JURIJ SZEWELOW
Iouri Cherekh[1] Kultura 1951, n° 1
Belle ville que Kharkiv, immense, joyeuse ! Combien de temples du Seigneur, combien de palais, de bâtisses gouvernementales, d’immeubles, et d’écoles de toutes sortes, pour garçons et jeunes filles, il y a aussi le palais de l’évêque, la poste, le château avec sa prison ! Il y en a là de ces maisons, chers amis ! Belles, grandes, toutes en briques, aux toits peints en vert.... Ou encore le clocher au milieu de la ville ! Tu veux en voir le sommet, retiens d'abord bien fort ton couvre-chef sur la tête, puis lève les yeux et regarde jusqu'à ce que tu voies la sainte croix de la tour, mais, fais attention, même si ton chapeau ne roule pas à terre, tu peux toi-même tomber en arrière, tellement notre clocher s’élève en hauteur ! Et combien de rues dans ce Kharkov, mes bons sires ! Longues et droites, et même pavées parfois, de sorte que la plus grosse boue ne fait pas peur, tu ne vas pas t’y embourber même avec une piètre rosse. Voilà comment est notre ville !
C’est ainsi que Khrykhori Kvitka-Osnovianenko[2], barde de la campagne ukrainienne préservée et patriarcale, voit le Kharkiv du début du XIXe siècle, c’est pour lui un miracle absolu qui suscite de la crainte et de l'émerveillement à la fois, difficile de démêler ce qui prévaut. Kharkiv était à cette époque une modeste capitale de l’oblast.
L'année de sa fondation reste inconnue. Vers le milieu du XVIIe siècle, lassés par les guerres de Bohdan Khmelnytsky et le début des Grandes troubles, s’installent en ce lieu ceux qui veulent troquer la dure vie cosaque contre l’idyllique existence rangée de la région agricole et relativement isolée de Slobodes [les Libertés]. Mais dans l'histoire, les idylles ne durent pas. Lentement, mais sans plus s’arrêter, l’ombre de l’insatiable Moscou rampe depuis le nord vers ces paisibles contrées. Les bourgs s’unissent pour former une ville. Des quartiers d’artisans voient le jour. Khrytsko Skovoroda enseigne encore les vieilles sagesses ukrainiennes, mais, déjà sur le mont qui surplombe la Lopan, surgissent les bâtiments officiels tsaristes et, de l'autre côté de la rivière, derrière les rues tranquilles de Tchobotarska et Kotsarska, près de la Goncharivka, surgit de terre un autre symbole du régime, sa geôle ou un château-prison, comme l'appelle Kvitka. Le monde patriarcal ukrainien regarde, apeuré, interdit, le monstre qui pousse tout près, sur son propre sol, érigé par son labeur, à ses frais...
Quarante-cinq ans se sont écoulés et la littérature nous apporte de nouveaux témoignages sur Kharkiv. Rien d’étonnant dans le fait que, cette fois, il en sort sous la plume d’un écrivain russe. Kharkiv devient en effet la porte par laquelle entre l'offensive de Moscou en Ukraine. Anton Tchekhov décrit Kharkiv comme une ville sale, aux rues sans pavés, peuplée de marchands russes. Des villages ukrainiens avoisinants ont déjà été englobés par la ville et sont devenus des quartiers : Panasivka, Jouravivka, Zaikivka, Osnova, Zimna Gora. De nouveaux centres hors ville naissent, ils portent désormais les noms qui ne sont pas ukrainiens ; les usines sont concentrées à Petinka et, plus loin, Rachkina Datcha, Tiourina Datcha... En ville, les dynasties de marchands donnent le ton, ce sont les Jerevjev, Ponomariov, Ryjov, Outkinov, Serikov, Ignatov, Sokolov... Ils arrivent du nord, attirés par la richesse des terres ukrainiennes. Un nouveau centre-ville se développe. Les capitaux russes, et les capitaux français et belges, font construire dans le Donbass. Les portes s'ouvrent en grand vers le nord. Kharkiv semble devenu l’ennemi de la terre ukrainienne.
Mais voilà qu'au cours de la révolution ukrainienne entre 1917 et 1920, l'élément ukrainien se lance de nouveau à la conquête de la ville. Il progresse par à-coups, rejeté à chaque fois par les forces du nord. Mais il est déjà là. La puissance étrangère, contrainte de reconnaître l'Ukraine, proclame sciemment Kharkiv, sa capitale : si elle a été jusqu'à présent une porte ouverte sur le nord, pourquoi ne pas remplir à présent ce même rôle ? Mais le flot ukrainien était sorti de ses rivages, et il n’est plus possible de le repousser dans le paisible village patriarcal de l'époque de Kvitka. Ces gens acceptent le défi. Kharkiv, capitale de l'Ukraine ? Qu'il en soit ainsi. Dans ce cas, nous ferons de Kharkiv la capitale de l'Ukraine. Plus encore, nous en ferons le centre et le symbole de la nouvelle Ukraine. Il n'y aura pas de retour en arrière. Kharkiv deviendra la capitale ukrainienne du pays ukrainien.
Il y a eu un Kharkiv d’hommes libres, d’artisans et de hameaux. Puis, il y a eu un Kharkiv provincial, la ville à la grisaille désespérée propre à l’empire russe. Maintenant, Mykola Khvyliovy[3] annonce la naissance du troisième Kharkiv, le symbole de l'urbanisme ukrainien. Le symbole d'une Ukraine qui se rebelle et redresse l’échine. Et oui, Khvyliovy connaît bien l’histoire de la ville.
…elle a oublié sa naissance dans les Slobodes [Libertés], elle a oublié ses régiments du même nom, elle n'a pas non plus composé le conte de fées à l’américaine, ni bâti de ces édifices qui vont jusqu’au ciel, mais ses ruelles dissimulent toujours de sanglantes légendes qui dureront des siècles et des siècles.
Avec Pavlo Tytchyna[4], Khvyliovy pouvait lancer cette interrogation :
Oh, Kharkiv, Kharkiv, où est ta face ?
A qui adresses-tu ton appel ?
