Les Parents
Franciszka née Starzycka et Ignacy Giedroyc se marient à Minsk le 22 octobre 1905, comme l'indique la date gravée sur l'alliance conservée parmi les souvenirs de famille de Jerzy. Elle, fille de l'un des meilleurs tailleurs de la ville de Minsk et lui, pharmacien de profession, sans fortune ni bonne position sociale, bien que descendant d'une vieille famille des princes de Lituanie.
Le 27 juillet 1906 nait leur fils ainé, baptisé Jerzy Władysław au cours d'une cérémonie à la Cathédrale de Minsk.
L'enfance
Jerzy passe les premières années de sa vie à Minsk. Son éducation à domicile est complétée par des leçons de piano qu'il n'aime pas. D'une santé fragile, il lit beaucoup, profitant de la bibliothèque de son père. En 1916, ses parents l’envoient à Moscou où il fréquente le collège du Comité Polonais. Dans la capitale russe, en 1917, il assiste à la révolution de Février, l'année scolaire se terminant plus tôt que prévue, il part pour Saint-Pétersbourg rejoindre un cousin de son père, Wiktor Giedroyc, mais n'arrivera pas à le retrouver. Il revient chez ses parents à Minsk. Le voyage de Giedroyc à l'âge d'onze ans à travers la Russie en pleine révolution, dure plusieurs semaines. C’est alors qu’il commence à fumer.
À Minsk, ses parents l'inscrivent au collège Polska Macierz Szkolna (organisation patriotique des d"écoles polonaises), dirigé par Marian Massonius. Les grands événements politiques interrompent à nouveau son éducation. Après la révolution d'octobre les bolcheviques prennent le pouvoir à Minsk. À partir de février 1918, l'armée allemande occupe la ville.Une partie de ses habitants polonais est évacuée, dont les familles Starzycki et Giedroyc. Ainsi, Ignacy et Franciszka, Jerzy et Zygmunt, son frère cadet de trois ans, partent à Varsovie où Jerzy poursuit son éducation au Collège-Lycée Jan Zamoyski et y passe son bac. Encore avant le bac, pendant la guerre polono-bolchévique, il s'engage dans l'armée comme télégraphiste volontaire auprès de l'état major du 1er District Militaire de Varsovie.
Les études
En 1924 Jerzy Giedroyc entre à la faculté de droit de l' Université de Varsovie.
A l'Université, il s'engage dans la corporation étudiante Patria, en devient le président, puis préside le mouvement intercorporatif. Ces différents postes lui permettent se faire un nom et d’élargir le cercle de ses relations. Lors du coup d'état du maréchal Piłsudski en 1926, il soutient d'abord le gouvernement de Witos, tout comme ses camarades, en majorité proches des idées nationalistes.
Puis l'observation du chaos et de la panique du gouvernement, "me soignent du parlementarisme, approfondissent mes tendances pro-piłsudskiennes et me persuadent de la nécessité d’un gouvernement autoritaire " écrira t-il des années plus tard dans "Autobiographie à quatre mains".
Le club des méchants mômes
Vers la fin de ses études, après avoir travaillé dans la section de publicité de l'Agence Télégraphique Polonaise, collaboré aux journaux Kurier Warszawski (Courrier de Varsovie) et Warszawianka (La Varsovienne), Jerzy, soutenu par son ami Jan Karczewski, officier du contre-espionnage, commence en 1928 à travailler au service de presse du Conseil des Ministres. Ses ambitions politiques naissent à cette époque-là; il est co-fondateur du "Club des méchants mômes", organisation informelle qui regroupe de très jeunes gens liés au gouvernement, notamment des secrétaires de ministres.
"Ce n'était pas un club d’adoration mutuelle - dit Giedroyc- mais d’hommes de différents milieux motivés par de grandes idées et non par des postes de pouvoir ». Par principe, on n'y traitait pas les affaires de postes.
Après son diplôme de droit en 1929, Jerzy Giedroyc entame des études d'histoire, et passe du service de presse du Conseil des Ministres, au poste de référent presse et de référent parlementaire au Ministère de l'Agriculture.
