JERZY STEMPOWSKI
Aux Ombres de L. R.
I
Chez les anciens auteurs grecs, Cassandre est une figure symbolique qui représente le drame intérieur et l'impuissance des prophètes.
Dans l'Iliade, le personnage de Cassandre est à peine esquissé. Dans le monde homérique, où les dieux mènent les héros par la main vers la gloire et la mort, il n'y a pas de place pour un dialogue entre le prophète et son peuple. Un tel dialogue appartient au monde républicain. Il n'y a que là qu’apparaît la différence entre celui qui voit et son entourage aveugle.
La figure de Cassandre la tragique est une création de l'imagination athénienne qui se développe et se réalise dans la démocratie. Parmi les monuments de la littérature qui ont perduré, c’est Eschyle dans l’Agamemnon et Euripide dans les Troyens qui nous parlent de Cassandre le plus largement. Cassandre, fille de Priam, apprit à prophétiser d’Apollon qui était tombé amoureux d'elle. « Il s'est battu pour mon amour », dit de lui Cassandre. Mais le dieu aux cheveux clairs n'était pas heureux en amour. Cassandre le leurrait avec des promesses. Malgré sa déception, le jeune dieu respecta la vocation de Cassandre à la virginité et laissa intact son don d’oracle. Selon Euripide, Cassandre est restée prêtresse d'Apollon jusqu'à la destruction de Troie. Mais parce qu'elle n'avait pas tenu la promesse donnée au jeune dieu, plus personne ne croyaient à ses paroles.
Depuis l'arrivée dans la ville de Priam de la belle Hélène qui avait abandonné le roi de Sparte pour Pâris, depuis le conflit entre Troie et la Grèce qui en résulta, Cassandre proférait en vain des avertissements sur la chute qui menaçait Troie et la lignée de Priam. Nous ne savons pas grand-chose de cette partie de sa prophétie, car Homère, le principal chantre de la guerre de Troie, ne nous en a pas transmis de détails.
Après la prise et la destruction de Troie, les Grecs victorieux tuèrent tous les hommes de la famille de Priam et se partagèrent les femmes. Cassandra se réfugia alors dans le temple de Pallas-Athéna qui avait pris, pendant cette guerre, le parti des Grecs. Ajax l'arracha avec violence de l'autel et lui fit rejoindre le groupe de femmes troyennes qui attendaient d'être tirées au sort. L'un des magnifiques vases grecs du Louvre représente cette scène.
La profanation du temple d'Athéna et l'abandon sans sépulture des corps des Troyens tombés au combat marquèrent un tournant dans le destin de l'armée grecque, qui n’allait désormais rencontrer que des défaites. Les auteurs grecs cités ici nous ont transmis des informations sur la notion de chance en temps de guerre et les coutumes de leur époque. Dans Agamemnon, à l'annonce de la chute de Troie, Clytemnestre dit ceci à propos des conquérants de la ville : « S'ils respectent les dieux de la ville vaincue, s'ils épargnent leurs autels, vainqueurs, ils ne subiront pas le retour de la fortune. »[1] Euripide émet une pensée similaire à travers les paroles de Poséidon : Seul un fou dépeuple et pille les villes avec leurs temples et leurs tombeaux, adorés comme des maisons de morts, car il fait un désert autour de lui et y périt lui-même.
Offensée, Athéna se retourne contre les Grecs et noie dans la mer une partie de l'armée de retour de Troie. Lors du partage des femmes, Cassandre échoit à Agamemnon, roi d'Argos et commandant de l'armée grecque. Son navire rentre par chance au pays, mais le roi victorieux y revient pour mourir des mains de sa propre femme, Clytemnestre, laquelle venge la mort de sa fille, Iphigénie, sacrifiée par son père aux dieux pour assurer le succès des armées grecques. Cassandre arrive donc à Argos avec Agamemnon, elle aussi destinée à mourir des mains de Clytemnestre.
C'est à cet instant que se termine la partie légendaire troyenne de l'histoire de Cassandre et débute la partie grecque. Depuis la destruction de Troie, depuis le courroux d'Athéna, Cassandre ne cesse de prophétiser la mort du commandant des Grecs et les calamités qui vont s'abattre sur sa maison. Cet extrait de l'histoire de Cassandre, transmis par Eschyle, forme un tableau réaliste, adapté aux concepts et aux conditions de la démocratie athénienne. Les oracles de la fille de Priam et les réflexions des auditeurs y occupent une place égale.
Le long dialogue entre Cassandre et le Chœur composé de citoyens de la ville d'Argos est la partie la plus dramatique d'Agamemnon. Le Chœur représente l'avis de la majorité, le bon sens, l'opinion des citoyens raisonnables. Le dialogue se noue au moment où Agamemnon, revenant de Troie, pénètre dans le palais où il sera assassiné dans son bain. Cassandre, sur le point de mourir avec lui, remarque la statue d'Apollon devant le portail, et elle éclate en lamentations : Apollon ! Apollon ! Dieu qui m'entraîne ! dieu qui me perd ! Ah ! où m'as-tu amenée ? vers quel palais ?
Le Chœur fait remarquer que gémir et se lamenter ne font pas partie du culte d'Apollon. Ainsi, la conduite de Cassandre manque de tact aux yeux des citoyens. Ils connaissent sa réputation de prophétesse, mais ils estiment que, dans leur ville, les prophètes n’ont pas d’utilité.
Cassandre leur parle du crime qui se prépare à ce moment même dans l’enceinte du palais. Ses paroles ne sont pas une vision détachée du réel immédiat, elles invoquent des circonstances antérieures que les citoyens de la ville connaissent. Le Chœur ne nie pas le raisonnement, mais l’accueille à contrecœur : Eh! quel oracle annonça jamais un bonheur aux mortels ? Toujours l'art antique des devins porte la terreur dans les âmes.