Englué dans un verbiage boueux,
Tu es noir comme la nuit même.
Mais il savait bien dans quelle direction Kharkiv allait être propulsé, vers la steppe ukrainienne et ses forces vives.
Soudain, il franchit les ponts
- et le voilà dans la steppe !
Qui tournoie avec les vents -
Vire, et saute, et court,
Et tu n’apaiseras plus,
Non, ce fils de diable…
Ce n’est pas grave que « neiges et tempêtes règnent sur ton printemps. De la neige mouillée, de la pluie d'avril ». Pourvu seulement que « l'horloge éclaire depuis les hauteurs ta tête, la mienne, toutes les nôtres ». Cette horloge qui prend la mesure de l'histoire. L'histoire qui travaille pour nous. Et l'horloge brille toujours au-dessus de nos têtes. Nous sommes déjà en avril. L'été viendra. Le pays va se renouveler. Et puis Khvyliovy s'écrie : « Oh que j'aime cette ville, à la folie... La nuit. Le printemps. La tumulte des eaux ».
Une génération de romantiques passionnés, une génération de jeunes hommes aux yeux bleu clair est partie à la conquête de Kharkiv. A la reconquête du calme provincial. Vous avez déclaré que Kharkiv est la capitale de l'Ukraine ? Qu'il en soit ainsi, nous en ferons une capitale. Et la remplirons des contenus ukrainiens. Le troisième Kharkiv est né, celui de Khvyliovy et du mouvement Valipte, du théâtre « Berezil » de Kourbas, des expositions de l'ARMU[5] dans les salles d'un ancien monastère, des débats enflammés, sans compromis, dans l’Immeuble de littérature V. Blakytny, sis rue Kaplounivska. Il y a aussi des études orientales, avec les étudiants ukrainiens, à l'âme de ce pays, suivant le programme sur ce pays, selon leurs désirs, les usines et l’administration deviennent peu à peu ukrainiennes ; c’est le Kharkiv débordant de vie, de créativité, et d'un courage insensé. Le troisième Kharkiv et celui de la jeunesse ukrainienne.
Ce troisième Kharkiv était donc, du point de vue administratif, la capitale de la République socialiste soviétique d’Ukraine. La génération de ses idéologues voulait élever l’esprit de la ville au rang de capitale et, dans leur rêve de créateurs en faire un centre mondial. Moscou ne pouvait l’accepter. Les idéologues de cette génération, et la génération même qui a osé penser, devaient disparaître. Le 13 mai 1933, un coup de feu retentit dans le bureau de Mykola Khvyliov[6]. Puis le cœur de Mykola Skrypnyk s'arrête de battre à son tour[7].
Le Guépéou (remplaçant de la Tchéka) s’attèle à la tâche. Par centaines, par milliers, puis par dizaines de milliers, les jeunes de Kharkiv font leurs adieux à la vie. Après avoir été interrogés, rue Sovnarkomivska ou rue Tchernichevska, ils sont fusillés par les tchékistes ou déportés vers le nord et l'est de l’URSS. Une nuit, la statue de Blakytny disparaît de son emplacement. Le « Berezil » est transformé en théâtre d'État du nom de Chevtchenko et met désormais en scène des pièces folkloriques. Tout près s’installe le Théâtre dramatique russe. Commence à paraître un quotidien en russe Drapeau rouge, tandis que le journal ukrainien (Le Prolétaire de Kharkiv rebaptisé La région socialiste de Kharkiv) continue. Soit, que les paysans lisent encore leur journal ukrainien, mais en ville - comme dans toutes les villes du vaste empire – on a besoin de la presse russe. Plus question de fonder de villes-capitales. L'Ukraine n'existe plus que sur le papier. On prononce définitivement la sentence sur le troisième Kharkiv, le rebelle, par deux actes : le transfert, en pompe, de la capitale à Kiev et la démolition, discrète, de nuit, des tombes de Blakytny, Skrypnyk, Khvyliovy. Ainsi enterre-t-on le troisième Kharkiv, raconté par Khvyliovy, avec passion et tendresse, avec tant de puissance, de fierté, de lyrisme, et une telle simplicité. Un enterrement sans annonce nécrologique ni discours au-dessus de la tombe. Dans un parfait silence. Alors que se produit une hécatombe, qu’on torture et fusille, qu’on fait mourir de faim.
Mais on ne peut exécuter tout le monde. Qui reste-t-il donc ? Qu'est-elle devenue, la ville de Kharkiv, que sont devenus ses habitants : un foyer de révoltés lucides, ou un troupeau d'honnêtes citoyens du nouveau régime ? Qui remplit désormais les amphithéâtres des universités et des instituts, là où l'on ne peut plus pénétrer qu'avec un laissez-passer du « département spécial » du NKVD installé dans les établissements d’enseignement supérieur ? Comment vivent-ils, quel air respirent-ils ? Jusqu'à présent, la littérature soviétique n'a rien dit à ce sujet. (Nous parlons ici de littérature, non pas de papier à recycler. Sur ce dernier, on a imprimé toutes sortes de baratins sur la jeunesse à la Stakhanov, sur la vie plus belle, plus joyeuse qu’autrefois, sur les villes florissantes de l'Ukraine florissante - mais, que Dieu soit loué, - il y a des paroles, des livres et même des bibliothèques entières, apparemment écrits, et pourtant inexistants. Tout simplement dépourvus d’existence !) La littérature soviétique n’en dira jamais rien. Le quatrième Kharkov s'est attribué le rôle de province. Pourtant, quand une province commence à se rendre compte qu'elle est province, elle a déjà fait le premier pas pour cesser de l’être. Mais peut-on le permettre ? C’est que la situation du quatrième Kharkov est la même que celle de toute l'Ukraine aujourd'hui. Comment en parler ? Comment savoir ce que les gens pensent et vivent dans un pays où tout le monde s’applique à ne pas penser tout haut, où les parents ont peur de leurs enfants, et les enfants des parents, où l'on érige des monuments à la gloire d'un garçon qui voulait en finir avec son propre père[8] ? Il est vain d’attendre quoi que ce soit des publications officielles. Quand on lit les journaux soviétiques, on est surpris par le fait qu’on ne peut rien y apprendre. C’est un pays où l'on n'écrit jamais ce qu’on pense dans une lettre et, d’ailleurs, on essaie d'en écrire le moins possible. C’est aussi un pays où le journal intime a cessé d’exister puisqu’il servait uniquement aux agents du NKVD.
