquelle il est né : la poésie. […] plus encore qu’un ambassadeur, n’est-il pas un héraut de la poésie universelle, servant par là même son propre pays. »

 

Parallèle 50 reprend l’un des poèmes publiés par Pierre Seghers, « Chanson pour la fin du monde ».

 

La convergence politique est flagrante. Parallèle 50 consacre de l’espace à Miłosz en 1948, puis sa présence dans le milieu poétique français s’intensifie en 1949 tant grâce à l’hebdomadaire que par l’anthologie Poètes polonais. Il y a également le séjour de Miłosz à Paris et la réception à l’ambassade de Pologne dont la liste exhaustive des invités français présents mériterait d’être consultée. Les biographes du poète se référent aux paroles de ce dernier et au regard qu’il portait sur ses interlocuteurs français. Or, pour comprendre la froideur de l’accueil qui lui fut réservé en 1951 et l’ostracisme qu’il eut à subir, il est également nécessaire de s’arrêter sur la manière dont il était perçu par le monde des lettres français et sur ce qu’il représentait pour ce dernier.

 

 

 

 

Le camouflet

 

Il est indéniable que Miłosz était connu en France en 1951 et qu’il y avait été présenté comme un modèle de l’alliance entre la poésie et la nouvelle idéologie insufflée par la révolution bolchevique. Une telle assimilation est grossière, erronée, absurde même. Malheureusement tel fut le rôle qu’endossa Miłosz en intégrant le service diplomatique de la République populaire de Pologne quelques années plus tôt. Ainsi fut-il compris en France. Le plus triste est que nul ne s’intéressa vraiment à sa poésie. Le peu de vers traduits, le choix peu pertinent de ceux-ci, la mauvaise facture des traductions en témoignent. Il fut instrumentalisé avec la participation active de ceux qui promouvaient la culture engagée sur la voie du marxisme comme Jerzy Putrament ou Artur London. La gauche littéraire française le tenait donc pour une personnification de l’espoir que l’avenir heureux du monde viendrait d’URSS. Quand, en 1951, Miłosz choisit la liberté à l’Ouest, cette gauche se sentit mise en demeure de revoir ses opinions fondamentales. Miłosz donnait raison à ceux qui, à l’exemple d’André Gide, avaient dénoncé la vision utopique des lendemains communistes radieux. Un jour porte-étendard d’un camp et, le lendemain, il hissait haut les couleurs des adversaires ! Qu’un inconnu désertât, eut été à peine remarqué. Que ce fût un auteur dont les qualités avaient été encensées était un véritable scandale. Qui plus était, cela ne se fit pas dans le silence :

 

Le 15 mai 1951, au siège de la revue Preuves lors d’une conférence de presse animée par le romancier italien Ignazio Silone, Miłosz fit part de sa décision de choisir l’exil. 

 

Pareil camouflet, ni Seghers ni Aragon ni aucun des membres ou compagnons du PCF, nombreux dans le monde littéraire du début des années 50, ne pouvaient le pardonner. Pierre Seghers sut tendre la main à Paul Claudel en lui consacrant le 10e volume de sa collection, mais ne voulut plus jamais entendre parler d’un poète de langue étrangère, qui, sans gratitude pour l’accueil qui lui avait été fait, pour la publication de ses vers mal tournés (en français), avait trahi la cause ! Comment la gauche française aurait-elle pu ne pas s’offusquer de ces distinctions subtiles que Miłosz assenait de sa très belle plume comme quand il parla de Pablo Neruda qui allait recevoir le Prix Staline en 1953 !

 

Quand il décrit la misère de son peuple, je le crois et j’aime son grand cœur ; Neruda en écrivant pense à ses frères et non pas à lui-même, et la puissance de la parole lui est donnée. Mais quand il oppose à la folie de l’Occident la vie rayonnante et joyeuse de l’Union soviétique, je reste incrédule. »

 

Jamais l’on ne fit grâce au traitre polonais de pareils propos à une époque où, le « baratin » se devait d’être inconditionnellement admiratif à l’égard de l’URSS. Mais si des années plus tard, Miłosz appelle cela du « baratin », c’est qu’en effet, l’engagement marxiste du monde littéraire français était très relatif. Comme l’explique François Sirinelli, les grands écrivains français ne sacrifièrent pas leur muse à l’idéologie. Dans un pays où, en peu de temps, le prix Nobel de littérature avait été attribué à quatre auteurs dont un qui le refusa, l’on savait se protéger d’autant mieux du caractère invasif de la politique que les institutions veillaient aussi à la sauvegarde de la liberté.

