PAUL ROBERT MAGOCSI
Paul Robert Magocsi[1] Zeszyty Historyczne 1991, 97, [Cahiers historiques…]
La Galicie orientale commence à faire partie de l'empire des Habsbourg en 1772, en tant qu’une partie du territoire de la Pologne annexé par l'Autriche, lors du premier partage [de la République des deux nations], et elle y reste rattachée jusqu'en novembre 1918. Selon des données datant de 1849, dans cette région située à l'est du San, les Ukrainiens représentent 71 % de la population alors que, en 1919, ils ne sont que 62 %. À la suite de l'invasion allemande et soviétique de la Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale, le territoire est occupé par les Soviétiques de la fin septembre 1939 à la fin juin 1941, puis par les Allemands jusqu'en 1944. De 1945 à aujourd'hui, il est sous la domination soviétique.
La Galicie orientale n'est qu'une partie du problème territorial et politique ukrainien parce que, avec le nord de la Bucovine et de la Transcarpatie, elle représente entre 12 et 15 % du territoire et de la population. Nous ne traiterons ici - en comparant les gouvernements des deux empires et leurs politiques à l'égard de la population ukrainienne - que de la question de la nationalité, sans aborder les aspects économiques, militaires et administratifs[2].
L'Ukraine occidentale, et la Galicie qui en fait partie plus spécialement, ont joué un rôle important au XIXe siècle, dans la préservation et l’essor de l'idée nationale alors qu’à l’époque tsariste elle avait été étouffée. Quand on examine le mouvement national ukrainien, tant en Galicie orientale que dans l'ensemble de l'Ukraine, il est nécessaire de tenir compte de certaines questions fondamentales. L’identité nationale est apparue sous deux formes. L'une était inspirée par l'intelligentsia, l'autre par les autorités de l'État. Ces processus sont courants au sein des minorités des États multinationaux, dont la langue, la culture et l'identité diffèrent de celles de la majorité dominante. Les chefs de file des minorités s’efforcent de convaincre leurs compatriotes qu'ils constituent un groupe distinct et qu'ils devraient se voir accorder au moins une autonomie culturelle et politique, sinon l’indépendance. Quant aux autorités de ces États, elles estiment qu'en soulignant le caractère distinct et particulier des groupes nationaux, elles renforcent leur loyauté, leur fidélité au gouvernement et à la structure sociale de l'État.
Les Ukrainiens constituaient une nation sans État, leur conscience nationale a été éveillée et formée par l'intelligentsia et, parce qu'ils ont vécu sous deux empires, ils ont été soumis à la pression de deux conceptions étatiques de la nation. Sous le règne des Habsbourg, et leur pouvoir conciliant, le mouvement national ukrainien a pu se développer. Quant à l'empire tsariste, il exerçait une politique totalement différente envers les nationalités qui le composaient. Cet écart de méthodes a marqué en profondeur le sentiment national ukrainien.
Les habitants des Etats multinationaux peuvent se sentir parfaitement à l'aise et loyaux, en possédant une ou plusieurs identités nationales. Par exemple, sur le territoire de l'Ukraine du XIXe siècle, un habitant était à la fois Malorusse (Ukrainien) et Russe. La position de l’élite dirigeante cosaque en est le témoignage le plus clair. En cherchant à être reconnus comme membres de la noblesse russe, ils se sont assimilés à cette dernière, d'autres Malorusses considéraient que l'attachement simultané à leur « province » ukrainienne natale et à la Russie dans son ensemble était tout à fait possible et évident. Avec l’essor de l'idée nationale, certains dirigeants ont stipulé que, pour la maintenir et la renforcer, le principe de la double loyauté devait être remplacé par un principe exclusif et commun à tous. On ne pouvait être un Russe de Malorussie ou un Polonais d'Ukraine : on devait être Russe, Ukrainien (ce terme a été préféré à celui de Malorusse parce qu'il accentuait plus clairement la différence) ou Polonais.
Comment ces principes contradictoires ont-ils affecté les méthodes et l’activité des Ukrainiens, en particulier en Galicie orientale où ils vivaient d'abord sous le sceptre des Habsbourg, puis sous la domination des Soviétiques ?