L'auteur de ces lignes a enseigné dans des universités soviétiques pendant quinze ans, j’ai donc eu des contacts suivis avec des étudiants et beaucoup d’amis parmi les jeunes. Les sujets politiques n'étaient jamais abordés. Les aspects négatifs de la vie n'étaient jamais mentionnés non plus. Mais on arrivait à saisir certaines choses. Puis, en exil, je me suis entretenu avec des étudiants qui avaient fui le pays. Et oui, ici, ils s’exprimaient bien différemment... Et ensuite, il y a l'ouvrage d'un jeune écrivain émigré, Leonid Lyman[9], Le Récit de Kharkiv qui apporte beaucoup au sujet. On pourrait lui donner le titre Le Récit du quatrième Kharkiv. Il est écrit par un homme qui a lui-même appartenu à la plus jeune génération universitaire. Il avait vécu la guerre, en 1941, alors qu’il était au milieu de ses études. Son ouvrage se distingue par une vision très claire des détails, par une grande honnêteté et le courage d'appeler les choses par leur nom, et pourtant on n’y remarque aucun complexe d'émigré, ni le moindre parti pris politique. Ses observations et avis coïncident avec ceux que j’exprime ici. Et c'est déjà beaucoup, cela encourage à prendre la parole.
Nous voici en juin 1941, dans l'amphithéâtre d'une université ou d’un autre établissement d’enseignement supérieur de Kharkiv. Nous avons en face une génération de jeunes d’une vingtaine d’années. Un bref calcul nous aidera à comprendre mieux les choses. Ces gens sont nés aux alentours de 1919. Dans le catalogue des clichés soviétiques se trouve celui-ci : ils sont « nés avec Octobre ». Mais cette génération-là semble être plus jeune encore. Elle n'a pas connu les dix années de lutte désespérée du peuple ukrainien contre les Soviétiques, contre Moscou. Elle ne sait pas comment les universités ont été « prolétarisées ». Le coup de feu de Khvyliov a retenti alors qu'ils avaient treize ou quatorze ans. Le troisième Kharkiv leur a échappé, ils ne l'ont pas connu de son vivant et, après sa destruction, le pouvoir soviétique a fait tout pour qu'ils n'apprennent rien à son sujet. Cette génération n’a pas non plus connu les coutumes de l'ancienne campagne ukrainienne ; ils avaient dix ou onze ans à l’époque où la collectivisation s’est mise à couper les racines des traditions paysannes. Ces jeunes ignorent tout de la formidable renaissance de l'esprit ukrainien des années 1920. Les gens plus âgés, et c'est compréhensible, ne leur en ont jamais parlé. Ils ne connaissaient donc plus l'histoire ukrainienne, ni même l'histoire russe, car cette génération a grandi avec « l'histoire de l'URSS ». La littérature ukrainienne leur a été présentée dans les limites imposées par les manuels de Novitsky[10], Pilkhouk[11] et Chakhovsky[12], pour qui 80 % des écrivains ukrainiens n'ont jamais existé, d’autres œuvres sont rapportées sous forme d'extraits ou d'éditions nettoyées par la censure. Quand ils avaient l’âge de dix-huit ans, le terrible ouragan de l’époque de Iejov[13] les a balayés, et la traque spirituelle a été un fait d'autant plus terrible que ces jeunes n’ont pu en comprendre ni causes ni sources. Cette génération a donc grandi sur la propagande politique, aux réunions du Komsomol, en y apprenant à s’exprimer et se comporter de manière toute spéciale, elle a vécu sans discuter, sa philosophie, se limitant aux slogans du parti, et ayant pour seules autorités Marx - Engels - Lénine - Staline, personne d’autre n'y était admis.
Oui, c'était une terrifiante école. Les jeunes y éduqués n'ont jamais été jeunes, au sens propre du terme. A son époque, Khvyliovy s'était adressé aux jeunes avec passion et un romantique enthousiasme. Ce n'était pas un jeu de mots. Et à son époque déjà, il apercevait, d’un regard lucide, le vieillissement de la jeunesse. Il remarquait donc que les jeunes perdaient leur capacité à transformer le monde. Que vaut une jeunesse qui ne veut pas bouleverser le monde ? Khvyliovy exhorte la jeunesse à rester j e u n e. Mais c’est ce que le régime craignait précisément le plus. Et il a tout fait pour faire vieillir la jeunesse et il a réussi à obtenir des résultats probants.
C’est que la « jeunesse jeune » de tous les temps, à l’aide de son indomptable élan, prend d'assaut le monde. Avec le slogan : « Aux barricades !». La jeunesse vieillie du quatrième Kharkiv essaie de traverser le monde sans toucher à rien, sans rien déplacer, ni même frôler. Ils ont peur de s’interroger sur eux-mêmes et ne posent de question à personne. Ils préfèrent ne pas savoir grand-chose à propos des autres. Comme ça, ils sont plus en sécurité. Ces jeunes n'aiment pas les gens et ils en ont peur. Ce sont au fond des solitaires, bien qu'ils fassent semblant d’être sociables, actifs et qu’ils vivent en troupeau. Ils ont grandi au milieu de constantes restrictions : de nourriture, de vêtements, de lumière électrique... et surtout de sincérité. Ils se protègent en se conformant à un modèle rigide : ne pas se distinguer, être comme tout le monde, parler, s’habiller, lire comme les autres, un portrait de Staline au-dessus du lit. C'est ça la sécurité. Il vaut mieux ne pas trop exiger de la vie. Personne n'a officiellement proclamé l'obligation de l’ascétisme, mais on n'est pas loin de le pratiquer. A partir de maintenant, l’homme tient, pour idéal, un escargot qui a la capacité à se cacher et disparaître à tout moment.