Au fil du dialogue, les citoyens manifestent même de la compassion et de l'intérêt pour Cassandre. Ils lui demandent quand et qui lui a appris l’art divinatoire. Cet Apollon, disent-ils, quoique dieu, devait être bien amoureux. Ils lui demandent si elle vivait avec lui comme mari et femme. La fille de Priam répond qu'autrefois elle aurait honte d'en parler. Ha, fier est celui qui vit dans le luxe, commente le coryphée.
Parfois, le dialogue s'éloigne de l'essentiel, comme si les citoyens voulaient retarder le face-à-face avec la réalité. Quand ils se lamentent sur l'imprécision des oracles, Cassandre rétorque qu'ils verront eux-mêmes la mort d'Agamemnon.
Ô malheureuse ! contrains ta bouche de mieux parler, répond le coryphée. Non, certes, si cela doit arriver, mais que cela n’arrive pas ! À quoi Cassandre répond : Toi, tu pries ! Eux ne songent à l’égorgement ! Mais les citoyens jugent imprécise même cette parole-là. Ils désirent savoir comment les assassins comptent mettre leur projet à exécution.
Sentant l'heure de sa mort approcher, Cassandre se lève et approche de la porte du palais. Les citoyens d'Argos ne sont pas sans cœur et lui conseillent de fuir. « Voici mon jour. Je ne gagnerai rien à fuir », dit Cassandre « Qui meurt le plus tard possible est plus fort que le temps », répond le chœur, sentencieux. Entourée des citoyens de la ville, Cassandre n'attend pourtant aucune aide de leur part. Elle est seule parmi eux face au destin. Ici, le nombre n'a pas d'importance. C’est l’idée qui semble dominer les dernières scènes du drame.
Le chœur reste d'ailleurs toujours sceptique. Cassandre recule vers la porte du palais. Elle y flaire l'odeur du crime et du sang fraîchement versé. Les membres du chœur croient que c’est ici l’odeur des sacrifices offerts aux dieux à l’entrée de l’édifice. Cassandre leur fait ses adieux, leur demandant de témoigner de sa souffrance et de sa mort, puis elle pénètre dans le palais.
Cassandre partie, le chœur se lamente un instant sur le sort de l'homme, alors qu’Agamemnon hurle dans les profondeurs du palais que l’on l’assassine. À cet instant aussi, les citoyens se refusent de reconnaître les faits. Jusque-là, le chœur uni dans son scepticisme et ses atermoiements, se scinde alors en plus d’une dizaine de voix :
Il semble qu’un crime ait été commis. Délibérons sur ce qu’il nous faut faire… Pour moi, je vous dirai ma pensée : appelons les citoyens vers la demeure, afin d’y porter secours… Il me semble qu’il faudrait plutôt nous ruer dans la maison et punir le crime l’épée encore en main… J’y consens. Il faut agir et ne point tarder… Il faut voir. En effet, c’est ainsi qu’ils commencent ceux qui aspirent à la tyrannie… Nous perdons le temps ; mais eux, ils foulent aux pieds le mérite de la prudence, et leur main ne dort pas !... Je ne sais quel conseil vous donner. Je pense, cependant, qu’il vaut mieux délibérer qu’agir… Je le pense aussi, car il n’est pas en ma puissance de faire par des paroles que les morts se tiennent debout… Mais faut-il sacrifier toute notre vie aux violateurs de cette maison, et seront-ils nos maîtres?... Cela n’est pas supportable. Mieux vaut mourir. La mort vaut mieux que la soumission à la tyrannie… Mais quelle preuve avons-nous, autre que ce cri poussé, pour affirmer que le Roi a été tué ?... Certes, il ne faut affirmer qu’en toute certitude. Il y a loin de la certitude à la conjecture… Je le pense aussi. Il faut attendre que nous sachions sûrement ce qui est arrivé à l’Atréide.
Tiraillé par ces avis divergents, le chœur ne bouge pas. C’est alors que Clytemnestre surgit dans l'embrasure de la porte, l'épée à la main, et annonce la mort d'Agamemnon et de Cassandre. Le chœur proteste. Il lui enjoint de quitter la ville. Clytemnestre se défend en avançant divers arguments. Le chœur admet même qu'elle a en partie raison. Leur échange se poursuit pendant un temps. Puis l'amant de la reine, Égisthe, entre en scène avec plusieurs hommes en armes ; les chaînes et la nourriture de la geôle, dit-il, guériront bientôt les citoyens d'Argos de leurs écarts de langage. Le drame s'achève sur cette menace.
La version athénienne du drame de Cassandre est rationnelle, dépourvue d'éléments légendaires et surnaturels. Les prédictions de Cassandre ne sont pas des visions de Cazotte, mais plutôt une évaluation précise des éléments faisant partie d'une situation donnée et de ses conséquences les plus probables. Pour Eschyle, la méfiance et la suspicion des citoyens ne résultent pas de la vengeance d'Apollon, c’est en revanche un trait qui caractérise tout rassemblement grec. L'auteur poursuit cette idée avec conséquence puisqu'il rend le chœur incrédule tant face aux prédictions de Cassandre que face aux faits les plus évidents.
Dans cette optique, le drame de Cassandre est l'une des composantes permanentes et récurrentes de notre civilisation qui est tributaire des mécanismes du régime populaire. C'est pourquoi nous reconnaissons, chez Eschyle, tant de personnages familiers déguisés en Grecs. Dans la scène des questions, le chœur met en scène l’« okhlos » grec qui ressemble à s'y méprendre aux foules insensées, cruelles qui peuplent nos capitales. Cette scène aurait pu servir à Dostoïevski de modèle.