Le Secrétaire
En 1930 il devient secrétaire de Leon Janta-Połczyński, Ministre de l'Agriculture, et homme politique conservateur. Giedroyc est d'ors et déjà bien connu dans le milieu des conservateurs polonais - il milite depuis 1928 au sein de l'organisation Myśl Mocarstwowa (Pensée impériale), qui édite un périodique du même nom. "Pensée impériale" s'opposait à la conception de la endecja (la Démocratie Nationale - parti nationaliste) de l'état national et prônait l'idée d’un état multiethnique et multi religieux, tout comme dans la tradition de la Pologne des Jagellon. L'idée prométhéenne - que Piłsudski n'a pu réaliser en 1920- de créer des républiques indépendantes, alliées de la Pologne, en Ukraine, Biélorussie, Lituanie, Géorgie et dans le Caucase, était aussi la nôtre. Sa concrétisation pouvait affaiblir ou anéantir l'empire russe - raconte Mieczysław Pruszyński dans son livre Migawki Wspomnień (Instantanés de souvenirs).
Rédacteur pour la première fois
En 1930, Giedroyc assure l’édition du numéro 1 du trimestriel Wschód (L'Est), poursuivi ensuite par Włodzimierz Baczkowski. Puis il devient rédacteur en chef du journal Dzień Akademicki (Jour Universitaire ) dont la nouvelle formule s'appellera , un an plus tard, Bunt Młodych (La Révolte des jeunes). En 1933 Bunt Młodych devient un bimensuel indépendant qui, en 1937, se transformera en hebdomadaire et prendra le titre de Polityka (La Politique)
Fonctionnaire et homme politique
Giedroyc assoit sa position au fil des années, à mesure qu’augmente l'importance des périodiques dont il est le rédacteur en chef. Au début des années 1930 il est lié au mouvement conservateur et aux nombreuses organisations du Camp Imperial, mais aussi au Parti de la Droite Nationale de Janusz Radziwiłł.
Il se construit une réputation de politicien indépendant, bien que restant dans " l'opposition interne " au gouvernement. Il est menacé, dit-on, d'internement au camp de Bereza Kartuska pour avoir publié l'article intitulé Kirov et Piernacki. En conflit avec Juliusz Poniatowski, successeur de Jałta-Połczyński au Ministère de l'Agriculture, Giedroyc est nommé au Ministère de l'Industrie et du Commerce sous les auspices de son ami Antoni Roman, devenu vice-ministre. Il l'accompagne à l'Exposition Universelle de New York en mai 1939. En même temps, il tente de mener à bien ses propres projets politiques - en 1940 le groupe de Polityka devait présenter sa propre liste de candidats à la Diète ; l’un de ses objectifs est l'autonomie la région de Malopolska Wschodnia (Petite Pologne Orientale). Quelques jours avant septembre 1939, vu la situation en Europe, Giedroyc tente d'envoyer aux USA une mission militaire spéciale dirigée par le General Sosnkowski.
La guerre, Bucarest
Tous ces plans tombent lorsque la guerre éclate. Fonctionnaire d'état, Jerzy Giedroyc est évacué en Roumanie. Son jeune frère Henryk, dit Dudek (La Huppe), (né en 1922) et son ex-femme Tatiana, dont il se sépare en 1937 après six ans de mariage, l'accompagnent.
A Bucarest il est nommé secrétaire particulier de son ami Roger Raczyński, ambassadeur de la République de Pologne auprès de la Cour Royale de Roumanie. Il l'aide à faire fonctionner l'ambassade par temps de guerre, avec toute la spécificité que cela implique. Sont présents en Roumanie non seulement des milliers de réfugiés polonais, mais aussi toute l'élite de l'Etat polonais d'avant septembre 39, internée par le pouvoir roumain.
La réputation de piłsudskien de Giedroyc grandit aux cotés de Roger Raczyński; il n'est pas bien vu par le camp du général Sikorski, "au pouvoir" après la débâcle de septembre 39. Par provocation on le fait accuser de corruption et de commerce de documents officiels qui auraient permis d'obtenir des visas de différents pays. Après plusieurs mois d’enquête et d’interrogatoires, il est innocenté.