Pourtant, la chose n'est pas aussi facile qu’on le croit. Devenir un escargot à vingt ou vingt-deux ans ! Renoncer aux sentiments. On voudrait parfois être sincère, on le voudrait à en hurler de douleur, de honte. Mais on ne peut pas. Et la sincérité d’un autre, il faut la prendre pour une provocation. Dans ce pays, même l'amour est « cousu » de politique et débattu aux réunions du parti. Pourtant, malgré tout ça, on a besoin des sentiments. L'homme ne peut pas vivre sans. Et c'est là que le système arrive à la rescousse. Il en crée des substituts. Comme dans les magasins de biens destinés aux privilégiés, on y façonne et distribue - de manière planifiée - le bonheur artificiel. A faibles doses rationnées par les autorités, l'Etat procède à la distribution des coupons de ce bonheur artificiel, des coupons qui imitent les sentiments. On est libre de prendre des cours de danse. Et de regarder le film La Grande Valse venu de Vienne. On mise sur le sentimentalisme : voilà une romance tzigane ou une chanson douceâtre du folklore de la rue, mais tout ça soumis à une stricte censure. Voilà l’image attendrissante du soldat de l’Armée rouge alors qu’il s’écarte d’une passerelle pour laisser passer une paysanne « libérée », originaire de Galicie. Des opinions officielles sont émises, elles deviennent normes : personne au monde ne sait aimer comme l’homme soviétique ; ailleurs, il n'y a pas de familles aussi harmonieuses qu’ici, ni de vies aussi heureuses. Et quand l'escargot n'en peut plus à force de se cloîtrer dans sa coquille, quand le jeune n'est plus capable de faire des discours, il peut, brièvement, s’échapper dans ce monde de substituts émotionnels : écouter quelque romance d'Izabella Iourieva[14] ou une chanson larmoyante de Vadim Kozin[15], dans l’original ou sur un gramophone.
La vie spirituelle à la vitesse de l’escargot et la mécanisation de la vie sociale ont engendré des substituts de sentiments. Mais le sentiment du faux est né en même temps. Derrière la belle parole, totalement fausse, sur la pureté, l'amour et l'amitié, se cachent le vide, la brutalité et la saleté de casernes. C'est de là que naît le nihilisme de la jeunesse soviétique. On pense ça et on dit autre chose. On dit ça et on agit autrement. Même en exil, nous sommes souvent frappés par la facilité avec laquelle les personnes ayant reçu l’éducation soviétique savent mentir. Ils mentent parfois même sans but ni nécessité. Ce n'est pas de leur faute et, dans les conditions soviétiques, ce n'est même pas un défaut. C'est un trait inhérent, général, c'est l'un des principaux moyens d'autodéfense qui, avec le temps, pénètre dans le sang et la chair. Agir sans être sincère est obligatoire dans ce pays où les lois ne font qu’interdire, sans rien permettre (à moins qu’on définisse comme permission ce qu’on interdit : par exemple, l'interdiction de ne pas travailler s’appelle « le droit au travail »). Ils n’y gagnent que forts et rusés, ils ne devraient d’ailleurs pas faire semblant d'être de pauvres froussards, de se faire passer pour des gens ordinaires et tout à fait moyens. En raison de cette répétition continue des mêmes modèles banals, en raison de l'hypocrisie généralisée, la parole s’est usée et son sens réduit à néant. Tout est unifié et uniforme, comme dans une cantine ouvrière. (L'auteur du présent article est entré un jour dans un restaurant de Kherson. Tout le monde mangeait la même chose. Quand j’ai demandé s'il n'y avait pas autre chose, contre un supplément, le gérant de l'établissement a répondu, avec fierté : « Nous servons le m ê m e menu à tout le monde »). La faillite et la platitude de la parole a entraîné la faillite et la platitude de son contenu. Chacun se préoccupe de lui-même, uniquement. Ici, l'homme est mille fois pire pour l'homme que le loup. Mais on n'en parle pas. Et pour un jeune individu prématurément vieilli qui fait un saut de l'enfance (l'enfance passée dans la cour d'un immeuble et dans une école militarisée) à la vieillesse, des concepts tels que l'amour, la noblesse d’âme, le patriotisme ressemblent à de modèles bancals, aux slogans appartenant à une démagogie bon marché. Il ne se l'avoue peut-être pas à lui-même, mais il le ressent en réalité.
Prudence, hypocrisie, cynisme, nihilisme.... et, au fond, on se dit : pas de bonheur, pas de nation, pas de pays à soi. Qu'est-ce qui reste ? De vils mensonges, des mensonges et encore des mensonges. Et la seule chose qui soit réelle, c'est m o i. Et ce qu’on doit faire, et ce qu’on fait, est de sauver ce moi dans un monde pénible, hostile et totalement faux. Le nihilisme mène au carriérisme. Le rusé qui s’adapte vite peut s’attendre aux distinctions et médailles, à sa propre voiture, aux privilèges, à une villa à Sotchi et aux récompenses staliniennes. Il faut donc concentrer toute son énergie non pas sur la lutte contre le système, mais sur l’élimination de ses rivaux, pour se frayer un chemin à la carrière, à la meilleure adaptation possible. Fais un croche-pied (mais en douce), agis avec ruse (mais discrètement), hisse-toi au sommet à tout prix, en renversant tous les autres (mais sans faire de bruit). C'est ainsi que se développent le carriérisme et l'égoïsme de cette génération. La cruauté et la passion pour les honneurs.
Et de là, de façon fort inattendue, naît son absolu apolitisme. Un paradoxe, dirait-on. Comment ça ? Des gens dont la vie est saturée de politique, des gens qui, même dans leurs moments les plus personnels, communiquent à l'aide de slogans du parti et de banalités sorties droit de journaux, ces gens donc sont censés être apolitiques ? Et pourtant, c'est le cas. La vie sociale, avec tous ses « engagements » politiques, suscite chez eux une profonde répulsion. Là où ils le peuvent, ils se sauvent par un mensonge ; là où la chance ne sourit pas, ils continuent à tirer avec dégoût leur pénible charge.
