JERZY GIEDROYC
Dans mon histoire privée de « Kultura », les trois événements les plus dramatiques sont la maladie et la mort de Juliusz Mieroszewski, la maladie et la mort de Zygmunt Hertz et la mort de Józef Czapski.
La maladie de Mieroszewski était vraiment effroyable. Il avait le cancer de la gorge, et souffrait martyr : la radiothérapie lui avait brûlé les joues, on lui avait fixé un tuyau dans le larynx. Ce qui a duré plusieurs mois. Nous nous efforcions de lui faire plaisir. Il avait toujours rêvé d’un manteau de mouton. Quelques mois avant sa mort, nous avons réussi à faire venir de Pologne une superbe pièce de Zakopane, ce qui l’a beaucoup réjoui.
Mieroszewski restait pour moi le plus important interlocuteur du dialogue. Il était le seul avec qui je me sentais en complète confiance. Non seulement parce que je savais qu’il me comprenait, mais aussi parce que j’ai été assuré de sa complète loyauté. Personne n’a pu le remplacer. Dans un certain sens, après sa mort, je me suis retrouvé seul.
Puis est arrivée l’inattendue maladie de Zygmunt que nous avons durement vécue. Au début, il espérait encore s’en sortir mais, vers la fin, il se rendait compte de sa situation. Pendant tout ce temps, il a gardé un très bon moral, il ne se faisait du souci que pour sa femme Zofia. Ils formaient en effet un couple extraordinaire.
Józef s’est mis à limiter sa participation aux affaires de « Kultura » plusieurs années avant sa mort, pour ne se concentrer que sur sa peinture. C’est alors – avec un sérieux retard – qu’il a rencontré ses premiers succès. Il s’est plongé dans l’organisation de ses expositions. Il a du reste restreint non seulement son travail dans « Kultura » mais abandonné aussi d’autres centres d’intérêts, et ses interlocuteurs– outre sa famille – se composaient désormais principalement d’Adam Zagajewski et de Wojciech Karpiński. Mes rencontres avec lui se sont donc espacées au cours des dernières années. Lui était plongé dans sa peinture et, moi, dans mon travail de plus en plus intense. Avant, nous nous parlions quotidiennement. A la fin, tous les quelques jours, puis nos échanges sont devenus fugaces. Mais ils existaient. Sa mort a clos un important chapitre de ma vie.
Dans l’histoire de l’Institut Littéraire et de « Kultura », Zofia et Zygmunt Hertz ont joué le rôle capital. Ils étaient au courant de toutes les affaires, y compris celles qui exigeaient une discrétion maximale. Cela concerne avant tout Zofia, devenue la principale protagoniste de cette histoire non seulement grâce à son énergie mais aussi parce qu’elle a entièrement épousé notre cause et était prête à courir tout risque. L’apport de Zygmunt était très grand, mais il ne travaillait que pour elle. Avant la guerre, il occupait un haut poste dans l’entreprise Solvay. Après avoir quitté l’armée, il aurait pu retrouver facilement, en Occident, un travail prestigieux et bien rémunéré. Il avait d’ailleurs reçu beaucoup de propositions de son ancienne firme, il avait aussi pu bénéficier des larges relations de son père dans les sphères économiques. Mais il s’est voué à Zofia.
En Italie, l’activité de Zygmunt était phénoménale : nous n’aurions pu nous débrouiller sans lui. L’Institut Littéraire lui doit ses bases matérielles. Par la suite, Zygmunt a mis au service de « Kultura » sa grande force de travail et son esprit d’entreprendre, et il exécutait des tâches quotidiennes souvent fatigantes et monotones, sans lesquelles nous ne pourrions pourtant pas fonctionner. Il avait la curiosité de l’autre et des facilités relationnelles irremplaçables. Si Józef (Czapski) et Kot (Jeleński) étaient nos ministres des affaires étrangères, Zygmunt était notre ministre pour les affaires des Polonais. Il faisait venir les Polonais du pays, leur trouvait des bourses. Il nouait et entretenait des relations sociales. Il jouait très souvent le rôle de paratonnerre dans mes relations avec Miłosz, qui n’étaient pas toujours au beau fixe. Il prenait soin de Hłasko, de Polański, de cette multitude de gens qui passaient par notre maison. C’est à lui que je dois mon amitié avec père Sadzik et les frères Pallotins. Quand ceux-ci étaient venus de Zurich pour fonder leur foyer à Paris, ils nous ont rendu visite. C’était certes un moment agréable, mais nous en serions restés là si Zygmunt n’avait pas maintenu ses relations avec Sadzik.