Les deux puissances cherchaient à poursuivre leurs objectifs : la monarchie des Habsbourg était préoccupée par la loyauté et l'allégeance à la dynastie, l'URSS par la création d'un État communiste sans classe et, éventuellement, à l'avenir, sans nation. Quels ont été les résultats de la politique des Habsbourg et de l'Union soviétique à l'égard du mouvement national ukrainien en Galicie orientale ? En ce qui concerne les Habsbourg, les résultats pour la nation ukrainienne ont été positifs. Dès les années 1770, l'impératrice Marie-Thérèse, ainsi que son corégent et son successeur Joseph II ont lancé une série de réformes qui ont eu un impact positif sur la conscience nationale encore embryonnaire. Dès leur prise de la Galicie, la monarchie fait la distinction entre les Ukrainiens de Galicie et les Russes, en nommant ces premiers Ruthènes. Le statut de l'Église gréco-catholique est rehaussé, devenant égal, en 1774, à celui de l'Église catholique romaine. En 1777, l'ukrainien a été introduit comme langue d'enseignement dans les écoles primaires et, en 1787, un « Studium Ruthenum » a été fondé à l'université de Lviv. L’existence d'un séminaire gréco-catholique sous le nom de « Barbareum » en 1775, à Vienne, était d’une grande importance. Ce type d’initiatives a été entrepris à chaque fois que la monarchie traversait des périodes de crise. Par exemple, en 1848, sous les auspices des autorités monarchiques, les Ukrainiens en tant que groupe national ont commencé à participer à la vie politique et, à partir de ce moment-là, le rôle de leur mouvement national s’est intensifié. Cette même année, les Ukrainiens fondent leur première organisation politique, la Kholovna Rada Rouska, publient le premier périodique, Zorya Khalytka, organisent les premières sociétés culturelles Rouska Matytsa et Narodny Dom, et enfin la première organisation militaire Rouska Natsionalna Gvardia - Spichnyi Streltsy. En outre, ils participent activement à la vie parlementaire de la monarchie, un centre d'études supérieures est créé à l'université de Lviv : la chaire de langue et de littérature ukrainiennes. Certains nationalistes polonais se mettent alors à affirmer que les Habsbourg - et en particulier leur gouverneur Franz Stadion - ont « inventé » les Ukrainiens.
La politique bienveillante des autorités autrichiennes à l'égard du mouvement national des Ukrainiens de Galicie au milieu du XIXe siècle traversait différentes étapes au cours des soixante-dix dernières années de la monarchie. Toutefois, et malgré le rôle croissant des Polonais dans le gouvernement provincial - surtout après 1868 - le mouvement ukrainien a continué à se développer. Un certain nombre de sociétés et d'organisations culturelles, de maisons d'édition, de périodiques et de partis politiques ont été fondés. Dans le domaine le plus important, celui de l'éducation, le nombre d'écoles élémentaires de langue ukrainienne est passé, au cours des quarante dernières années de la monarchie, de 1 293 à 2 510, et celui des écoles secondaires de 1 à 5. De plus, neuf nouvelles chaires d'ukrainien voient le jour à l'université de Lviv. Les autorités autrichiennes s'impliquent aussi dans le conflit interne portant sur la nationalité qui oppose des membres rivaux de l'intelligentsia, les uns soutenant que la population slave orientale est russe, les autres affirmant qu'elle est un groupe distinct, ukrainien. Les autorités autrichiennes affirme leur soutien clair à l'orientation pro-ukrainienne. L'acte le plus significatif à cet égard est une résolution du conseil scolaire de Galicie en 1893, en vertu de laquelle seul l'ukrainien est autorisé dans les écoles, en tant que langue des autochtones[3].
Les Ukrainiens désiraient pourtant plus d’avancées. Ainsi, ils n'ont pas réussi à obtenir la division territoriale de la Galicie en deux parties, polonaise et ukrainienne, ni à fonder une université ukrainienne, même s'ils le réclamaient vivement, et la domination des Polonais dans l'appareil administratif supérieur et intermédiaire n'a pas non plus diminué. Mais même si les Ukrainiens de Galicie n'étaient pas aussi bien lotis que les Polonais, il y avait un grand contraste entre leur situation et celle de leurs frères qui vivaient dans l'empire russe.
