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Zofia Hertz sur la véranda. Maisons-Laffitte, 1994. / Sygn. FIL00012
FOT. MONIKA JEZIOROWSKA

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La décision de Zofia

RENATA GORCZYŃSKA


Dans ces premières lignes, je vous adresse d’abord, à tous les deux, mes meilleurs vœux pour cette Nouvelle année qui ne s’annonce pas formidable, écrit Zofia Hertz aux Miłosz, en janvier 1974. A partir du 22 décembre, j’avais à la maison en permanence dix personnes ; à Noël, nous étions dix-sept à table, et le repas a duré six heures ; dimanche avant le Réveillon du 31, nous n’étions que onze, mais des gens passaient toutes les heures, pour un instant, et restaient une demi journée. Je me suis dit que les forces me manquaient pour tout ça. Il ne pouvait y être question du travail, d’ailleurs à quel moment, et pourtant c’est la période la plus intense de l’année, avec les réabonnements, le bilan, les factures, les déclarations, les impôts, etc., sans parler de nos tâches premières. Après tout, à la suite des Varia de Gombrowicz, nous avons publié un autre pavé d’Odojewski, qui sera expédié dans deux jours ; de plus, nous planchons sur la fin du prochain numéro des « Cahiers Historiques » ; il y a les épreuves de tes poèmes et de deux autres livres, les suivants à la correction, sans parler du numéro double de « Kultura ». Tout ça alors qu’on vieillit… que c’est étrange.

Cette brève relation qui date de quelques années déjà, ajoutée à une des centaines de lettres écrites par Zygmunt Hertz à Czesław Miłosz, reflète, en des mots simples, l’essence de la vie de Zofia Hertz : une immense énergie positive. Jerzy Giedroyc était le cerveau du phénomène « Maisons-Laffitte », madame Hertz était sa force motrice au quotidien. Il faudrait la décrire non pas avec des adjectifs mais avec des verbes qui traduisent actions et faits. La quantité d’obligations qu’elle remplissait au sein de ce monastère laïque, ou le kibboutz selon Zygmunt Hertz, la contraignait, alors qu’elle était de nature rapide comme l’éclair, à se dépêcher en permanence.

Je suis à bout de forces et, depuis des semaines, je ne sors plus de mon trou, même pas dans le jardin qui, bien que l’hiver joue des prolongements, est noyé dans les lilas et les muguets, rapporte Zofia à Miłosz, en mai 1962. Nous avons vécu un parfait enfer, mais c’était au moins après notre retour du congé de l’année dernière. La création de l’Institut littéraire a eu des répercussions avant tout sur moi.

La hantise du retard dans son travail la poursuivait sans cesse. Ce qui la rendait parfois exigeante envers le cercle minuscule de ses subordonnés. Comme elle trimait du matin au soir, elle attendait qu’ils travaillent beaucoup aussi. Tout le monde savait que Jerzy Giedroyc était un drogué du travail, mais c’était aussi le trait de caractère de Zofia. Elle en parle ainsi :

Tard le soir, nous nous asseyions à la table du jardin d’hiver, et pendant que je planchais sur les manuscrits ou les corrections, lui tapait à la machine à écrire. 

Les corrections posaient d’ailleurs de sérieux problèmes, c’était une tâche qui dépassait la force d’une seule personne. Epuisantes, éreintantes, elles exigeaient une formidable concentration et des compétences en orthographe, en ponctuation. Ajoutons à cela une imprimerie française où il était facile de se tromper dans la production des textes d’une langue étrangère. Dans la lettre adressée à Janina Miłosz, de juin 1962, Zofia Hertz s’excuse pour les fautes dans la première édition du recueil Le roi Popiel et autres poèmes ainsi que dans le livre sur Stanisław Brzozowski L’Homme au milieu des scorpions :

