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Dedykacja Czesława Miłosza dla Jerzego Giedroycia ("Światło dzienne", IL, Paryż, 1953) / Sygn. dedyk003b
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De la part d’un convive reconnaissant

CZESŁAW MIŁOSZ


Les premiers jours de février 1951, j’ai fait mon apparition à « Kultura », à savoir dans la maison de l’avenue Corneille où se trouvait la rédaction, et habitaient les trois personnes qui publiaient la revue. La villa, de style pavillon de banlieue française, était délabrée et se dressait au milieu d’un jardin tout aussi abandonné. Sa remise en état allait coûter aux membres de la rédaction bien des labeurs. Comme ils arrivaient à peine à chauffer les pièces à l’aide de poêles chargés de boulets de charbon, ils passaient d’ordinaire leur temps dans la cuisine, derrière une table couverte de toile cirée. Cette table leur servait à prendre les repas préparés par Zofia, à lire la correspondance, à corriger les épreuves. Ce trio, c’est-à-dire Jerzy Giedroyc, Zofia et Zygmunt Hertz, traversait alors – j’ose le dire – une profonde défaite. Ils étaient devenus les ennemis de l’Empire, lequel Empire avait tous les atouts de son côté : une guerre victorieuse, des prisonniers par millions dans le Goulag, le contrôle de la moitié de l’Europe et le contrôle des esprits de son autre moitié, l’argent pour mener la propagande, pour bien rémunérer l’appareil de répression et l’espionnage. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer l’ampleur du triomphe de cet Etat. Comme, en Pologne, les gens s’en rendaient tout à fait compte, l’émigration est devenue le synonyme de l’inexistence, ce qui produisait des effets paralysants. Mais à peine avait-on réussi à s’accommoder de sa place dans le ventre de ce moloch que vinrent l’an 1949 et les illusions perdues, pour ceux qui les avaient nourries.

Je concevais les choses comme mes collègues en Pologne de sorte qu’en atterrissant à « Kultura », je pensais me joindre à la défaite. Si je continuais à écrire, je le faisais de la perspective, comme le disait Gombrowicz, de « l’homme renversé ». Mon milieu en Pologne cultivait ses ambitions sociales et tenait à un code tacite de bonne conduite. Emigrer signifiait descendre dans la hiérarchie sociale. Annoncer son anticommunisme équivalait simplement à un manque de tact. Je le rappelle là parce que cela décrit la vérité que personne n’a plus envie de reconnaitre. Ma morosité de l’époque, une sorte d’hystérie et mes provocations venaient de mes ambitions rabaissées qui me faisaient souffrir le martyre. Aujourd’hui, dans toute cette discussion sur le communisme, on accorde trop peu d’attention au prestige social. Plus tard, à l’époque de « Solidarność », l’orientation de ce prestige a changé de cap. En 1951, j’ai été empoisonné non seulement par l’hégélianisme mais aussi par la solitude de l’individu qui rompt avec sa confrérie, la seule qu’il possède au monde. Il devient ainsi un être autonome, et même courageux, mais contre son gré.

Jerzy Giedroyc était issu d’autres milieux et vivait un autre type de pression sociale. En entrant dans l’opposition, il s’affranchissait de l’orthodoxie ethnocentrique des patriotes. Sa vision d’une possible collaboration polono-ukrainienne, polono-lituanienne et polono-biélorussienne était (à cette époque !) folle, son idée d’exercer de loin une influence en Pologne – rocambolesque. Je me sentais toutefois proche de lui parce qu’il y avait en lui cette composante de l’homme de « là-bas », venu des confins de l’Est et, comme Jerzy Stempowski ou Stanislaw Vincenz, il comprenait ces autres problèmes nationaux. Cela créait un véritable lien de communication.

Je haïssais le monstre soviétique et j’étais conscient d’avoir par miracle réussi à échapper au Goulag. En partant de Pologne, j’endossais l’obligation de lutter. Mais cela ne veut pas dire que je croyais en la victoire, je n’ai d’ailleurs aucune intention de me joindre à ceux qui affirment aujourd’hui avoir toujours su ce qui allait se passer.

Du fait de sa constance, Jerzy Giedroyc était pour moi une énigme. Croyait-il vraiment que le partage de l’Europe prendrait fin avant une centaine d’années ? Ou bien, face à l’impossible succès de ses actions, il les poursuivait en vertu des principes stoïques, parce qu’il fallait se comporter ainsi, sans calculer les chances de réussir. Ses efforts obstinés et le choix du but unique auquel il a dédié sa vie m’inspiraient le respect et, à contre-cœur, de l’admiration. A contre-cœur, puisque des analyses réalistes le contredisaient. Dans sa poursuite absolue d’un seul dessein, il a pourtant été accompagné : derrière lui se tenait comme un rempart celle sans qui « Kultura » n’aurait pas existé, Zofia Hertz, rédactrice qui relisait chaque page de la revue, secrétaire et la cheffe de leur phalanstère en une seule personne. Tout aussi vainement, j’ai tenté de saisir la nature de la force qui la rendait capable de travailler quatorze heures par jour. Et au nom d’une idée ? Était-ce la même endurance qui lui avait permis de scier la forêt, en déportation dans la République soviétique des Maris ? Ou était-ce la profonde foi dans le sens de toute cette entreprise ? Pour ce qui est de Zygmunt Hertz – disons-le franchement - il trimait, emballait les livres, les transportait sur un chariot à main à la Gare Saint-Lazare non pas parce qu’il croyait en cette cause. Il se sacrifiait sciemment, par amour pour sa femme, loyal à la mission qu’elle avait choisie. Comme il était sceptique de nature, il était plus accessible à mon esprit tout aussi sceptique.

  Maintenant, après la mort de Giedroyc, si je reviens à ces premières années de « Kultura », c’est parce que, autrement, je ne peux saisir l’ampleur de l’œuvre qu’il a laissée. Il a gagné au jeu qui incluait le risque de perdre, qui était aussi une épreuve de caractères. Bien entendu, nous pouvons rendre hommage à sa clairvoyance ; à l’époque, il manquait toutefois d’éléments logiques pour prévoir la chute du soviétisme ; et, aujourd’hui encore, son implosion échappe à l’enchainement des causes et des effets, et s’apparente plutôt à un miracle. Ayant publié durant des décennies dans « Kultura » et dans l’Institut littéraire, je prends une petite part, imméritée toutefois, au prestige dont jouissent légitimement Giedroyc et ses proches collaborateurs. Et il me semble que montrer la misère de leurs débuts remet à une juste échelle mon apport, celui d’un homme de lettres qui a bénéficié de l’hospitalité et de la protection d’un éditeur fort désargenté.

Giedroyc est l’un des grands personnages de notre histoire. Les opinions sur sa « Kultura » vont sans doute évoluer, mais lui sera toujours présent dans le débat sur la liquidation du douloureux héritage de la Deuxième République de Pologne, il restera cette personne qui a très tôt compris que les relations entre les nations qui l’avaient autrefois composée doivent désormais suivre d’autres principes. Sa mort est une perte pour les Lituaniens, les Biélorussiens, les Ukrainiens. Espérons que, grâce à Giedroyc, nous ne verrons plus jamais la pensée ethnocentrique polonaise s’épanouir.        

trad.  Anna Ciesielska-Ribard

 

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