Les délibérations du chœur après le meurtre d'Agamemnon approchent encore plus de notre époque. Si nous avions pourvu les choreutes d'Eschyle des masques des okhlogues d'aujourd'hui, avec leurs nez, moustaches, lunettes et coiffures, les « diverses voix » des citoyens d'Argos nous sembleraient étrangement familières. C'est presque avec les mêmes mots que les chœurs actuels des démocrates ont réagi aux informations sur les camps de concentration et sur les préparatifs dangereux des dictateurs. Seuls manquaient les choreutes conseillant de se rendre sans tarder au palais.
II
L'Antiquité nous a légué deux conceptions de la divination et de la prophétie : l'une fondée sur la croyance en puissances surnaturelles de divers types et degrés qui, ayant accès aux affaires futures, sont prêtes à divulguer, contre une rétribution modique, des indications utiles aux intéressés ; l'autre, rationaliste, basée sur le caractère calculable des processus de la nature et sur notre capacité présumée à prévoir les conséquences résultant d'actions et de situations.
Le premier type de divination était largement pratiqué dans l'Antiquité par des initiés de toutes sortes de rangs, opérant dans les temples et autres lieux propices au commerce avec les forces surnaturelles. Ce type de prédiction n'a pas disparu et fait encore vivre de nombreux cartomanciens, devins, voyants et astrologues. Il existe même des machines à lire la bonne aventure. J'en ai vu une sur la Tour Eiffel, il y a quelques années. Mon amie y a glissé une pièce de cuivre et en est sorti un bout de papier rose avec ces mots : « Tu seras toujours follement aimée ».
Cette forme de voyance était utilisée, autrefois et aujourd'hui, surtout dans la sphère privée, moins souvent dans les affaires publiques ou générales. Le fait est que dans les affaires personnelles, notre capacité à prédire la suite semble être la moins fiable. La prévisibilité des événements futurs diminue à mesure que la capacité d’intervention du spectateur augmente. Une éclipse de la Lune peut être prédite avec la plus grande précision. Dans ce cas, l’interférence du spectateur est égale à zéro. Le nombre total d'accidents de voiture – en prenant en compte la consommation connue d'essence et d'alcool - peut également être calculé assez précisément pour l'avenir, bien que moins précisément qu'une éclipse de Lune. Celui qui calcule, en revanche, est incapable de prédire quand il sera lui-même renversé par une voiture. S'il parvenait à connaître cette date, il resterait au lit toute la journée et son calcul se révélerait faux. Dans certaines maladies, il est possible de prédire la date du décès du patient avec une certaine probabilité, mais cela n'est possible que dans le cas d'une maladie incurable qui ne peut faire l'objet d'un traitement médical. Mis à part la date d'échéance des emprunts, la vie privée comporte si peu d'éléments calculables que ceux qui souhaitent connaître l'avenir dans ce domaine se sont toujours tournés, à juste titre, vers les diseuses de bonne aventure et les cartomanciennes.
Les affaires politiques, en tant qu’objet de prédiction, constituent un terrain intermédiaire, sujet à des calculs approximatifs. Dans les républiques, le plus important facteur constant et calculable est l'inertie et le manque d'initiative des organes collectifs. Il est possible d’y prédire avec un haut degré de probabilité que les élections et les parlements ne prendront pas de décisions inattendues, que, par conséquent, aucun événement inhabituel ne se produira et les choses resteront en l'état. Cette constance et continuité des relations sont la source de la prospérité et de la culture des républiques. La raison principale de cette continuité permet toutefois de supposer que les républiques opposeront une faible résistance aux accidents venant de l'extérieur.
Les actions des dictateurs sont en apparence moins calculables puisque relevant davantage de l'initiative personnelle d'un homme. Mais le plus souvent, cela n’est qu’illusoire. Le dictateur est prisonnier d'un mécanisme de pouvoir absolu qui fonctionne avec une grande précision. Les goûts et les idées personnelles du dictateur jouent, dans ce système, le moindre rôle.
La position du prophète dans la république est pleine de contradictions internes. Sa capacité à prédire l’avenir avec précision est d'autant plus grande qu’important est le rôle que jouent, dans une conjoncture donnée, des éléments mécaniques, indépendants de l'initiative des intéressés et, par conséquent, plus faciles à calculer. En d'autres termes, il est plus facile de prédire l'avenir quand les citoyens sont eux-mêmes moins capables de reconnaître les conséquences de leurs actes et des situations, influant ainsi moins sur le cours des choses. La justesse des prédictions du prophète est donc, en quelque sorte, inversement proportionnelle à l'écho qu'il trouve auprès de ses concitoyens. Empêtré dans cette contradiction, le prophète se trouve devant son peuple désemparé, et même désespéré. Plus sa connaissance de l'avenir est certaine, plus sa solitude est grande.
Sous les dictateurs, la conscience des catastrophes à venir est très répandue de sorte que le prophète n'a généralement rien de nouveau à dire à ses auditeurs. Le fait qu’il parvient ou non à convaincre, l'opinion de la majorité n'ayant pas d'importance. Même la plus précise des prédictions de conséquences et de situations est ici inutile, car il est déjà trop tard pour inverser le cours des choses.
III
La capacité à prévoir les événements politiques futurs ne doit pas être une chose rare, car, entre les deux guerres, j'ai entendu de nombreuses prédictions qui se sont réalisées avec exactitude. Elles n’ont jamais été émises par des personnes occupant de hautes fonctions, disposant de toutes les données matérielles pour évaluer correctement la situation, des gens destinés, pour ainsi dire, à voir dans l'avenir. Ainsi l'idée que des jugements d'experts, une documentation exhaustive et des rapports secrets peuvent-ils obscurcir les sujets même les plus transparents n'est donc pas privée de sens.