Dans la Russie tsariste, avant 1905, il n’existait légalement aucun parti politique, aucune organisation culturelle ni un organe de presse ukrainien. Il n'y avait pas non plus d'école ukrainienne de quelque niveau que ce soit. La langue ukrainienne a été officiellement effacée entre 1863 et 1876, et cet état de fait a perduré jusqu'en 1905. Face à cette réalité dans la partie russe, les Ukrainiens de Galicie, malgré les critiques et les réserves de quelques milieux politiques à l'égard de l’un ou l’autre aspect de la politique autrichienne, sont restés de fidèles « Tyroliens orientaux », jusqu'à la fin de l'empire des Habsbourg.
Sous le pouvoir polonais[4], le nombre d'institutions culturelles a diminué, la plupart des écoles primaires de langue ukrainienne ont été converties en écoles bilingues polono-ukrainiennes, et il ne restait plus qu'une seule chaire à l'université de Lviv. Puis, dès septembre 1939, les autorités d'occupation soviétiques liquident les restes de la période « féodale » des Habsbourg du début de leur règne ; vient ensuite l'occupation allemande – de juin 1941 à l’automne 1944[5].
Après la guerre, l'URSS, devenue la puissance dominante en Europe centrale orientale, a aussi imposé sa forme de nationalisme d'État aux habitants de la Galicie orientale. Les nouveaux dirigeants façonnent le visage de la Galicie orientale selon le concept soviétique de la double loyauté. Les Soviétiques ont procédé à l'ukrainisation en expulsant la population polonaise restante, ce qui a été nommé le rapatriement et, dans l’enseignement, la langue polonaise a été remplacée par l'ukrainien ou par le système bilingue russo-ukrainien. Il en est de même des institutions et des organisations culturelles polonaises, remplacées par les ukrainiennes. L'Eglise catholique romaine n'a pas été respectée non plus[6].
Une autre action se déroulait en parallèle : la liquidation de toutes les anciennes organisations et associations politiques, culturelles et religieuses ukrainiennes dont les origines étaient liées soit au « féodalisme » des Habsbourg, soit à la Pologne « bourgeoise ». Certaines institutions qui existaient - ou ont été réactivées pendant l'occupation allemande - ont été liquidées comme « collaborationnistes » et « fascistes ». C'est le cas de l'Eglise gréco-catholique qui, pendant près d'un demi-siècle, a été régie de manière quasi patriarcale par le métropolite Andrzej Cheptytsky, symbole vivant de l'identité nationale des Ukrainiens de Galicie. Les autorités soviétiques, à l'instar des autorités tsaristes du XIXe siècle, décident alors d'abolir l'Eglise gréco-catholique et, à cette fin, elles convoquent un conseil du clergé gréco-catholique à Lviv, en 1946, auquel elles ordonnent de rompre l'union avec Rome. La résolution de ce concile prive l'Église gréco-catholique de son statut juridique, ce qui contraint ses fidèles de rejoindre l'Église orthodoxe. Toutes leurs églises sont soit fermées, soit reprises par le clergé qui s’est converti à l'orthodoxie.
Le processus soviétique d'ukrainisation de la Galicie orientale a consisté en l’élimination systématique de tous les signes, symboles et souvenirs historiques associés au passé et à la position des Ukrainiens sur ce territoire. Les autorités soviétiques interdisent l'usage du drapeau national, de l'hymne national, du souvenir des héros des luttes ukrainiennes en Galicie, notamment contre la Pologne et plus tard contre l'occupation allemande. Ils sont stigmatisés comme « nationalistes bourgeois », dont les activités sont dirigées contre l'URSS. Les Ukrainiens de Galicie ne peuvent désormais rester que des Ukrainiens soviétiques. Qu'est-ce que cela signifie ? Oublier tout ce qui a précédé et qui a été considéré comme positif dans l'histoire de la Galicie à partir de 1772, y compris - quelle que soit la période - ce qui est lié à la présence polonaise sur ce territoire. Les autorités soviétiques ont toutefois fait quelques exceptions. Comme Ivan Franko, écrivain et journaliste (1856-1916) d’obédience socialiste qui ne figure pas sur la liste des exclus. Il a été présenté comme un précurseur des militants communistes du XXe siècle. Les autorités soviétiques en ont fait un héros national, ce qui n’avait rien à voir avec son indéniable talent. L'université de Lviv, de nombreuses rues et places portent son nom, des colloques traitent de son œuvre. On glorifie également un groupe de militants communistes peu connus d'avant-guerre et de la période de guerre qui ont lutté contre les dirigeants « bourgeois » ukrainiens et les « collaborateurs » locaux.