…nous ne sommes pas vraiment coupables. Tout est de ma faute à moi : au lieu du titre « La chronique de la petite ville de Pornic », on a imprimé « la ville de Pornic ». J’ai eu un moment de cécité, pas pour la première fois d’ailleurs, parce que cette même erreur, si je me souviens bien, se trouve dans la version du poème publiée dans « Kultura ». C’est de la méchanceté gratuite des choses de ce monde, mais cette erreur-là est la plus dure. Mais il y a pire encore : des lignes en désordre et une strophe entière qui manque. Hélas, ce serait arrivé même si Czesław avait relu les épreuves non pas une mais trois fois (…) Après que le meilleur typographe soit parti pour d’obscures raisons, l’imprimerie en a embauché d’autres, des crétins absolus, de là vient cette histoire : au dernier moment, quand ils mettaient les machines en marches, ils ont tout dérangé (…)

Avec le livre sur Brzozowski, les mêmes confusions. Après deux épreuves revues par Czesław, j’ai lu ce livre deux fois et, comme le texte n’est pas facile, tu imagines la quantité de travail. Pour changer, diverses pages sont tombées de la machine, certains caractères se sont brisés, il a fallu au dernier moment faire la mise en page des parties entières (…) Un client français peut se fâcher sans problème et partir imprimer ailleurs, nous ne le pouvons pas ; d’autres imprimeries n’ont pas de caractères polonais ni de typographes, de sorte que nous ne pourrions rien publier du tout. Pour finir, je te dirai que la qualité du travail baisse, les frais de l’impression montent d’un mois à l’autre, pas la peine d’en parler davantage.

Elle disposait de moments de répit pendant les congés passés avec son mari, ce type de vacances propres aux personnes énergiques et curieuses du monde : en voiture, « de port en port », la nuit à différents endroits à chaque fois. Ensemble, ils ont traversé l’Espagne à cinq reprises, atteint l’île grecque de Rhodes et britannique de Jersey. Ils aimaient l’Italie, séjournaient en Bretagne, au bord de la Loire, sur la Côte d’Azur, en Corse. Zofia faisait des sauts à Londres pour rendre visite aux amis. Dans les années soixante-dix, ils ont voyagé à travers les Etats-Unis. Avec la maladie et la mort de Zygmunt, en 1979, toutes ces expéditions ont pris fin.

La conversation était pour Zofia une autre forme de détente. Elle était une interlocutrice formidable. L’œil brillant, elle racontait de superbes anecdotes et d’autres événements tragi-comiques qu’elle avait vécus ou qui étaient arrivés à ses nombreux amis et connaissances. Et comme les excentriques ne manquaient pas dans ce milieu, elle a recueilli une multitude d’histoires. Dans ma dernière interview avec elle, en été 2002, Zofia a confié ceci :

Je me suis habituée à ce travail. Le travail ? Non, c’était un labeur quotidien. Durant des dizaines d’années, je n’ai pas arrêté de lire, de taper à la machine, de faire des corrections. Du matin jusqu’à tard dans la nuit. Maintenant, je souffre de la maladie des yeux pour laquelle il n’existe pas de remède. Je ne vois pas mal de loin mais l’écriture et l’imprimé sont devenus illisibles. Les lettres sautent, forment toutes sortes de configurations, les lignes se chevauchent, se tortillent. C’est une torture, je suis devenue analphabète parce que je ne peux ni lire ni écrire (…) Le diagnostic est simple : la vieillesse. Il se passait toujours quelque chose dans cette maison, il y avait tant de personnes, de vie, d’énergie, et maintenant elle est vide.

Les ingénieurs polonais réagissent à ses propos et construisent un outil informatique de lecture dans cinq langues. Il suffisait de scanner les pages, de les introduire dans la mémoire de l’ordinateur pour qu’une voix monocorde se mette à lire. Ce genre de lecteur est d’abord difficile d’usage, il faut apprendre à le manier et s’habituer à son ton soporifique, mais il possède des qualités indéniables pour les personnes à la vue déficiente. C’est un appareil coûteux, son prix dépasse dix mille zlotys, mais la Fondation polonaise des malvoyants a avancé les frais, et Zofia Hertz l’a reçu il y a un an. Il ne lui restait plus longtemps à vivre. Elle souffrait d’autres maladies – arthrose, problèmes de circulation, bronchite chronique. Elle ne supportait pas les hôpitaux et n’y entrait que lorsque la situation devenait critique. Dix ans plus tôt, quand elle avait eu un infarctus, on l’a convaincue à grande peine de se faire soigner à l’hôpital de Maisons-Laffitte. Pendant des années, elle a beaucoup fumé mais, un jour, un médecin a réussi à la convaincre d’arrêter la cigarette. Elle affirmait l’avoir fait du jour au lendemain, sans aucun effort. Elle n’a pas flanché bien que Jerzy Giedroyc ait fumé jusqu’à sa mort.