En repensant à cette époque de loin, j'ai l'impression que, dans l'entre-deux-guerres, la capacité à prévoir était un obstacle à toute carrière politique. Ce phénomène me semble même compréhensible aujourd'hui. L'avenir de l'Europe avait été sombre, et celui qui l’avait jugé comme tel n’était qu’un oiseau de mauvais augure que personne n'avait envie d’écouter. Les gens bien élevés ne s’expriment pas à ce genre de propos. Ce qui était pourtant tragique dans cette situation, c'était que, pendant de nombreuses années, même un petit effort de la part des personnes de bonne volonté aurait pu éviter le désastre qui s’était abattu sur notre continent.
En évoquant ces prophètes de la catastrophe, je devrais rappeler en premier lieu le nom de Szymon Askenazy.
La création et la renommée de Szymon Askenazy datent de sa jeunesse, des années précédant la Première Guerre mondiale. Issu, comme Julian Klaczko, d'une famille rabbinique de Vilnius, marié à une riche Varsovienne, Askenazy a été pendant de nombreuses années professeur d'histoire moderne à l'Université de Lviv. Il avait des centaines d'étudiants ; quatre-vingt d'entre eux travaillaient dans son laboratoire et feuilletaient les archives de l'Europe entière selon les instructions du maître. Presque chaque année, un nouveau livre sensationnel d'Askenazy sortait : Prince Joseph, Łukasiński, nombre de volumes d’essais et d'articles historiques. C'est à cette époque déjà que l’historicisme caractéristique du siècle précédent en Europe commence à décliner. Les plus éminents historiens occidentaux, tels Aulard, Chuquet ou Ferrero, ne trouvent plus de large public et se contentent d'un petit groupe de disciples. Face à eux, Askenazy fait figure de grand chef d'école, de capitaine du navire qui transporte une jeunesse érudite et enthousiaste. Ce n'est que plus tard que l'on s'est aperçu que cet historicisme polonais tardif était en grande partie un phénomène conjoncturel et accidentel. Les jeunes gens qui, dans un pays indépendant, auraient rêvé d'une carrière de diplomate, de général ou de banquier, étudiaient l'histoire ou écrivaient des sonnets dans la Pologne après sa disparition.
En 1914, Askenazy part à l'étranger. À son retour en Pologne, il revendique à juste titre la chaire d'histoire de l'Université de Varsovie qui vient de renaître. Mais la Pologne, éveillée à une vie nouvelle, est jeune, prodigue et capricieuse. En 1920, le sénat universitaire rejette la candidature d'Askenazy. Nommé peu après délégué de la Société des Nations, Askenazy abandonne le pays pendant deux ans. Après avoir démissionné de ce poste, il revient à Varsovie à l'automne 1922 et y reste jusqu'à sa mort en 1935.
Je l'ai côtoyé entre 1922 et 1932. Dans son appartement de la rue Czacki, Askenazy menait alors une vie solitaire et désœuvrée. Il abandonne tout travail d'érudition. De nombreux manuscrits, certains presque prêts à être imprimés, prenaient de la poussière sur les étagères. Lorsque l'Université de Varsovie lui a enfin proposé une chaire au département de droit, en 1931, Askenazy a décliné l'offre. « J'ai eu douze ans pour réfléchir à ce que je devais leur dire », a-t-il dit à propos de la visite des délégués du sénat universitaire. « À trois reprises, dis-je « Veuillez-vous faire f…tre ». Sa décision semble avoir été la bonne. Depuis de nombreuses années, le niveau de l'université déclinait approchant des exigences d'un nombre croissant de jeunes qui attendaient des bénéfices immédiats de leurs études, surtout des diplômes. L'auditorium qu'Askenazy avait à Lviv n'existe plus, ni en Pologne, ni ailleurs.
Askenazy était en quelque sorte la preuve vivante des profonds changements qui ont eu lieu à cette époque et que personne ne voulait voir. Il était de grande taille, d'une terrible maigreur, avec une grosse tête, un nez très long et une paire d'yeux sombres, perçants et méchants. Sa parole et son jugement étaient aussi tranchants qu'un couteau. Au fil du temps, on lui rendait de moins en moins de visites. Dans les dernières années de sa vie, il était complètement seul.
Peut-être parce que mes pensées n'étaient pas trop différentes des siennes, Askenazy me tolérait-il mieux que les autres. Je venais généralement le voir en début d'après-midi. Pendant une heure ou deux, il racontait des anecdotes de la vie d'Adam Czartoryski, lisait parfois quelque extrait d'un manuscrit abandonné. Puis, vers dix-sept heures, il mettait un chapeau melon, brun en hiver, couleur perle en été, et nous sortions en ville. Notre chemin passait généralement par Krakowskie Przedmieście, Miodowa, Plac Bankowy. Devant chaque vieille maison, Askenazy s'arrêtait et nous racontait ce qui s'était passé dans cette maison la Nuit de novembre, quelles personnes y étaient réunies et de quoi on parlait.
La version verbale de cette histoire différait parfois considérablement de celle qu'il avait laissée dans Łukasiński. Une image de chaos, d'intérêts divergents et éhontés, de maladresse émerge lentement des fragments qu'il raconte. L'héroïsme côtoie l'égoïsme et la provocation. L'ombre de la défaite finale semblait peser sur le soulèvement dès le premier jour. « L'histoire, dit-il, je l'ai écrite en grande partie ad usum delphini pour les jeunes que j'essayais d'éduquer, pour les préparer moralement à la nouvelle lutte pour l'indépendance. Aujourd'hui, bien sûr, on pourrait la raconter à nouveau, différemment, mais pour qui ? Qui s'y intéresse ? Qui peut avoir besoin d'un tel message ?