Pour les Ukrainiens vivant sous le régime soviétique, garder la double loyauté et la conscience de leur nationalité ukrainienne est très problématique. Sous le règne des Habsbourg, ces principes, contradictoires en apparence, ont pu coexister parce que la hiérarchie de la loyauté n'entravait pas l'activité sociale ni politique et n'exigeait pas non plus que l’on abandonne l’identité nationale. Les Slaves galiciens de l’Est pouvaient être à la fois des patriotes ukrainiens et des sujets loyaux des Habsbourg. Ces deux identités étaient compatibles.
Dans la Russie impériale, comme nous l'avons dit, s’appliquaient des règles complètement différentes. Les mêmes règles ont été reprises par le système soviétique. Dans la Russie tsariste, la hiérarchie de la loyauté signifiait qu'un résident de l'Ukraine - de la Malorussie comme on l'appelait alors - était au mieux un Malorusse. La langue malorusse n'existait pas, l'ukrainien n'était pas autorisé dans l'enseignement, de sorte que tous les contacts avec les autorités devaient se faire en russe. La langue maternelle ne s'étendait pas au-delà des villages. Dans ces conditions, un Malarussien était, de fait, un Russe inférieur, moins développé. La société de la Russie tsariste considérait que le passé ukrainien n'était qu'une partie de la civilisation russe, elle qualifiait donc le territoire et la langue de l'Ukraine médiévale de « vieux russe », et le pays était nommé la « Ruthénie kiévienne » ou le royaume « ruthène » de Galicie. L’hetman Bohdan Khmelnitsky n’était qu’un Cosaque russe.
Les Soviétiques - contrairement au gouvernement tsariste - reconnaissent la langue ukrainienne et les Ukrainiens en tant que nation, mais leur interprétation du passé historique n'est pas très éloignée de celle du tsarisme. La politique soviétique contredit le caractère distinctif reconnu de la langue ukrainienne puisque, dans les années 1930, on considérait qu'il était nécessaire que les élèves et les étudiants ukrainiens maîtrisent couramment le russe. On déploie systématiquement de grands efforts pour rapprocher les deux langues en modifiant l'alphabet, la grammaire et la prononciation.
L'identité pluraliste en termes soviétiques consiste en une évolution en trois étapes pour tous les peuples vivant en URSS, mais en particulier pour les trois peuples slaves orientaux : le russe, le biélorusse et l'ukrainien. Ces trois étapes sont : l'essor, le rapprochement et la fusion. A la fin, les différentes nationalités s'uniront en une seule nation soviétique. La loyauté pluraliste dans la monarchie allemande des Habsbourg a permis non seulement de préserver mais aussi de développer la conscience nationale des Ukrainiens, alors qu'en URSS, elle signifiait un processus progressif de russification ou, au mieux, la préservation d'une identité russe « de seconde zone », sous quelque nom que ce soit : malorusse ou ukrainien.
Dans la psyché ukrainienne, par tradition, hésiter entre l'acceptation d'une identité nationale plurielle et une identité nationale exclusive perdure. Les conditions dans lesquelles les Ukrainiens de Galicie ont vécu sous les Habsbourg ont fait d'eux l'élément le plus conscient du point de vue national de l'Ukraine soviétique. Ils constituent une partie unique de la population. L'attachement profond d'environ ¾ de la population ukrainienne à la loyauté pluraliste semble expliquer la réticence de la société ukrainienne à lutter pour l'autonomie ou l'indépendance, contrairement aux peuples baltes et caucasiens qui expriment leurs revendications avec de plus en plus de force. La différence d’aspects de l'identité nationale ukrainienne découle de la répartition géographique de sa population. La République soviétique d'Ukraine compte environ 50 millions d'habitants, couvre une superficie de 604 000 kilomètres carrés et elle est, en termes de population et de territoire, la deuxième de l'URSS après la Russie. Par souci d'exactitude, il conviendrait de parler non pas d'une, mais de quatre Ukraine :
1) occidentale,
2) centrale - les districts de Kiev et de Poltava,
3) le district industriel de Donbass-Dniepr,
4) la côte méridionale de la mer Noire et la Crimée.