Elle s’est mise au repos pour des raisons de santé, et non pas à cause de l’âge, après avoir dépassé quatre-vingt-dix ans. Comme si la plaque avec le numéro 91, rue de Poissy, de la maison « Kultura » était l’indication de l’âge de la retraite. Tout le monde la qualifiait de « main droite » du Rédacteur, de son « adjudant », de « la première après Dieu », de « l’informelle secrétaire de rédaction ». De son propre gré ou pas tout à fait, elle est devenue la maîtresse de maison où passaient des émigrés en foule, des migrants, une multitude de visiteurs de Pologne, des invités venant de chaque coin du monde où vivait la diaspora polonaise. Les uns y passaient une heure, d’autres restaient pour des mois. Il fallait leur donner à manger et à boire, écouter leurs confessions avinées (Hłasko, Kisielewski et Andrzejewski étaient pour cela de bien pénibles locataires ; quant à Miłosz, après avoir reçu le statut d’émigré politique en France, il se lançait dans de longs débats avec ses hôtes, les traitant parfois de… fascistes) ; puis, il fallait assurer des contacts, des bourses, la publication des livres des uns et des autres. Mais aussi les aider quand ils étaient malades, soutenir dans les moments de doute et de désespoir, protéger des agents secrets, et même s’occuper de leur enterrement, comme dans le cas d’Andrzej Stawar.

Cette maison a vu en effet passer des milliers de personnes. Parfois, des familles entières venaient nous voir, comme les Sabbat, en route pour les vacances, avec leurs quatre enfants, avec la maman Sulik, et Sulik lui-même, et ils dormaient par terre dans des sacs de couchage, nous n’avions pas où les loger ailleurs, raconte-t-elle, dans une interview de 1999.

Elle forçait l’admiration, mais suscitait aussi des craintes : la langue bien déliée, l’humour acerbe, elle avait des sympathies et des antipathies tranchées. Elle ne supportait pas l’hypocrisie, les lamentations, les poses artistiques et égocentriques. Elle respectait la loyauté, la probité, l’auto-ironie, le sens de l’humour. On racontait qu’elle ne raffolait pas des femmes. Il y a dans cette remarque une once de vérité pour ce qui concerne certains traits féminins, comme l’affectation, l’indolence, l’orgueil d’avoir un époux artiste ou le penchant pour les intrigues et les potins. Dans ces cas, elle était franche jusqu’à l’extrême, elle savait asséner la pire des vérités les yeux dans les yeux, cette netteté la caractérisait depuis toujours. Elle m’a raconté ce qui s’était passé au 2e Corps d’armée en Italie encore, quand Jerzy Giedroyc occupait le poste de directeur de publications et de revues militaires, et qu’elle était sa secrétaire.

J’ai été mise dehors aussi, sortie par le haut. D’un coup, nommée (…) directrice de notre imprimerie du camp. Je dis donc à mon nouveau chef qui a remplacé Jerzy : « Monsieur, je n’y connais rien. Mais nous avons un excellent imprimeur, monsieur Kowalewski ». « Vous êtes douée, vous allez apprendre ». « J’apprendrai peut-être, oui, mais à quoi bon si l’autre… » « Non, c’est un très bon poste, vous aurez une voiture à votre disposition ». Je suis restée dans ce travail une semaine, puis ils m’on jetée. Je l’ai d’ailleurs voulu, c’était complètement absurde. Sur ce, on m’a dirigée à la Caisse d’épargne des soldats de la Méditerranée, là où les militaires remettaient de petites sommes après avoir reçu leur solde. J’ai réussi à y rester pendant deux mois. C’était à mourir de rire. Par la pièce où je travaillais, passaient des officiers pour aller voir mon chef. Ils échangeaient l’argent contre les livres sterling. Et moi, je les connaissais tous parce que j’avais travaillé dans l’état-major. Ils me disaient : « Madame, bonjour, mais que faites-vous ici ? » Je répondais, comme si de rien n’était, que j’y travaillais. « Mais pourquoi ? Comment ça ? », « On m’a déplacée. »