Par une belle journée d'été de 1932, après avoir parcouru les mêmes ruelles pavées de la Vieille ville, nous sommes sortis dans l'avenue 3 Mai et assis sur un banc. En face, on coulait alors les fondations d'un grand bâtiment. « Qu'est-ce qu'ils vont construire ici ? demanda Askenazy. « - J'ai entendu dire qu'ils allaient construire le musée national. Que les gens ont l’énergie et le désir d'ériger des bâtiments aussi coûteux dans une ville vouée à la destruction.» « A la destruction, mais pourquoi ? » demandai-je. « Alors que je suis assis sur ce banc avec vous, je peux presque voir les Allemands dans leurs avions larguer des bombes sur la ville ». Et à ma remarque sceptique sur les prophéties, il s'exclama vivement : « Comment pouvez-vous ne pas voir cela ? Comment pouvez-vous ne pas le voir ? Réfléchissez-y un instant ! Peut-il en être autrement ? » Je connaissais assez bien les affaires allemandes à l'époque, et la suite de ses arguments m'a semblé très vraisemblable.
Pendant ce temps, Askenazy poursuivait sa vision de l'avenir :
« Seuls les plus naïfs peuvent imaginer que la Pologne peut mener une guerre autrement que sur deux fronts. Les Allemands ne peuvent franchir la frontière à Zbąszyń sans que les Russes ne la franchissent de leur côté à Baranowicze. Il faut compter avec le mécanisme le plus simple des événements de ce genre. Avant de frapper la Pologne, les Allemands rassembleront une force supérieure et s'assureront de la neutralité ou de l'inaction des puissances occidentales. Il est donc très probable que, tôt ou tard, ils occuperont le pays et iront jusqu'à Baranowicze. Les Russes peuvent-ils attendre que les Allemands atteignent leur frontière ? Non. La prudence élémentaire veut qu'ils aient déjà franchi la frontière au préalable et qu'ils se soient emparés de ce qu'ils peuvent afin d'avoir quelque chose en main lors des négociations avec les Allemands et, en cas de conflit éventuel, de les tenir le plus loin possible de leurs propres frontières. Que ce jour-là, l'Union soviétique soit l’alliée de l'Allemagne ou de l'Angleterre et de la France, voire avec nous, dépendra du jeu des alliances de ce jour-là, mais cela ne changera rien à l'affaire. Le franchissement de la frontière et l'occupation de la partie orientale de la Pologne seront à ce moment pour la Russie la question autrement plus urgente que le jeu des alliances ».
Et après un moment de réflexion, il ajouta :
« Le même mécanisme fonctionne également dans le cas d'un déroulement pacifique des événements. Si, pour une raison quelconque, la Pologne doit céder Vilnius et Lviv à la Russie, elle devra le lendemain céder la Silésie et la Poméranie à l'Allemagne. Après avoir cédé Lviv et Vilnius, la Pologne ne pourra continuer à exister que grâce à l'Allemagne, et ce soutien lui coûtera la Silésie et la Poméranie. Inversement, si la Silésie et la Poméranie avaient dû être cédées à l'Allemagne, la Pologne n'aurait pu continuer son existence que sous la protection de la Russie qui aurait exigé Lviv et Vilnius en échange. D’ailleurs, après une telle coupure, il n'aurait plus été question d'une quelconque existence indépendante. Pour les puissances occidentales, la Pologne ne sera qu'un pion dans un jeu échecs avec l'Allemagne ou la Russie, et après ce découpage, elle n'aura plus aucune valeur ».
Trois ans après cette conversation, Szymon Askenazy est mort d'une insuffisance rénale. En réalité, il a été tué par ses propres pensées, par la conscience d'événements imminents que personne d'autre que lui ne voyait venir. Sa femme est morte en 1940 dans un hôpital de Varsovie, sa fille unique a été assassinée par les Allemands.
***
Il ne viendrait sans doute à l'esprit de personne de chercher des prédictions justes chez les journalistes, producteurs d'éphémérides, valables seulement pour la journée en cours et mis au pilon dès la parution du prochain numéro. Depuis longtemps, la presse a perdu son ambition d'informer, se contentant d'offrir au lecteur des divertissements pour adoucir l'inévitable hachis quotidien des nouvelles officielles. Néanmoins, j'ai aussi vu des journalistes faire des prévisions exactes à des fins privées. L'occasion de connaître en personne les milieux politiques et parlementaires des pays où se préparent les événements futurs leur permet souvent d’assembler les informations susceptibles d’évaluer l'avenir immédiat.
De l'entre-deux-guerres, il me reste en mémoire plusieurs conversations avec Robert Dell, l'un des derniers journalistes indépendants.
En novembre 1922, je l'ai rencontré à Düsseldorf. Les troupes françaises venaient d'occuper la région de la Ruhr. Depuis plusieurs semaines, il existait entre la France et l'Angleterre une situation que nous appellerions aujourd'hui la guerre froide. Les Anglais s'efforçaient de ruiner le franc et de créer des difficultés financières à la France. Personne ne savait comment la population allemande de la Ruhr allait réagir. Le commandant de la petite armée d'occupation, le général Mangin, s'est entretenu avec Karol Radek, responsable de la politique allemande du Komintern, qui était arrivé dans la Ruhr. La semaine précédente, j’avais rendu visite à Paul-Prudent Painlevé, à Paris ; il avait alors interrompu sa lecture d'Einstein pour dire qu'il considérait la situation comme franchement dangereuse et que l'occupation de la Ruhr lui paraissait, tant du point de vue militaire que politique, extrêmement risquée. L'inquiétude gagnait également les alliés de la France. Les Allemands des Sudètes, pensant trouver appui en Angleterre qui cherchait à affaiblir la France également du côté tchèque, commençaient à chercher des contacts à Londres.