Ce n'est que dans l'une de ces régions, à savoir l'ouest (et en particulier la Galicie), que de grandes manifestations patriotiques et une activité nationale se sont développées à l'époque du régime de Gorbatchev.
L'Ukraine orientale et le district industriel du Dniepr sont habités par une importante population russe qui est, sinon hostile, du moins indifférente aux aspirations nationales ukrainiennes. La situation est similaire sur la côte sud de la mer Noire et en Crimée, où, soit dit en passant, les Ukrainiens n'ont pas de racines historiques profondes. Quant aux Ukrainiens ethniques des régions orientales et occidentales, nombre d'entre eux ont inscrit « Ukrainien » dans leurs documents personnels au titre de la nationalité et parlent l'ukrainien (plus probablement un jargon russo-ukrainien), mais ils ne sont toujours pas impliqués dans un mouvement politique visant à relever l'image de la culture ukrainienne. Bien sûr, dans les régions centrales (Kiev et Poltava), qui ont formé la langue ukrainienne en lui donnant un haut niveau littéraire, le mouvement national a plus de potentiel, étant plus fort. Néanmoins, même dans ces régions, une tradition administrative et religieuse vieille de plusieurs siècles agit contre une séparation claire et décisive de l'ukrainité du monde russe. Après tout, certaines parties de l'Ukraine sont sous la domination moscovite et russe depuis le milieu du XVIIe siècle et, de plus, ces Ukrainiens sont liés aux Russes par l'orthodoxie qui, dans de nombreux cas, est un lien plus fort que le lien national qui lierait les Ukrainiens orthodoxes à leurs frères gréco-catholiques de Galicie. Même au coeur de l'Ukraine, dans les régions de Kiev et de Poltava, sans parler des régions orientales et méridionales, le problème de la loyauté nationale pluraliste, aussi vivant dans les années 80 qu'il l'a été dans le passé, est principalement lié à la loyauté russe ou peut-être soviétique.
Le résultat des élections relativement libres à la Verkhovna Rada [Conseil suprême], en mars 1990, a montré que la force et la portée territoriale du mouvement national sont limitées. Le Bloc démocratique, composé d'organisations et d'individus, a présenté aux électeurs un programme visant à transformer l'Ukraine soviétique en un véritable État ukrainien, et c'est sur cette plate-forme qu'il se bat contre le Parti communiste d'Ukraine. Lors de cette élection, sur 450 sièges, le Bloc démocratique en a remporté un peu plus de 100, avec une victoire décisive dans deux régions : en Galicie, avec 43 des 47 sièges, et à Kiev (ville) où il a obtenu 15 des 21 sièges. Ailleurs, les candidats du Bloc démocratique ont obtenu 15 % des voix, dans le centre et l'est de l'Ukraine, et en Bucovine, en Transcarpatie et en Crimée, le Bloc n'a remporté aucun siège.
Le problème le plus important pour l'organisation principale du RUCH - qui rassemble tous les éléments de la société ukrainienne qui souhaitent un renouveau spirituel et culturel et la formation d'un Etat véritablement ukrainien - est une grave dissension interne. Le RUCH ne réclame pas un Etat indépendant, mais souhaite transformer l'actuelle Union des Républiques soviétiques socialistes en une fédération de républiques égales, dans laquelle l'Ukraine aurait un contrôle total sur les affaires culturelles et économiques. Ces aspirations sont exprimées dans la déclaration de souveraineté ukrainienne proclamée par le Conseil suprême de l'Ukraine, le 16 juillet 1990. Au-delà de la déclaration, la tâche la plus importante consiste à convaincre l'écrasante majorité des Ukrainiens dans toute l'Ukraine, et pas seulement en Galicie et à Kiev, qu'ils doivent abandonner leurs loyautés pluralistes pour une identité nationale unique et exclusivement ukrainienne. Tant que le RUCH et les autres organisations nationalistes ne surmontent pas cette question, leurs activités seront limitées. Tout l'effort doit donc être orienté vers la mobilisation de la société. [...]