L'ambassadeur quitte Bucarest après la fermeture de l'ambassade en novembre 1940, et recommande à Giedroyc de rester et poursuivre son travail à l'ambassade du Chili qui, officiellement, représente désormais les intérêts polonais. Il entre rapidement en conflit avec Samson Mikiciński, qui supervise le fonctionnement du Bureau Polonais à la légation du Chili, mais y poursuit surtout ses propres trafics notamment en coopérant avec les services secrets allemands. Le groupe de Giedroyc est limogé, bien que considéré, entre autres par les diplomates britanniques, comme seul représentant légitime de la cause polonaise. Il poursuit ses activités, à titre officieux, en apportant de l’aide aux réfugiés et aux internés, tout en récoltant, pour le Gouvernement de la République de Pologne, des informations sur l’état de l’occupation allemande et soviétique.
La Roumanie rejoint l'Axe et, en février 1941, les Britanniques évacuent leur ambassade. Giedroyc quitte alors Bucarest avec leur aide.
Tobrouk, Iraq, le Mont Cassin, Gallipoli
Au printemps 1941, il s’engage avec son frère Henryk dans l’armée polonaise et, comme soldat de la Brigade indépendante de chasseurs des Carpates, il est envoyé dans la ville assiégée de Tobrouk. En août 1942 Giedroyc part en Iraq pour travailler au service de l’éducation de l’État Major de l’armée polonaise. Il y rencontre Joseph Czapski, qui dirige alors le Service de propagande de l’Armée Polonaise de l’Est et qui le nomme chef des éditions de l’armée. Giedroyc entame de grandes réformes et s’applique tout particulièrement à remonter le niveau du principal journal de l’armée Orzeł Biały (Aigle Blanc).
Avec le deuxième corps du Général Anders, Giedroyc fait toute la campagne d’Italie jusqu’au Mont Cassin, et finit par être limogé de ses fonctions au prétexte de sa politique de rédaction prétendument trop libérale au sein de Orzeł Biały. Il part à Gallipoli, dans le sud de l’Italie, comme officier chargé d’éducation. Au printemps 1945 il est envoyé à Londres avec Joseph Czapski où il est nommé directeur de la section européenne au Ministère de l’Information et de la Documentation du gouvernement polonais en exil. Il y représente officiellement le Deuxième Corps de l’armée polonaise du général Anders.
Rome – Institut Littéraire
Le 11 février 1946 le général Anders monte une équipe chargée de la création d’une maison d’édition à Rome - projet sur lequel travaille Giedroyc depuis un moment. L’Institut Littéraire est né, grâce au travail de Gustaw Herling-Grudziński, Zofia et Zygmunt Hertz, sans compter celui de Giedroyc. L’Institut œuvre pour les différentes institutions polonaises civiles et militaires, mais réalise également ses propres projets éditoriaux en commençant par la publication du roman de Henryk Sienkiewicz Legiony (Les Légions). En juin 1947 voit le jour le premier numéro de la revue Kultura, conçue comme « une carte de visite » pour les éditions de Giedroyc.
La France
L’armée polonaise doit quitter l’Italie, et l’Institut décide de déménager en France où Joseph Czapski dirige une des représentations du Deuxième Corps de l’armée polonaise. Le 27 août 1947 le général Anders entérine la composition de l’équipe de l’Institut Littéraire à Paris avec, à sa tête, Jerzy Giedroyc. En octobre de la même année, Gustaw Herling-Grudziński parti à Londres, et l’imprimerie vendue, l’équipe déménage à Paris et s’installe d’abord à l’hôtel Lambert, puis, occupe une villa en ruines au N°1 de l’avenue Corneille à Maisons-Laffitte, en proche banlieue parisienne. A Paris est publié le numéro double (2/3) de Kultura. Au bout d’un an, Joseph Czapski rejoint Giedroyc et les Hertz.
Une vie consacrée à Kultura
La fin de la guerre coïncide, dans la vie de Jerzy Giedroyc, avec la fin d’une époque. Il apprend la mort de ses parents survenue pendant l’Insurrection de Varsovie. Il se sépare définitivement de sa femme. Ses amis proches sont morts : Adolf Bocheński à Ancône et Roger Raczyński à Athènes en 1945. La seule personne qui relie le nouvel univers du rédacteur de Kultura à sa vie d’avant la guerre, est son jeune frère Henryk. Ce dernier rejoindra l’équipe de Kultura en 1952, après quelques années passées en Italie et à Londres. Dès la fin des années 40 l’identification de Giedroyc/Le Rédacteur à son œuvre Kultura, est totale. Son histoire personnelle devient celle de sa revue et du milieu qui la publie.