Dans le hall de l'hôtel construit par Hugo Stinnes, nous avons fait une brève revue des événements. Dell était grave et pâle, comme s'il se sentait coresponsable des folies des grands de ce monde.
« Le système politique mis en place par les vainqueurs en 1919, dit-il, est déjà en ruine. L'Amérique a retiré sa signature, l'Angleterre et la France sont si divisées que leur influence s'annule. La Russie n'est pas encore prête à reprendre leur héritage. Il n'y a personne pour défendre la paix de 1919, l'Allemagne est pour l'instant dans un état de chaos, mais la voie lui est ouverte. L'Angleterre ne veut pas défendre l'ordre actuel, la France ne le peut pas toute seule. Ce que deviendra l'Europe se décidera en Allemagne. L'avenir de l'Europe dépend de l'évolution interne de l'Allemagne ».
Ce que j'allais observer les jours suivants en Allemagne n’a fait que confirmer cette prédiction et m'a rempli de mauvais pressentiments. En me projetant vers l'avenir, je ne voyais que la ruine de tout ce sur quoi, depuis la paix de Westphalie, on avait essayé de fonder la coexistence pacifique des Européens. Fin décembre, j'ai acheté à Paris une poignée de dollars d’or que j'avais conservés jusqu'en 1939 et qui m’ont permis de fuir la Pologne occupée.
J'ai retrouvé Dell à Genève à la fin de l'automne 1936. La guerre d'Espagne battait son plein et l'Angleterre avait déjà réussi à imposer une politique de non-intervention à la France rongée par une crise interne. Les rôles étaient déjà répartis ; les divisions blindées italiennes et l'aviation allemande attaquaient la république espagnole, le système de non-intervention entravant ceux qui pouvaient lui venir en aide. Moscou n'avait pas encore pris sa décision, et sa presse déversait chaque jour des flots de calomnies sur la république espagnole.
Dell était accablé. Son journalisme indépendant lui valait bien des déconvenues : on l’avait expulsé d'Allemagne et de France. Installé à Genève, il écrit sur la Société des Nations dont il n'y avait plus grand-chose à dire. Quand nous nous sommes retrouvés seul à seul, il se mit à parler.
« Il ne reste plus rien de l'Europe où j'ai grandi et à laquelle j'étais profondément attaché. Pour moi, la seule issue logique dans cette situation est le suicide. Si je suis encore en vie malgré cela, c'est pour deux raisons : en tant qu'Anglais, j'ai horreur des mesures extrêmes, d'autre part, j'ai 67 ans et à mon âge, le suicide serait comme enfoncer une porte ouverte.
J'ai essayé de le réconforter du mieux que je pouvais, mais en vain. Voulant changer de sujet, j'ai commencé à lui parler de la situation politique. Dell m'interrompit :
« En fait, il n'y a plus rien à dire. La situation est claire. Depuis plus d’une dizaine d'années, l'objectif principal de la politique anglaise a été de ramener la France au rang du Portugal, et cet objectif est maintenant atteint. Après s'être débarrassée du seul allié possible en Europe, l'Angleterre n'aura désormais plus voix au chapitre dans les affaires continentales. Le sort de la Pologne est également scellé. La Pologne ne peut pas compter sur le Portugal français, et l'Angleterre a déjà renoncé à sa voix ».
Le voyant de plus en plus maussade, j'ai commencé à élaborer une théorie fantaisiste sur les générations en contradiction. Les jeunes élevés dans la discipline des États totalitaires devront aspirer, d'abord en secret, puis ouvertement, à un nouveau libéralisme. J'ai cité des exemples de tels tournants à différentes époques, et j'ai conclu par cette image plus ou moins précise de l'avenir :
« Dans dix ou quinze ans, nous serons tous deux invités à Berlin pour l'inauguration du monument de Dickens sur la Nolendorfplatz. À cette occasion, le ministre prussien de l'éducation recommandera les œuvres de Godwin pour lecture scolaire. Le soir, un banquet en l'honneur de Garrison-Villard sera organisé au Kaiserhof. Les lilas fleuriront sur toutes les places de Charlottenbourg. Nous boirons de la bière légère au sirop de framboise, d'humeur joyeuse et optimiste, parce que nous aurons tout autour de nous des Allemands bienveillants et libéraux. »
En plissant les yeux, Dell m'écoutait en souriait, comme un homme qui cherche à tout prix à chasser ses propres pensées. Puis il redevint maussade :
« Comme tous les Anglais de ma génération, j'ai toujours été un peu germanophile. Ces dernières années m'ont guéri de cette faiblesse. Il n'y aura pas de paix en Europe tant que le feu ne tombera pas du ciel et ne brûlera pas ce lieu qu'on appelle Germany ».
Ce soir-là, Dell a dû être - comme on dit des prophètes - « inspiré », car même le « feu tombant du ciel », qui ne me semblait alors qu'une métaphore biblique, allait devenir réalité.
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Même au milieu du chaos des événements qu’apportait la guerre, où tout semblait possible, où il n'existait pas de point de départ pour procéder à des calculs fiables, j'ai entendu des prédictions étonnamment précises. Au cours de l'été 1940, on parlait beaucoup d'un conflit inévitable et imminent entre l'armée allemande et le dictateur. En cas de victoire, les généraux seraient exterminés par Hitler parce qu'ils seraient inutiles ; en cas de défaite – compte tenu de la manière allemande de faire la guerre - ils seraient exécutés par les vainqueurs. Tant qu'ils se trouvaient donc à la tête d'une armée victorieuse, ils devaient profiter de la situation qui ne se répétera pas par la suite.