 

Certaines figures de proue proclament le devoir d’engagement […] Le fait devient particulièrement sensible quand, à partir de 1947, le monde entre en Guerre froide. […] La « contre-culture communiste » n’a toutefois pas fait souche, dans une société française peu disposée à une réelle acculturation. Et plus que les produits du « réalisme socialiste » à la française, c’est en définitive l’existence en nombre d’intellectuels séduits par le communisme qui explique que l’onde de choc venue de l’Est ait eu quelque amplitude sur le moment. 

 

Cette onde de choc fut cruelle pour l’exilé Czesław Miłosz dans les années 50. Elle fut mortelle pour sa poésie en traduction française. L’auteur de La Pensée captive ou de L’Autre Europe a une présence en France mais qui connaît vraiment les vers de celui qui écrivit « En passant rue Descartes » ?

Comme le pointe son biographe, le milieu du Congrès pour la liberté de la culture , qui devint celui de Miłosz en 1951, fut un allié obligé mais pas vraiment naturel. Pierre Grémion, quant à lui, explique que ce fut Miłosz qui donna du corps à la revue Preuves. Tout ce qu’il y publia était, enfin, du matériau concret fourni à une nébuleuse gauchisante à degrés très divers et sans vision précise de l’action à entreprendre pour mobiliser l’Occident contre le stalinisme déterminé à s’emparer du monde. Miłosz se trouva ainsi entraîné à analyser le communisme réel et l’impact de ce dernier sur les hommes, les arts, les cultures. Il le fit brillamment. Il était talentueux, mais l’époque exerçait sa violence de récupération sur les êtres d’exception. Pour y échapper, il fallait avoir l’habileté, ou la capacité de pratiquer le clivage d’un Saint‑John Perse poète distinct d’Alexis Leger, le rédacteur des Accords de Locarno. Miłosz, lui, était ambigu, sa réflexion poétique était ancrée dans le monde, contaminée par la politique. Sa souffrance était d’autant plus terrible qu’il n’arrivait pas à « se préoccuper uniquement des flux et reflux » comme il l’écrivit, non sans méchanceté, à propos de l’auteur de Vents . Le célèbre article que Miłosz publia en mai 1951 dans le mensuel Kultura montre cette intrication entre son souci pour son écriture, impossible en Pologne et a priori sans lecteurs à l’étranger, et son besoin de défendre ses prises de position politiques personnelles auxquelles il s’accroche.

Il en va très différemment chez Sándor Márai, par exemple, cet autre grand écrivain qui, lui aussi, choisit l’exil après Yalta. Dans son « Oraison funèbre », écrite également en 1951, domine un immense souci pour sa culture, pour la langue hongroise qu’il craint condamnée. Le poète immigre dans un pays où elle est inconnue. Des mots anglais effilochent déjà l’expression hongroise de ses propres vers. Il sent son isolement, son déclassement, la phase de déculturation qui le menace, mais aussi l’indifférence du consul américain que tout cela ennuie. Le fonctionnaire mâche un chewing-gum, il ne sait rien, ignorant même de Béla Bartók. Le poète crie son désarroi, mais la réponse claque : «Tu étais Hongrois. Les Aztèques aussi ont disparu». Le thème de l’ « Oraison » revient : «Voyez frères de vos propres yeux ce que nous sommes, / nous ne sommes que cendre et poussière».

 

Miłosz n’est pas dans le deuil, il est dans le combat, dans l’action en permanence. Elle passe par l’écriture, parfois violente et tracée d’un jet lorsqu’il quitte des amis en pleine dispute pour les réveiller dans la nuit afin qu’ils lisent ses derniers vers. Présent dans les salons d’ambassade à Washington ou à Paris, il ne laisse personne indifférent. Quand il demande l’asile politique, il le fait avec éclat. Dès qu’il publie, on le remarque tant il rehausse par son talent la qualité de la revue quelle que soit sa tendance politique.

Une telle notoriété se paie d’autant plus que, lorsqu’on est « hors de chez soi », il n’est pas facile d’être reconnu comme ayant de la valeur, rappelle-t-il dans son poème « Émigrer ».

Le lien particulier entre Czesław Miłosz à Albert Camus tenait à leur volonté commune de rester eux-mêmes dans leurs opinions, de s’impliquer dans la vie de la cité ; mais aussi à cette communauté de destins qui fit que Paris n’oublia jamais qu’ils venaient des marges. La capitale se pique de porter ses lumières en ces terres lointaines exotiques et reculées, mais elle n’apprécie guère que les hommes de « là-bas » dénoncent ses fourvoiements occasionnels. Miłosz en conserva un souvenir cruel. En 1967, il écrit :

 

Mes observations se restreignent à Paris, une ville particulièrement implacable.

 

 

Maryla LAURENT

Université de Lille SHS

Laboratoire CECILLE [EA 4070]

marylalaurent@gmail.com

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