Il y avait dans ce bureau quatre sous-officiers, des manchons aux bras, préposés aux comptes. Ils avaient des bouliers, des stylos à plumes qu’ils plongeaient dans les encriers, et ils se mettaient à écrire. Quand j’y suis arrivée, j’ai tout de suite demandé de me donner quelque chose à faire. « Vous avez une jolie écriture ? », « Superbe », ai-je répondu. On m’a donc donné la liste des gens qui mettaient quelques livres sur leur compte. Je devais inscrire leur nom et les sommes dans d’immenses livres où l’on enregistrait l’état de leur épargne. Je regarde la liste et je vois qu’il y manque quatre noms de soldats qui commencent par « A », cinq par « B » et ainsi de suite. Je termine un quart d’heure plus tard et je demande la suite. Le sergent rétorque : « Comment ça, vous n’avez rien à faire ? Et la liste ? », « Je l’ai terminée », « Impossible », « Vérifiez vous-même ». Quelques jours plus tard, je leur ai dit : « Si je reste encore un mois, vous allez tous perdre votre travail ». Comment faire autrement ? Me curer le nez ? Un jour arrive un certain colonel, une bonne connaissance, et il me salue. En le voyant, l’un de ces comptables me demande en plaisantant : « Et Anders, vous le connaissez aussi ? », « Parfaitement », « Comment cela se fait, vous lui avez parlé ? », « Bien entendu », « Vous mentez », « Pourquoi ? », « Si vous l’aviez connu, vous ne seriez pas ici ».

Elle savait raconter avec brio, couleurs, humour. Constantin Jeleński qualifiait Zygmunt Hertz de Sancho Pansa, et Zofia Hertz – de Don Quichotte. Autant je suis d’accord avec le premier, autant le deuxième qualificatif me laisse perplexe. De plus, il existait déjà un Don Quichotte à Maisons-Laffitte » : Józef Czapski qui, selon Zofia, « se déplaçait sur son vélo comme sur Rocinante ». Le héros de Cervantès était un romantique maladroit tourné vers le sublime, alors que Zofia, parfaitement réaliste, gardait les deux pieds sur terre. Et elle ne se laissait pas marcher dessus.

Au tout début, il fallait prolonger sa carte de séjour (en France) tous les trois mois. C’était un document de voyage sous forme d’accordéon. Une année plus tard, fin janvier 1949, je me rendais pour la première fois à Londres. Pour ce faire, je devais me munir d’un visa de sortie de France, d’entrée en Angleterre et de retour en France. Une montagne de papiers. Il me fallait aller à notre préfecture de Versailles et demander les documents nécessaires.

L’employée était très aimable, elle m’a demandé de remplir un formulaire, donné un récépissé et promis mon visa pour une semaine plus tard… Bien. Je retourne après une semaine, avec de la monnaie pour les timbres fiscaux, je lui remets le récépissé. Elle disparait, puis revient dans le bureau et me dit : « Vous n’aurez pas votre visa », « Mais pourquoi ? », « Parce que vous avez menti à l’administration d’Etat ». Elle l’a dit textuellement. « Moi, j’ai menti à l’administration ? Comment ça ? » ; « Mais, madame, et qui a habité dans tel et tel hôtel, rue des Ecoles ? » C’était vrai, en effet, un an et demi plus tôt. Je lui réponds : « C’était moi ». « Pourquoi avez-vous donc écrit que vous étiez venue en France le 4 mars 1848 ? Ce n’est pas vrai. » Mais c’était vrai. Je suis venue en France en tant que soldat et je relevais de l’administration militaire, et non pas française. Ce n’est qu’à partir du jour de ma démobilisation que j’ai commencé à dépendre de l’administration française. Sur ce, elle me demande : « Et qu’avez-vous fait pendant la guerre ? », « J’ai servi dans l’armée », dis-je. « Dans quelle armée ? » Là, j’ai vu rouge, littéralement. « Chez le général Anders, vous en avez peut-être entendu parler ». Et elle me répond : « Chez le général Anders ? Dans ce cas, je vous donne votre visa. » Il s’est avéré qu’elle n’était pas communiste, comme je le soupçonnais.

