MAREK ŻEBROWSKI
Dans l’une de ses interviews, Jerzy Giedroyc a déclaré : « A vrai dire, je n'ai pas de penchants particuliers pour les Ukrainiens ou pour l'Ukraine. Ce sont des affaires de raison ». Et bien qu’il soit possible de débattre sur la première partie de cette déclaration – de la considérer plutôt comme l’indication que la politique ne doit pas se confondre avec les émotions - la seconde partie est tout à fait vraie. En effet, pour Giedroyc, durant toute sa longue vie, les relations de la Pologne avec ses voisins de l'Est ont été l'une des principales questions de raison.
Né sous le règne du tsar Nicolas II à Minsk (actuelle capitale du Bélarus), Jerzy Giedroyc commence sa scolarité à l'école du Comité polonais de Moscou, en 1916. C'est là qu'il observe le déroulement de la révolution de Février, là qu'il fait connaissance des Russes et apprend leur langue. Plus tard, lors d’un examen à l‘école secondaire de Varsovie, il répond spontanément en russe. À l'Université de Varsovie, où il obtient son diplômé de droit, il suit en parallèle les cours d'histoire ukrainienne du professeur Miron Korduby. Il devient ensuite le premier rédacteur en chef du périodique Est, associé au mouvement dit « prométhéen » qui soutient les aspirations indépendantistes des nations asservies par la Russie bolchevique. À la même époque, la revue qu’il fonde Bunt Młodych [La révolte des jeunes], rebaptisé plus tard Polityka, tout en suivant la ligne de Pilsudski, se montre fort critique à propos de la politique à l’égard des minorités nationales.
Après son épopée durant la Deuxième guerre - après avoir travaillé à l'ambassade de Pologne à Bucarest et servi dans l'armée du général Anders - Jerzy Giedroyc ne fait pas partie de ceux qui pensent à une nouvelle guerre mondiale dans un avenir proche. Pour lui, la bataille la plus sensée est celle de l’esprit et de la parole. La publication du mensuel Kultura devient désormais le premier objectif de l’Institut Littéraire. Rapidement, la thématique de l'Est y est fortement représentée, et Juliusz Mieroszewski, l’un de ses contributeurs majeurs dès les années 1950, en devient le principal protagoniste. Il est difficile de savoir, d’attribuer avec justesse la paternité des conceptions politiques soit à Giedroyc, soit à Mieroszewski. Leur correspondance prouve que le Rédacteur inspirait Mieroszewski, mais que, souvent, ils discutaient en détails des paragraphes entiers des articles de Mieroszewski.
Suivant les convictions de Giedroyc, c’est précisément à partir de l’Ukraine que Kultura se devait de formuler son programme de l’Est. L'article de Józef Łobodowski, paru en 1952 et intitulé « Contre les fantômes du passé » fut l’un des premiers à traiter de cette question ; à sa parution, il porte l’annotation que les opinions y exprimées correspondaient à l'opinion de la rédaction. Entrant en controverse avec les journalistes émigrés polonais et ukrainiens, Łobodowski constate que les sept années passées à l'émigration ont été gaspillées pour le dialogue entre les deux nations.
Il serait grand temps que les Polonais comprennent que les Ukrainiens sont une nation distincte, affirme-t-il. Les Ukrainiens, quant à eux, gagneraient à revoir, au moins en partie, leur vision de l'ancienne République polono-lituanienne et à regarder, pendant un instant, la période de l'entre-deux-guerres dans la perspective polonaise. (...) Un jeune chroniqueur ukrainien m'a dit un jour : « Oui, nous parlons amicalement ici, nous nous sentons bien l'un avec l'autre, nous sommes d'accord sur beaucoup de points, mais je pense que, si dans quelques années, nous nous rencontrons sur le pont de Przemyśl, nous nous tirerons dessus ».
La même année, Giedroyc publie une lettre de Józef Majewski, un jeune prêtre polonais basé à Pretoria, qui demande que les Polonais acceptent la perte de Vilnius et de Lviv au profit des Lituaniens et des Ukrainiens, et cet écrit provoque une véritable tempête. La presse émigrée se déchaîne, des lecteurs indignés inondent Kultura de courriers de protestation. Commentant ces réactions, Juliusz Mieroszewski déclare plus tard que « la Pologne ne peut retrouver et maintenir son existence indépendante que dans le cadre d'une Europe entière fédérée », y compris l'Europe des Ukrainiens et des Biélorusses.
C'est ainsi que débute le débat qui aboutit à la publication, près d'un quart de siècle plus tard, en 1974, de l'article de Juliusz Mieroszewski intitulé « Le complexe russe des Polonais et la région ULB [Ukraine, Lituanie, Biélorussie]».
Les Ukrainiens, les Lituaniens et les Biélorusses du XXe siècle ne peuvent être des pions dans le jeu historique russo-polonais, écrit Mieroszewski. (...) Nous devons rechercher et s’allier à ces Russes qui sont prêts à accorder le plein droit de l'autodétermination aux Ukrainiens, aux Lituaniens et aux Biélorusses et, ce qui est également important, nous devons nous-mêmes renoncer une fois pour toutes à Vilnius, à Lvov et à toute politique ou projet qui, au moment futur où une situation favorable pour la Pologne se présenterait, viserait à établir notre avantage à l'Est aux dépens de ces nations. Les Polonais et les Russes doivent comprendre que seule une Russie non impérialiste et une Pologne non impérialiste ont une possibilité de mettre de l’ordre dans leurs relations mutuelles. Nous devons comprendre que tout impérialisme est mauvais, qu'il soit polonais ou russe, qu'il soit établi ou qu’il soit potentiel, en attente de la situation propice pour sa réalisation. Les Ukrainiens, les Lituaniens et les Biélorusses doivent bénéficier à l’avenir du plein droit à l'autodétermination, comme l'exige la raison d'Etat russe et la raison d’Etat polonaise. C’est la seule voie qui conduit à enterrer le désastreux système « soit nous, soit eux ».
Ce postulat fonde le programme oriental de Kultura, de Jerzy Giedroyc et, sous le nom de « doctrine ULB », il s'est fortement inscrit dans la pensée politique polonaise.