À cette même époque, j'ai croisé un officier supérieur suisse d'une intelligence peu ordinaire, qui devait sa connaissance approfondie des généraux allemands à ses relations familiales et à sa formation. Il me dit à ce propos ce qui suit :
« Ne vous laissez pas abuser par ces absurdités. Les chefs de l'armée allemande sont actuellement les meilleurs techniciens dans l'art de la guerre ce qui peut même leur permettre de gagner la guerre. Mais pour renverser une dictature, il faut des qualités tout à fait différentes, surtout du caractère qu'aucun d'entre eux ne possède. Il n'en sortira donc rien. Qu'ils meurent pendus, en revanche, me semble très probable ».
Quand je repense à cette conversation aujourd'hui, ce qui me frappe le plus, c'est le mot « pendu ». En 1940, personne n'employait ce mot pour parler des militaires qui étaient fusillés, comme le voulait la coutume. Même Toukhatchevski est mort de cette façon. Le mot « pendu » contient ici cette vision concrète qui va au-delà des calculs théoriques.
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Dans l’entre-deux-guerres, les prophéties écrites ne manquaient pas non plus. On en trouve des exemples dans la littérature surréaliste. Sa signification exacte, obscurcie par la critique, a échappé aux lecteurs. Entre 1939 et 1940, en observant, dans divers pays, les masses de fugitifs qui se pressaient sur les rivages, j'y ai reconnu l'atmosphère du roman de Ribemont-Dessaignes, Frontières humaines. La vue des automobiles roulant en file, recouvertes de matelas, comme si c’était une nouvelle mode, m'a rappelé la citation du Second manifeste des surréalistes, que j’avais lu des années plus tôt : Partez sur les routes. Semez les enfants au coin du bois.
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Dans les prophéties aussi précises, aussi concrètes, ce qui frappe souvent ce sont simplicité, aspect succinct, presque pauvre des prémisses du raisonnement qui ont été extraites du chaos de la réalité. Je pense ici à une prophétie qui ne s'est qu'à moitié réalisée, et que j'ai entendue en 1923 de la bouche de Mahmoud Tarzi.
Sa personne mérite une brève description. L'Afghanistan est un pays montagneux qui, d’un côté est bordé par l'Inde et du Turkestan russe de l'autre. Abdourahmane, le dernier émir de la première période d'indépendance, avait l'habitude de résumer cette situation ainsi : « Je suis comme un cygne qui nage sur un ruisseau. Sur une rive se promène un tigre du Bengale, sur l'autre un ours de Sibérie tandis que moi, je nage au milieu, et l'eau est très peu profonde ». Lorsqu'en 1882, le gouvernement de Saint-Pétersbourg lui avait proposé de rectifier la frontière dans le Pamir, l'émir avait pris peur au point qu’il a renoncé à l'indépendance et accepté le protectorat britannique. En 1917, deux Afghans, Weli Khan et Mahmoud Tarzi, se sont rendus à Moscou où ils ont suivi le cours de la révolution sur le terrain pendant un an et demi. Convaincus que rien ne menacerait l'Afghanistan par le nord dans les années à venir, ils sont rentrés au pays, ils ont renversé l'émir de l'époque et installé sur le trône le célèbre Amanoullah, qui a rapidement annoncé l'indépendance de l'Afghanistan, déclaré la guerre à la Grande-Bretagne et obtenu ainsi une nouvelle reconnaissance de l'indépendance du pays. Peu après, l'émir a épousé la fille de Mahmoud Tarzi. À partir de ce moment, Weli Khan et lui se sont succédés à la tête de l'armée et à la présidence du gouvernement civil. En 1923, Mahmoud Tarzy est parti pour l'Europe et, après avoir en détail visité l'Italie, la France et l'Angleterre, il s'est installé à Paris en tant que représentant de son pays. Je lui ai rendu visite à plusieurs reprises en compagnie de mes amis musulmans.
Weli Khan était de petite taille, avec un visage rond comme la lune qui exprimait une profonde satisfaction. Mahmoud Tarzy était plus grand, plus mince, sa peau était aussi foncée qu’une aile de corbeau, il portait une barbe noire, fixait souvent le sol et semblait ne jamais prévoir rien de bon. Il m'a un jour expliqué la différence entre son apparence et celle de son illustre collègue.
« Avez-vous déjà parlé à Weli Khan seul à seul, ou l'avez-vous toujours vu en compagnie d'autres Afghans ? »
J'ai répondu que je ne l'avais jamais vu en privé.
« Entre quatre yeux, il vous aurait paru moins content. Dans notre pays, sourire et expression satisfaite sont une courtoisie qu'un dirigeant doit à ses sujets. Pour que l'un d'entre nous atteigne le sommet, tous doivent contribuer en argent, en humiliations et peines. Ils seraient donc désagréablement surpris de voir que l'émir est mécontent et que leurs sacrifices ont été vains. »
Il a sorti alors d'un tiroir une photographie de Weli Khan entouré d'une douzaine d'Afghans, et il a poursuivi :
« En regardant ce groupe, on peut immédiatement reconnaître le rang de chaque personne. Le visage de ceux qui se tiennent le plus bas exprime une attention soutenue et la volonté de servir. Sur le visage de ceux qui sont plus haut se lisent la volonté de servir et la confiance dans le fait que leurs services seront appréciés à leur juste valeur. Celui qui se tient tout en haut regarde légèrement au-delà de la tête des autres et, à regarder son visage, on a l’impression qu’il voit déjà de près le paradis de Mohamed ».
Mahmoud Tarzi était donc non seulement un homme d’expérience, mais aussi il avait l’habitude de considérer les affaires humaines dans leurs grandes lignes. Profitant de son humeur joyeuse, je lui ai demandé quelles impressions il avait tirées de son tour d'Europe et ce qu'il pensait de son avenir.