es Français des alentours appelait l’Institut littéraire « La maison des Polonais ». Dans une de ses interviews, Jerzy Giedroyc disait ceci à propos de Maisons-Laffitte :

« Kultura » fonctionne parce qu’elle a une petite équipe qui s’entend bien. Nous travaillons ensemble, mais nous habitons, faisons le ménage et la cuisine ensemble. »

Ces propos supposent une idylle, mais il en existait un revers : la sphère privée et professionnelle n’étaient pas délimitées. Aucun espace physique ni temporel ne les séparait. C’était aussi une vie isolée, sur une île, dans un circuit fermé. De fait, sans la possibilité d’émigrer ailleurs. Les relations à la maison pesaient parfois à Zygmunt Hertz : 

J’ai été mis sur une voie de garage, parfaitement recouvert d’herbe. Jerzy veut être tout, décider de tout.

Puis, il confie son amertume à Milosz, dans sa lettre du 3 mars 1965 :

Zofia part demain pour deux semaines à Crans, près de Montana, en Suisse. Elle va souffler. J’admire son enthousiasme, qu’elle ait toujours envie, elle est pourtant intelligente et comprend parfaitement tout dans son ensemble. Je pense que, si nous avions mis nos efforts, depuis 1946, dans quelque chose d’autre, nous aurions eu la suite assurée, c’est-à-dire cette période des cheveux blancs, du foie en mauvais état et des douleurs arthritiques vagabondes. Et là, deux fois rien. Pour que des gars à lunettes écrivent peut-être une thèse de doctorat ? C’est important, mais pas tant. Tout ça pour des prunes !

es réflexions encore plus amères se trouvent dans la lettre que Zygmunt Hertz adresse à Miłosz, peu avant son soixantième anniversaire, depuis les environs de Padoue où il est en cure :

Trois décennies vécues dans le confort et l’aisance, cette première moitié ne se plaint nullement, puis huit années, bizarres. Deux, dans la peur de l’arrestation, puis en déportation. Vient ensuite l’absurdité de l’armée pendant cinq ans – assigné par les aléas de la vie. En compagnie de gougnafiers, la situation du lièvre qui fait peur aux grenouilles : mes supérieurs me font « peur », mes subordonnées ont « peur » de moi. La vie trop sociale, toujours avec quelqu’un, à côté de quelqu’un d’autre. Depuis 1947, c’est l’Institut littéraire. Quand nous l’avons fondé, c’était une base d’armée, quelque chose de sûr et de solide qui te fait croire qu’on pourra toujours commander une voiture au Transit Camp, aller à la NAAFI chercher du whisky et des cigarettes.

Puis, Paris, autrement Maisons-Laffitte. Le parc, la misère, le collectif monacal, les poêles à recharger, une piètre vie « pour la gloire de la patrie ». Plus tard, on récolte l’argent pour la maison avenue de Poissy (…) C’était bien de l’avoir fait, qu’on ait eu cette maison et son parc, et cette autre aussi, nouvelle et à nous. On y a publié une quantité de bons livres, et pas mal de matériaux pour ces thèses d’habilitation qu’on écrit dans les universités depuis les années cinquante.

Mais c’était aussi une nef où tu as atterri, toi, Stawar, Hłasko, un hébergement, une mangeoire pour des centaines de personnes, des contacts pour soutirer l’argent destiné à ces gens, un tremplin pour Gombrowicz, un propulseur pour Straszewicz. Malgré difficultés et « doutes », cela était très important. Utile socialement (…)

Ce sont des plus.