Mis à part cela, rien, le vide. Nous sommes en juin 1941.
Au-delà des frontières de l'URSS, une guerre terrible est en cours. D'une minute à l'autre, l’incendie va s'étendre sur l'Europe de l'Est. Mais la presse qui a reçu des instructions spéciales encore en septembre 1939, n'en parle pas. La seule chose qui préoccupe les gens est de ne pas perdre leur carrière future, de ne pas se faire reléguer en province, d'éviter la mobilisation aux écoles de pilotage, bref, de se tirer d'affaire, d'organiser au mieux la vie privée, bien à soi. La guerre éclate soudainement, sans susciter d’élan d’héroïsme, sans surprendre spécialement. C'est une génération apolitique parce que la politique aussi est devenue mensonge, parce que cette génération se compose à présent d’atomes séparés. Chacun pour soi, de soi, en soi.
Le cercle de notre analyse se referme. Avec l’escargot, nous avons commencé et, par l’escargot, nous terminons. Le monde se réduit à une coquille. Ne cherche rien à l’extérieur de la coquille, il n’y a rien d’étincelant, de pur ni de décent.
Si nous mettions là un point final, ce seraient le désespoir et la mort, ça sonnerait le glas, « Finis Ucrainae ». Heureusement, pas de point final en ce lieu. Ni dans le récit sur la vie, ni dans la vie même.
Aucune génération - même la plus mécanisée, la plus programmée - ne constitue un tout compact. Il y existe des exceptions, en nombre. L'éducation rurale n’est pas la même qu’en ville, les ouvriers ne sont pas à confondre avec les gens du parti et de la bureaucratie à ses sommets. Même les étudiants en première année sont différents de leurs collègues de la dernière. Et surtout, une génération est composée de personnes. Les personnes d'une même génération partagent certes des traits communs, mais restent toujours des individus. Aucun régime n'a encore réussi à égaliser en profondeur l’esprit des hommes. La génération du quatrième Kharkiv n'est pas un protoplasme. Elle est constituée de personnes.
Il y en a qui se sentent, dans le système soviétique, comme des poissons dans l'eau. Ils changent d'avis en fonction du tournant de la ligne politique du parti, trouvent du plaisir à deviner à l’avance chaque tournant et vivent toujours en état d'alerte. Mais ils ne sont pas la majorité. Tous les autres – à des degrés divers, de manière plus ou moins aigue, en homme désespéré ou à moitié mort, sobre ou en état d’ébriété - ressentent de temps à autre que cette vie est fausse, que le régime est faux aussi. Les uns éclatent en sanglots, de façon hystérique, comme ça, sans raison. D'autres pensent au suicide. D'autres encore se lancent dans la solution de « belles catastrophes » et se mettent à exposer, avec une sincérité naïve, une fraction de leurs pensées, de leurs intimes idées, tout ça dans des rapports destinés aux... membres du Komsomol, du parti de leur institut ou leur université.
Ces pensées, ces idées intimes... Oui, à quelques exceptions près, les jeunes du quatrième Kharkiv ont sauvé leurs pensées et leurs idées. Le régime ne les a pas éradiquées et ne les éradiquera pas. Et c'est extrêmement important. Là se trouvent peut-être les graines qui vont germer à l'avenir. N’exagérons pas toutefois le degré de maturité, ni l'harmonie de ces pensées enfouies. Il est vrai toutefois que - à l'exception des personnes ci-dessus mentionnées - tout le monde se rend compte que les choses ne tournent pas rond. Tout le monde en est conscient, mais seulement en soi et pour soi, parce que, dans le quatrième Kharkiv, les gens sont décomposés en atomes, entourés de méfiance comme d'un mur de verre, un mur qui ne fait passer aucun son ; puis, personne n'est capable de percer jusqu’à la racine du mal, personne n’a l’accès aux sources de la critique ni à un autre espace de pensée que l’officiel. Certains croient qu’il s'agit d'un conflit de générations. D'autres sont tellement habitués à penser en termes de classe qu'ils ne sont plus capables d’émettre une idée différente. Le problème du système soviétique et du rôle que Moscou y joue n'existe pas pour eux, il n'y a que le problème de ce qu’ils nomment « insectes ». C'est à cela que ressemble le programme à la Vlassov dans ses différentes nuances, opportuniste et à courte vue, une édition révisée, bon marché des slogans soviétiques pour ceux qui ne peuvent penser ou qui veulent à tout prix sauver l'empire. Mais même les plus intelligents, les plus honnêtes, ceux qui se rendent compte que le régime piétine et opprime l'homme, que l'idée même de l'homme est en Russie soviétique - comme le dit Lyman – « à l’étape de la théorisation », même ceux qui rêvent d'une société idéale dans laquelle tous auront les mêmes chances alors que leurs réalisations différeront, et qui mettent en avant l'idéal des « belles catastrophes », même ceux-là ne comprennent pas, ou ne formulent pas à leur propre usage la réponse suivante : la réalisation d'un tel idéal signifie l'effondrement du système soviétique et le démantèlement de la Russie.
En observant de loin, il est possible de voir que, derrière tous ces rêves sur la « classe paysanne » dirigeante ou sur la justice et la société idéale, se dissimule de fait l'idéal d'une Ukraine ukrainienne indépendante (à savoir la convergence du système social avec le type psychologique de ce peuple et de ses idéaux). Parce que ces jeunes ressentent les particularités nationales. Le mot Ukraine et son contenu imprègnent leur esprit bien plus fort que chez la génération qui a fait la révolution de 1917. Ce mot et son contenu sont même devenus un élément organique de l’esprit de nombreux Russes et Juifs qui vivent en Ukraine depuis des années. Mais les protagonistes du quatrième Kharkiv n'ont pas appris à penser en termes nationaux. La conscience et le subconscient suivent des voies à part. C’est donc une autre raison de leur dilemme spirituel, de leur insatisfaction face à la vie, ce qui reste confus, ignoré d’eux-mêmes. Parce qu'on leur a appris à ne penser qu’en termes de catégories de classe alors que la vie leur apprend à penser par des catégories matérielles, ce qui les transforme en philistins étriqués. La conscience de la nation est certes plus forte chez eux qu'elle ne l'était autrefois, mais existe surtout dans le subconscient.