Quelle est la position de Moscou ? Elle semble favorable au maintien de l'URSS, sauf que les relations du centre avec les républiques devraient évoluer vers une fédération d'Etats-nations. Si tel est bien l'objectif des dirigeants politiques de Moscou, l'expérience de la politique des Habsbourg en Galicie orientale devrait non seulement être prise en considération, mais même imitée.
Comme les Habsbourg avant elle, l'URSS pourrait - en théorie - satisfaire le besoin instinctif de fierté nationale des Ukrainiens si elle mettait fin aux versions tsariste et soviétique de la double loyauté, selon laquelle les Russes sont les frères plus âgés et plus sages des « Petits-Russes », des Ukrainiens. Cette attitude vise de fait à effacer les différences entre les cultures ukrainienne et russe, ce qui suscite des inquiétudes légitimes quant à la menace qu'elle fait peser sur l'indépendance. Les Soviétiques devraient, à l'instar des Habsbourg, considérer la fierté nationale des Ukrainiens non pas comme une menace, mais comme un phénomène sain nécessitant un soutien. Les Ukrainiens doivent être traités comme des partenaires égaux dans l'inévitable transformation politique de l'URSS.
Il convient de noter que l'un des principaux dirigeants ukrainiens estime que l'existence même de l'Ukraine dépend de l'organisation des relations avec une Union soviétique reconstruite.
Dmytro Pavlytchko, président de la Société de langue ukrainienne « Taras Chevtchenko », membre du Conseil suprême d'Ukraine, qui a été l'un des principaux militants appelant à la souveraineté et à « l'indépendance complète », admet que « la sécession immédiate de l'Union soviétique est en ce moment impossible ». Car, quelle que soit la réaction du gouvernement de l'URSS, dit Pavlytchko, « nous [les Ukrainiens] ne sommes pas encore assez prêts pour une indépendance totale. De nombreux Ukrainiens russifiés réagiraient négativement à une telle mesure ». Les deux parties sont conscientes que la réalisation de leurs objectifs nécessite un accord mutuel[7].
En ce qui concerne les Ukrainiens de Galicie, la politique des Habsbourg a été couronnée de succès : ils sont restés de loyaux « Tyroliens de l'Est ». La guerre mondiale a mis fin à l'expérience des Habsbourg. Dans la situation géopolitique actuelle, il est peu probable que l'URSS soit menacée de l'extérieur, mais des bouleversements internes sont possibles en raison de conflits entre nationalités et d'énormes difficultés économiques. Les autorités soviétiques se trouvent aujourd'hui dans une situation très favorable pour mettre à profit l'expérience de la politique nationale des Habsbourg à l'égard des Ukrainiens. L'idée n'est pas seulement d'accepter leur mouvement national, mais de travailler ensemble pour reconstruire les relations politiques entre les pays qui font maintenant partie de l'URSS.
D’après la traduction polonaise de Benedykt Heydenkorn
[Sauf indication, les notes proviennent de l’anthologie : Zamiłowanie do spraw beznadziejnych. Ukraina w „Kulturze” 1947-2000 [La passion pour les causes désespérées. L’Ukraine dans Kultura] sous la rédaction de Bogumiła Berdychowska, éd. Institut Littéraire et Institut du Livre (Pologne), 2016.]
[1] Paul Robert Magocsi (1945) : historien américain, professeur de sciences politiques ; spécialiste des études ukrainiennes.
[2] Pour plus de précis, voir P. R. Magocsi, Galicia : A Historical Survey Bibliographic Guide, Toronto-Buffalo-London, 1983.
[3] J. Kozik, The Ukrainian National Movement in Galicia. 1815-1849, Edmonton 1986.
[4] [A titre de rappel : l’auteur fait ici référence à la période allant de 1918 à 1939 où cette partie de la Galicie est incorporée à la IIe République de Pologne (n.d.t.)]
[5] B. Budurowycz, „Poland and the Ukrainian Problem 1921-1939”, in : Canadian Slavonic Slavonic Papers, XXV, Toronto 1983.
[6] J. B. Schechtman, Postwar Population Transfers in Europe, 1945-1955, Philadelphie, 1962.
[7] L’Interview avec D. Pavlytchko, The Ukrainian Weekly, 5 août 1990.