Pourtant, chacun pense en premier à lui-même : j’ai soixante ans, et que faire maintenant ? (…) Comme je te l’ai écrit, je ne sais pas vivre isolé, alors qu’à Maisons-Laffitte je vis ça en quelque sorte. Je ne veux pas, ça n’aurait aucun sens, d’en parler à Zofia : que « ça va ti » mais que, ô Seigneur ! où est sa place à elle, où est la mienne dans ce « bizness » ? Que produire tous ces efforts, rayer sa vie personnelle au nom d’un idéal problématique n’a aucun sens ? Elle se trouvera, comme moi, devant le même vide. A quoi bon ?

Comme il l’écrit clairement, Zygmunt n’a pas confié ces sombres pensées à Zofia qui ne les connaîtrait qu’au moment de l’édition de la correspondance de son époux, douze ans après sa mort. Tout au long de cette période, il y aura des changements, mais Zygmunt Hertz n’a pu les voir. Ces transformations confirmaient la décision de Zofia : s’engager dans la cause de la Pologne libre, dans la vie publique au détriment de la vie privée, rester loyale aux conceptions de Jerzy Giedroyc. Bien que, disons-le, elle ait connu bon nombre de déceptions après 1989 ; plus largement : les méandres périlleuses de la vie politique polonaise, la renaissance de diverses formes de chauvinisme et d’intolérance, l’affairisme et des fraudes à grande échelle, et à titre plus personnel : un manque total de loyauté de la part de certains amis et collaborateurs, le dédain envers « Kultura », envers son rôle (au moment où l’on attribuait à son créateur de nombreux « honoris causa »), l’intérêt en baisse pour les réalisations de l’Institut littéraire, et pour finir le manque des moyens financiers pour continuer ses publications et l’archivage. Toutefois, en accord avec sa décision, Zofia est restée jusqu’à la fin de sa vie fidèle aux obligations et, après la mort de Jerzy Giedroyc, elle a continué à travailler, la main dans la main, avec Henryk, le frère du Rédacteur.

(…) nous poursuivons les préparatifs pour l’édition d’autres lettres de Jerzy : avec Mieroszewski, Weintraub, Parnicki, Miłosz. A part ça, on publiera encore deux volumes de sa correspondance, choisie encore par Jerzy, avec le Pays et l’Emigration. Il y a encore tant à faire, dit-elle, au cours de notre dernier entretien, en été 2002.

Dans une de ses lettres à Miłosz, tout en réconfortant le poète qui s’était plaint de ses misères d’émigré, Zygmunt réfléchit à sa vie, et à celle de sa femme, et à un scénario tout à fait différent. De leur déportation dans l’Oural, ils auraient pu ne pas atteindre Bouzoulouk et l’armée d’Anders mais se joindre par la suite à l’armée polonaise sous le commandement soviétique, arriver avec ses troupes à Berlin, retourner ensuite en Pologne, tenir avec de vieux camarades d’armes et, pour avoir la paix, s’inscrire au parti communiste et vivre tant bien que mal dans la Pologne populaire…

***

Bien qu’elle ne soit jamais revenue en Pologne après le mois de janvier 1940, elle connaissait les nuances de la vie du pays mieux que d’autres. Ce sont les hommes qui se trouvaient au centre de sa vie. A l’aide de ses lectures et ses entretiens, grâce à sa perspicacité, elle arrivait à extraire de l’avalanche de détails les choses les plus importantes. Elle connaissait les vagues successives d’anecdotes politiques, elle en publiait les meilleures dans une rubrique de « Kultura ».

Des mérites ? Des honneurs ? – On était autrefois l’ennemi numéro un, on se souvient quand on nous crachait dessus.

Pendant de longues années, la mort a contourné avec bienveillance la maison de l’avenue de Poissy. Tout d’abord, elle a emporté Zygmunt Hertz. Puis Maria Czapska. Ensuite Józef Czapski. Et enfin Jerzy Giedroyc. Elle viendra la chercher ensuite.

La vie de Zofia Hertz a été une goutte d’existence en concentré. Hommage donc à toutes ses réalisations qu’elle accompagnait d’un sourire, parfois ironique, parfois vainqueur, et d’un éclair dans les yeux. Sans martyrologie ni pathos.

Renata Gorczyńska

trad. Anna Ciesielska-Ribard

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