Dans le roman de Lyman, un des héros parle des « trains de mon pays ». Et c’est bien vrai, c’est un détail bien trouvé. L'URSS tout entière lui apparaît comme son propre pays. Quand il parle de l’amour pour son Kharkiv, il fait preuve de son sentiment national, mais consciemment, il ne saisit pas, sur le moment, que cette ville est la sienne sans l’être (« Sur notre terre qui n’est pas à nous », disait Chevtchenko). De retour de Galicie, l'héroïne du roman dit avoir découvert, avec surprise, qu’on ne « nous » aime nulle part parce que « nos » autorités sont stupides. Ici, un pas a déjà été franchi pour se dissocier des autorités, mais ce « nous » et ce « nos » sont encore une offrande déposée sur l’autel de la nation soviétique comme concept.
Le sentiment fort de l’identité nationale peut coexister, dans les consciences, avec le concept de « la nation soviétique » précisément parce qu'il n'y a pas de programme, mais une demi-pensée, un demi-sentiment. Ils sont bien naïfs ces journalistes et observateurs étrangers qui succombent à l'hypnose de la propagande soviétique et croient que la question nationale n'existe nullement en URSS. Si elle n'existait pas, les fictives républiques qui en font partie auraient déjà été éliminées depuis un bon moment. Et oui, c'est justement la question nationale qui angoisse le plus le Kremlin, et sa préoccupation se manifeste souvent et sous diverses formes, tantôt dans les discussions « linguistiques », tantôt par la pression de la russification qui monte ou faiblit. Mais il est vrai que la question nationale en Ukraine n'évolue pas vers des formes primitives, celle d'hostilité et de haine, comme ce fut souvent le cas, en Galicie par exemple ; ici, personne ne considère que les autres nations sont de moindre valeur, on ne les affuble pas non plus de noms risibles. Le centre de gravité de la question nationale s'est déplacé de la sphère émotionnelle extérieure à la sphère sociopolitique. Le problème s'en trouve-t-il moins aigu ? C’est plutôt le contraire qui se produit.
Toutes ces questions avaient déjà reçu leur forme mûre, définitive, mais dans les conditions de la vie soviétique d’avant la Seconde guerre, il était impossible de leur donner le cadre d’un système idéologique complet. C’est pourquoi cette génération n'avait pas été en mesure de livrer une bataille décisive contre le régime d'occupation. Il est impossible d'engager une bataille sans disposer d'un champ de bataille, qui ne peut être délimité que par la pensée en termes de nation. La génération du troisième Kharkiv l’avait acquise, mais elle a manqué à la génération du quatrième.
Oui, le régime a enseigné à ces jeunes le mensonge et la cruauté, leur a inculqué la lenteur de l’escargot, l’esprit philistin, l'égoïsme et le nihilisme. Mais, à l'exception de quelques individus, ces traits ne se sont pas enracinés dans l’organisme, dans l'essence même de cette génération. Elle a le sentiment, et le nourrit, du faux de tout ce qui leur a été enseigné. Et c'est déjà très important. Car la sensation du faux érode la foi. Et l’absence de foi dans le système soviétique, en même temps que l'inexistence de foi dans quelque chose d'autre (puisque cette autre chose est ignorée) signifient que les forces spirituelles de cette génération restent endormies, inutilisées. Et si la capacité d’adaptation de cette génération au système est l’un de ses aspects caractéristiques, le fait que ses forces spirituelles restent inutilisées en est un autre.
Le premier aspect ouvre sur le négatif, le second sur le positif. Ce positif qui fait croire en l’avenir, en la renaissance possible des plus belles traditions du troisième Kharkiv.
Si l'énergie accumulée, inutilisée ne peut trouver d’issue dans les paroles et les actes, on est en droit de penser qu’elle se réalisera dans l’enrichissement intérieur de l'homme. Il est possible de priver un individu de ses biens et de ses relations avec d'autres. Mais on ne peut pas « dékoulakiser » son cerveau, dit un protagoniste de la pièce d’Afinogenov, La peur[16]. C’est vrai, même si les choses ne sont pas aussi claires, simples et directes. Puisqu’il est possible de placer un individu dans des conditions d'isolement spirituel telles, que son processus de pensée ne s’arrêtera pas mais sera inhibé, déformé et, surtout, ne parviendra pas à former de système autonome et cohérent. Nous avons déjà vu les succès du régime en ce domaine.
Et pourtant, on ne peut « dékoulakiser » le cerveau humain. L'intense soif de vivre, les vastes ressources de santé spirituelle que les jeunes du quatrième Kharkiv portent en eux – cet héritage du passé ukrainien - n'ont pas trouvé d'emploi rationnel, utile dans leur vie mutilée, mais tout cela a trouvé une issue dans l’accroissement intense de la connaissance. Certes, dans ces domaines aussi, les routes sont bloquées, là aussi, les jeunes ne trouvent que des substituts formulés par le parti et le pouvoir. Mais jamais peut-être la jeunesse ukrainienne n'a-t-elle manifesté une telle passion, une telle soif ardente de la connaissance, pour examiner son propre monde et le monde à l’étranger, elle n’a peut-être jamais désiré tant enrichir son esprit. Je n'ai vu rien de semblable dans les universités occidentales. Soumis à une éducation rigide, poussé vers l’étroitesse de la seule vie pratique, privé de l'abstraction, la soif de vie et de connaissance a produit une génération de gens très compétents dans la technique, dotés de capacités pratiques, capables de trouver des solutions dans des situations les plus complexes, réfléchissant en termes concrets, disposant d’une volonté forte, concentrée. Cette génération n'est pas toujours matérialiste, mais elle garde certainement les pieds sur terre. Elle s'accroche avidement à la vie, les mirages lointains lui sont étrangers, mais - bien que souvent inconsciemment - elle perçoit l'idéal dans le concret ; sa poésie est celle du détail palpable de l’existence, et non pas de spéculations indéfinies d'un autre monde. Cette génération compte, dans ses rangs, créateurs, conquérants et bâtisseurs d'Etat, bien que leurs qualités soient pour l'instant - et j'insiste : pour l'instant - employées dans l'ingénierie dans des entreprises qui appartiennent aux autres.