Durant les dix premières années de son existence Kultura recherche des voies de sortie de la crise politique dans laquelle est plongée l’émigration polonaise. Il est difficile d’analyser cette situation sans évoquer la loyauté et la sympathie que Giedroyc éprouve envers le général Anders.
Si les plus éminents écrivains polonais du XXème siècle publient dans Kultura, c’est l’effet du charisme, de la patience et de la persévérance de Jerzy Giedroyc qui chaque mois envoie des centaines de lettres dans le monde entier et incite un Witold Gombrowicz ou un Czesław Straszewicz à écrire. Si la maison de Kultura devient la mecque des citoyens de la Pologne communiste qui avaient d’autres idées que celles du pouvoir - et qui y venaient, parfois avec angoisse en brouillant les pistes derrière eux, parfois ouvertement – c’est une conséquence de l’attitude de Giedroyc ouvert aux contacts avec les gens « du pays ». Il cherche non seulement des informations, mais aussi des collaborateurs, recherche et soutient les initiatives politiques indépendantes du pouvoir. Grâce à ses décisions courageuses, son imagination, Giedroyc pendant des années, arrive, grâce à des «ruses de Sioux», à envoyer des tonnes de publications en contrebande. Ce qui fait qu’au moment de la naissance de l’opposition démocratique, sa revue est déjà bien connue sur les bords de la Vistule, renommée, appréciée et inspirant confiance.
La Maison et les Hommes
Si le plus grand mérite politique de Kultura a été de persuader les Polonais d’accepter la perte de Wilno et de Lvov, et de reconnaître que l’existence des états indépendants d’Ukraine, de Lituanie, et de Biélorussie était un élément clé pour l’indépendance polonaise (doctrine dite ULB), c’est grâce à l’âme de l’Est de Giedroyc - le pulsudskien - et non simplement grâce à l’œuvre intellectuelle de Juliusz Mieroszewski. Plus d’un demi-siècle d’activité éditoriale ont abouti à la publication de 637 numéros de Kultura, 134 numéros des Cahiers Historiques » et 512 livres publiés dans la « Bibliothèque de Kultura », ainsi que la publication de centaines d’auteurs disséminés dans le monde entier, dont un, le plus important, le porte-parole de Giedroyc – Juliusz Mieroszewski à Londres.
De rares voyages en dehors de Paris, dans les premières années un ou deux voyages par an à Londres, trente ans plus tard des voyages à la Foire du livre à Francfort. Une équipe réduite à quelques collaborateurs vivant ensemble à Maisons-Laffitte, d’abord au N°1 de l’Avenue Corneille, puis, depuis 1954 dans la maison au 94, Avenue de Poissy, achetée grâce au soutien des lecteurs. Le rez-de-chaussée occupé par des bureaux, des chambres à l’étage. Dans le « pavillon » à côté de la maison principale, des chambres d’invités – dont certains ne sont pas forcement appréciés sur le plan personnel. La maison de Kultura est presque tout le temps pleine. Parmi tout cela comment Jerzy Giedroyc peut-il trouver le temps et le lieu pour une vie personnelle ? Il se lève le premier, prépare pendant des années le petit déjeuner pour tout le monde. Il est également le dernier à aller se coucher. Sa chambre d’une quinzaine de mètres carrés au premier étage est son seul oasis de vie privée ; il s’y enferme pour une sieste l’après-midi et quelques heures de sommeil la nuit. Dans quelle mesure peut-on appeler cette maison « maison » ? Et ces quelques heures « temps privé » ? Il prend les manuscrits sur lesquels parfois il s’endort ce qui se termine par des trous dans les draps et des mégots tombés par terre…
« Nous continuons et continuons encore la vie sous la tente » dira-t-il un demi-siècle plus tard. Cette vie se termina dans la clinique MGEN de Maisons-Laffitte, le 14 septembre 2000. Il était en train de préparer la publication du numéro 637 de Kultura - le dernier.