« Rien de bon. Si les Européens étaient occupés comme nous à garder leurs chèvres et n'avaient pas d'autres soucis, ils pourraient peut-être envisager l'avenir avec sérénité. Mais l'administration de richesses aussi importantes et d'entreprises aussi complexes demande l’intelligence que je n’arrive à voir nulle part. C'est pourquoi je pense que l'Europe est au seuil d'une catastrophe sans précédent et que vous mourrez tous de manière misérable, sans gloire, comme des animaux qui vont docilement se faire saigner ».
Et un instant plus tard, il a ajouté :
« Je préférais encore les Anglais. Ils ne sont pas plus intelligents que les autres, mais ils ont encore plus d'argent pour le moment. »
De nombreuses années se sont écoulées depuis cet entretien. Je me rappelais les paroles de Mahmoud Tarzi quand j'observais l'étonnante discipline des fourmilières humaines aujourd’hui. Sous le commandement de dictateurs fous ou de gouvernements démocratiques non moins inconscients, des peuples entiers s’avançaient docilement, en rangs vers des catastrophes visibles de loin, inévitables. Personne n'essayait de penser par soi-même, personne ne fuyait, à moins d'être emporté par l’instinct grégaire. Les changements intervenus en Europe, autrefois le principal laboratoire de la pensée critique, sont si profonds que nous-mêmes ne remarquons plus guère le grotesque de notre comportement, qui étonnait tant le montagnard d'Afghanistan.
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À commencer par Jacob Burckhardt, tous ceux qui ont vu clairement l'avenir au cours des dernières décennies ont été tristes. Ils étaient accablés par la solitude et l'inutilité de leur savoir. À l'époque de ma jeunesse, il était encore possible de tirer quelques modestes bénéfices personnels de prédictions valables. Aujourd'hui, ces possibilités sont réduites à néant. Là où la foudre est sur le point de tomber, la prudence commande de fuir. Mais où ? La guerre et le chaos peuvent commencer n'importe où. La dernière guerre a commencé en Espagne située à la périphérie. Des dictateurs ont également envisagé de la déclencher en Amérique du Sud. Il n'y a donc nulle part où fuir. Les quelques pays plus pacifiques protègent leurs privilèges au profit de leur propre population et ferment leurs frontières aux étrangers. En outre, l'État moderne, avec sa réglementation minutieuse de la vie, n'offre pas d'asile digne de ce nom aux étrangers. Il n'y a donc nulle part où se réfugier et aucune raison de fuir. La capacité de prévoir ne sert à rien aux concitoyens qui ne lui attribuent aucune signification. Elle n'est pas non plus nécessaire à celui qui voit l’avenir parce que, dans l'organisation sociale actuelle, il ne peut en tirer aucun avantage. C'est donc un fardeau insupportable, plus difficile à porter aujourd’hui que jamais auparavant.
Quel est donc l'intérêt de la prospective ? Un ami engagé en politique me disait récemment :
« Après quarante ans d'expérience, j'ai acquis la certitude que le plus grand handicap de notre vie est la raison et la réflexion ».
Compte tenu de son inutilité, l'aptitude à prédire l’avenir hantera-t-elle encore les élus ?
Cette question me rappelle une très vieille conversation dans le laboratoire où, jeune étudiant, j'avais apporté le tout nouveau livre de Blaringhem sur les mutations soudaines des plantes et des animaux. Mon professeur et chef de laboratoire, un physiologiste érudit et membre de nombreuses sociétés savantes, s'est intéressé au livre et l'a lu tout au long de la soirée. Le lendemain matin, il m'a demandé :
« Vous avez avant étudié l'histoire ; à votre avis, les civilisations historiques n'ont-elles pas été le résultat de mutations similaires à celles décrites par Blaringhem ? Tout ce que nous savons à ce sujet semble l'indiquer. Chaque nouvelle civilisation était le produit de quelques générations qui, trouvant des circonstances favorables, ont révélé des talents inconnus jusqu'alors. La même chose me vient à l'esprit lorsque je regarde le développement des sciences naturelles. Les aptitudes nécessaires à ce que nous faisons aujourd'hui dans nos laboratoires ne se sont développées qu'au cours des dernières générations, et rien ne prouve qu'elles existaient auparavant. »
Il soupira et ajouta :
« J'en tire des conclusions défavorables pour nous tous. Les variétés basées sur des mutations sont instables et sujettes à une régression tout aussi soudaine. Il se peut donc que nous nous réveillions un jour au milieu de crétins incapables de comprendre ce en quoi nous avons mis tant de travail et d'esprit ».
Dans un sens plus étroit, ses paroles se sont réalisées, car dix ans plus tard, à l'occasion des purges politiques en Allemagne, il a été expulsé de l'université et privé de la possibilité d'effectuer le travail académique.
Parmi les auteurs des prédictions citées ci-dessus, presque aucun n'est encore en vie. De tels talents ne sont certainement pas propices à la longévité. Même à moi, qui n'ai fait que les écouter en silence, cela n’a apporté rien de bon. En attendant, il est clair que la discipline et la patience ne suffisent plus aujourd'hui. Si l'Europe, ruinée par tant de folies, veut éviter l'anéantissement, ses habitants doivent apprendre à mieux anticiper les conséquences de leurs actes et ne plus sous-estimer ceux qui peuvent le faire. Pour les personnes âgées, cela ne porte plus à conséquence. Mais je pense ici aux jeunes qui ont toute la vie devant eux. Qui d'entre eux voudra porter le don divinatoire de Cassandre dont elle se plaint ainsi : Apollon, Apollon ! toi qui m’entraînes ! vrai Apollon pour moi, où m’as-tu menée ?
Kultura 1950, no. 6/32
Traduit par Anna Ciesielska-Ribard
[1] Eschyle, Tragédies. Agamemnon, trad. M. Artaud. www.ramacle.org, pour toutes les citations de cette tragédie.