Les forces spirituelles puissantes, l'avidité inépuisable de connaître le monde et de le maîtriser produisent, chez cette génération, la haine des limites et des cadres. Dans son essence, dans son caractère et sa façon de penser, cette génération n'est pas provinciale, mais impériale. Là, j'entends l'impérialisme comme un trait psychologique et nullement comme le symbole de l'actuelle Union soviétique. Par conséquent, cette génération n'acceptera pas de restrictions ni d'isolement national, ni d’exercices rigides, et pas non plus le confort de l’autosatisfaction. Passée à l'Ouest, cette génération remarque des défauts, et l'uniformité, la mesure, la règlementation monotone et étriquée de la vie bourgeoise allemande lui sont étrangères. Ce n’est pas sur le papier, mais avec son cœur, son corps nu que cette génération s'ouvre aux vents qui lui parviennent des quatre coins du monde, elle les accueille, accepte, et les absorbe.
Cette génération déteste les exercices de caserne et les restrictions. Elle a grandi au milieu de la chute des reliques féodales lesquelles pèsent encore sur la jeunesse de l'Europe d'aujourd'hui. Elle ne connaît ni grades ni titres, elle ne fait pas de baisemain, ni de politesses vaines et convenues, mais elle traite son prochain comme son égal, d’homme à homme. Ce qui les a peut-être le plus déçus chez les Allemands, c’est que les officiers frappaient les soldats au visage. C’est un phénomène absolument impossible en Union soviétique où la servitude humaine absolue va de pair avec le respect extérieur, où le poids de l'État écrase, à première vue, tout le monde de la même manière : torture et exécution, d'une part, et privilèges, de l'autre, ne s’exposent pas mais se dissimulent. Les premiers dans les cellules profondes du NKVD, les seconds dans des magasins destinés à fournir les privilégiés. La génération du quatrième Kharkiv aspire à la sincérité et la foi, à la poésie, à l'humanité, l'amour et l'amitié. D’instinct, elle se dirige vers le familier, et s’ouvre à ce qu'il y a de bon chez les étrangers. Elle est capable de tout accepter, sauf l'hypocrisie, l'étroitesse d’esprit, les rituels. Ses yeux sont ouverts et regardent avec avidité. Mais ils sont tournés vers l'avant, pas vers l'arrière. Cette génération ne retournera pas aux bornes du vieux provincialisme, même si ce provincialisme contient des traits positifs en nombre, même s'il se pare des mots d’ordre les plus à la page. Il ne manque à cette génération que le contact créatif avec le troisième Kharkiv. Leur sensation du monde n'est pas encore devenue leur conscience du monde. Elle est toujours engluée dans la boue d’un terrible système étranger.
Et ici, une fois de plus, nos observations et commentaires referment leur boucle. Nous avons dit au préalable que la jeunesse du quatrième Kharkiv a prématurément vieilli alors que, maintenant, nous disons qu'elle a gardé sa jeunesse intacte. Nous avons dit qu'elle vit avec des substituts de sentiments, mais nous voyons maintenant que, derrière, se cachent des sentiments véritables et profonds. Nous avons remarqué son nihilisme, mais nous voyons à présent son amour de la vie et les graines de la foi. Nous avons parlé de l'hypocrisie et du cynisme, mais nous voyons maintenant que ce n’est qu’une fine couche extérieure qui protège le désir de sincérité, le penchant pour l'amitié et l'amour, la camaraderie et l'humanisme.
Des contradictions que tout cela ? Oui. Ainsi va la vie. L'homme n'est jamais un schéma, il est toujours en contraste, rempli de contradictions qui, tout en s'excluant, coexistent. Il en est ainsi quand l’homme vit dans des conditions qui ne lui donnent pas la possibilité de se découvrir, se révéler. Divergences ? Oh non, convergences tant en théorie qu’en pratique. C’est une génération vivante et forte, même si elle a encore les yeux fermés. Ils sont héritiers du troisième Kharkiv, même s'ils n'en connaissent pas l'existence. Ce qui veut dire qu’au moment où cette génération ouvrira les yeux, quand elle verra enfin, quand sa pensée englobera des concepts qui lui sont encore inaccessibles, alors là une nouvelle foi s'allumera dans leur esprit. Et la force de l'explosion de cette foi nouvelle sera directement proportionnelle à la force de l'oppression qui l’a écrasée jusqu'à présent. Ce sera une force surhumaine.
Le champ de bataille s'ouvrira, le nihilisme, l'égoïsme, l'indifférence sénile prématurée s’estomperont peu à peu. C'est alors que cette génération livrera sa bataille et pourra emporter la victoire.
Ce processus a déjà commencé en 1939. C’était une rencontre avec un régime différent dans les régions soi-disant « libérées », pas un système meilleur en tout, inacceptable pour ces jeunes gens à bien des égards, mais différent. C’était l'effondrement fulgurant de la puissance soviétique en 1941 et la démoralisation généralisée au cours de l'offensive allemande. C'était la cruelle vérité de la destruction d'une nation par une autre nation pendant la guerre, et la presse soviétique qui appelait au meurtre de tous les Allemands sans exception, et non pas de la bourgeoisie de l’Allemagne. C'était l’époque de la création des forces armées ukrainiennes pendant la guerre et après. C'est l'image de plus en plus claire de la désintégration de la société soviétique en castes, un processus que le régime tente de masquer par le pathos des conquêtes, de l'expansion en Europe et sur les espaces asiatiques.
Autrement dit, ce sont les débuts, douloureux et pénibles, de l'émergence du cinquième Kharkiv qui, avec d'innombrables autres villes ukrainiennes, s’estimera un jour redevenir la capitale du pays ukrainien plutôt qu’une province de l'empire soviétique. Ce processus ne fait que commencer, il ne faut pas le surestimer, il ira en tombant plus d'une fois de travers. Mais il serait encore plus grave de commettre l’erreur de ne pas vouloir ou de ne pas pouvoir le remarquer. Ce ne sont pas des programmes ni des souhaits qui si souvent remplissent l’esprit, mais des faits concrets qui prouvent, sans l'ombre d'un doute, que le système soviétique nourrit dans ses entrailles des forces qui le ruineront et mettront fin à toute forme d'empire russe. Nous l’avons nommé le cinquième Kharkiv. Mais nous sommes tout aussi en droit de l'appeler le nouveau Tbilissi ou le nouveau Tachkent. Le sujet du cinquième Kharkiv appartient toutefois aux développements historiques futurs, et non pas au présent article.
A partir de la traduction polonaise de l’ukrainien de Józef Łobodowski
[Sauf indication, les notes proviennent de l’anthologie : Zamiłowanie do spraw beznadziejnych. Ukraina w „Kulturze” 1947-2000 [La passion pour les causes désespérées. L’Ukraine dans Kultura] sous la rédaction de Bogumiła Berdychowska, éd. Institut Littéraire et Institut du Livre (Pologne), 2016]
[1] Iouri Cherekh, (pseud. de Iouri Chevelov, 1908-2002) : linguiste, essayiste et critique littéraire ukrainien. Dans les années 1930, maître de conférences de l'Institut de linguistique de l'Académie des sciences de Kiev ; après la guerre en exil ; en 1945, cofondateur de l'organisation littéraire Mouvement artistique ukrainien (MUR) ; dans les années 1950, il s'installe aux États-Unis où il enseigne notamment à l'université de Harvard.
[2] Khrykhori Kvitka-Osnovianenko (1778-1843) : romancier, dramaturge, critique littéraire et activiste.
[3] Mykola Khvyliovy (1893 – 1933) : poète et écrivain, une des figures majeures de la « Renaissance fusillée » ukrainienne. Ce terme désigne la génération d’intellectuels et d’artistes des années 1920 et 1930 (présentée dans cet essai sous le nom du 3e Kharkiv) qui a été anéantie physiquement par le régime stalinien, le nombre de victimes atteint 30 000 personnes. Il est à noter que c’est Jerzy Giedroyc qui emploie pour la première fois le nom de « Renaissance fusillée » alors qu’il fait la commande auprès de Iouri Lavrinenko d’une anthologie qui rassemblera les textes de ces auteurs ukrainiens, elle sera par la suite publiée sous ce titre, par l’Institut Littéraire.
[4] Pavlo Tytchyna (1891-1957) : l'un des plus talentueux poètes ukrainiens de la première moitié du XXe siècle. Entre 1936 et 1939, puis 1941 et 1943, il est directeur de l'Institut de littérature ukrainienne. Entre 1943 et 1948, ministre de l'éducation, puis entre 1953 et 1959, président du Conseil suprême de la République soviétique de l’Ukraine.
[5] L'Association de l'art révolutionnaire d'Ukraine (ARMU) : l'une des plus grandes associations artistiques qui a existé de 1922 à 1932. Elle a organisé plusieurs expositions de ses membres, encouragé l'art dans la tradition ukrainienne. Parmi ses membres : Mykhaïlo Boytchouk, Vassily Sedlar, Ivan Padalka, Mykola Bouratchek, Mykhaïlo Charonov, Vassily Kassiyan, le théoricien Ivan Vrona. L'ARMU a été critiquée pour ses « tendances nationalistes » et son « formalisme ».
[6] Mykola Khvyliov est décrié et traité d’ennemi et de nationaliste. Il se suicide à son domicile, à l’âge de 40 ans. Son geste s’explique aussi par la situation du pays : l’Ukraine est en train de subir le Holodomor, le génocide par la faim qui, en deux ans, provoque la mort de plus de 4 millions d’Ukrainiens sur la population de 31 millions.
[7] Mykola Skrypnyk (1872 – 7 juillet 1933, à Kharkiv) : un des chefs ukrainiens bolcheviques de première heure, homme d’Etat soviétique ukrainien, partisan de l’autonomie élargie des républiques soviétiques et, à ce titre, de l’ukrainisation de son pays, comme le moyen de faire avancer le communisme. Ses efforts aboutissent notamment à la création de la première version de l’alphabet standard qui s’applique à toute l’Ukraine (appelé de son nom « Skrypnykivka »). Considéré par Staline comme ennemi, il est démis de ses fonctions début 1933. Un commissaire envoyé alors de Moscou procède aux purges dans le parti communiste de l’Ukraine, à la « dénationalisation » en même temps qu’à la russification de la république. Le 7 juillet 1933, M. Skrypnyk est retrouvé mort ; selon différentes sources, il s’agit soit d’un suicide, soit d’un assassinat par le NKVD. Son dossier n’a pas été déclassifié ni par le KGB ni par le FSB.
[8] L’auteur fait référence au mythe stalinien de Pavlik Morozov qui, en dénonçant son père comme koulak et ennemi de classe, a permis sa déportation aux travaux forcés, mais qui a été par la suite assassiné par la famille parentale. La légende de celui qui avait été proclamé « pionnier-héros numéro 001 de l’Union soviétique » s’est avérée fausse.
[9] Leonid Lyman, écrivain ukrainien, exilé après la Seconde guerre mondiale.
[10] Probablement Mykhaïlo Novitsky (1892-1964) : auteur ukrainien. Déporté en 1937 au Goulag, libéré dans la seconde moitié des années 1950, a travaillé au musée Taras Chevtchenko.
[11] Ivan Pilkhouk (1899- ?) : historien de la littérature, pédagogue ukrainien.
[12] Semen Chakhovsky (1909-1984) : homme de lettres et critique ukrainien.
[13] A titre de rappel : Nikolaï Iejov (1895 – 1940), chef suprême du NKVD, exécuteur des Grandes purges staliniennes.
[14] Izabella Iourieva (1899-2000) : chanteuse russe très célèbre dans les années 1920 et 1930.
[15] Vadim Kozin (1903-1994) : ténor russe.
[16] Alexandre Afinogenov (1904-1941) : dramaturge russe.