Depuis le début, Zofia portait sur ses épaules tout le travail administratif de « Kultura ». Mais son influence sur la politique de la revue était toujours très importante. Elle a beaucoup de bon sens ; à maintes reprises, elle a réussi à me refreiner quand je m’apprêtais à trop élargir le front ou quand je voulais me lancer dans de nouvelles entreprises à risque ; ses interventions n’ont pas toujours été efficaces, mais elles ont plusieurs fois évité à « Kultura » de graves idioties. Elle parvenait aussi à régler des choses grâce à sa facilité relationnelle. Zofia est l’incarnation de ma théorie selon laquelle ce sont les femmes qui ont, en Pologne, le plus d’importance.
Le rôle de Zofia et de Zygmunt Hertz est inestimable. Je pense que, sans eux, « Kultura » n’aurait pu naître ni survivre.
A l’époque où nous travaillions ensemble dans le Département de la Propagande (du 2e Corps d’Armée), Józef Czapski est devenu pour moi l’une des personnes les plus proches. Nous n’avons connu aucun conflit. Le premier grincement dans nos relations s’est produit au moment du transfert de l’Institut à Paris, ce à quoi Józef était assez défavorable. Mais son apport était bien plus large : il diffusait cette ambiance d’amitié et de générosité qui donnait à tout ce travail une aura et un caractère particulier. Il y avait en lui de la bonté envers les autres. On le sentait empli d’une vie spirituelle intense, ce qui frappait et attirait vers lui des personnalités très diverses, depuis Kot Jeleński jusqu’à Jeanne Hersch.
Il a vécu des expériences religieuses profondes. Sa foi s’exprimait aussi dans sa longue collaboration avec Antoni Marylski, avec Laski, dans la lecture d’auteurs comme Berdiaev, Péguy ou Jacob ; j’ai pu d’ailleurs grâce à lui connaître leur oeuvre. Péguy a produit sur moi une impression plus vive que Berdiaev, peut-être parce que sa pensée ne se limitait pas aux questions religieuses ou philosophiques. De même, c’est grâce à Józef que j’ai approfondi ma connaissance de la littérature russe, bien qu’elle m’ait toujours intéressé. Cela concernait avant tout Dostoïevski. Avant, j’appréciais surtout Les Frères Karamazov, ses autres ouvrages m’indifféraient ou m’étaient inconnus. Józef, qui s’intéressait particulièrement à Dostoïevski, m’a conduit à cette lecture et m’a fait complètement changer d’avis.
Il a été d’un grand soutien dans les travaux rédactionnels de « Kultura ». Je lui dois beaucoup. Nos échanges désintéressés détendaient, inspiraient, faisaient naître des projets éditoriaux. Nous commencions par l’analyse d’un ouvrage, et il en résultait souvent quelque chose. Je suis peu attiré par la peinture. Mais Józef m’a emmené plusieurs fois à des expositions d’art, ce qui m’a beaucoup apporté. J’avais par exemple une aversion pour les tableaux de Picasso. Józef m’a aidé à les comprendre. Je ne dirai pas qu’il m’a convaincu mais il m’a permis de le comprendre. J’ai vu avec lui, et plusieurs fois, l’exposition de Waliszewski et Pirosmaniszwilli. Nous sommes aussi allés à l’exposition de l’art polonais au Petit Palais, et étions frappés par le peu d’originalité de cet art, nous étions complètement d’accord sur ce point.
Nous ne discutions pas de la ligne éditoriale de « Kultura ». Dans nos débats – parfois même assez vifs –, nous abordions d’autres thèmes : certains ouvrages, certains auteurs. Je me rappelle avoir beaucoup débattu à propos d’Abellio qui nous fascinait tous les deux. Quant à nos divergences personnelles, elles découlaient principalement de l’esprit de loyauté de Józef : quand nous nous trouvions par exemple plus sérieusement en conflit avec Anders, Józef ne me contredisait pas mais essayait d’adoucir mes options.
Notre conflit le plus dur a porté sur le Congrès pour la liberté de la culture et sur Kot Jeleński. Un jour, je ne sais plus à quelle occasion, Mieroszewski avait écrit à propos du Congrès que c’était un cirque. Kot Jeleński s’est alors terriblement fâché. Je ne me souviens plus de quoi il s’agissait au juste. J’ai pris bien entendu le parti de Mieroszewski. Et Józef a tellement défendu Kot qu’il était prêt à déménager de chez nous. Cela m’a profondément troublé. J’estimais que le Congrès était, dans nos rapports, une affaire de second plan. Mais il s’est avéré que le Congrès et Kot importaient sur notre collaboration et notre amitié. Par la suite, tout s’est équilibré.
Józef est retourné à la peinture il y a des années ce qui, au début, n’a pas influé sur ses autres multiples centres d’intérêts. Par la suite, ses passages entre le travail pour « Kultura » et la peinture devenaient de plus en plus laborieux, c’était comme s’il devait commencer la peinture à chaque fois de zéro. C’était « scier », disait-il, que de se remettre ainsi à la peinture. Il recommençait alors par des natures mortes, très travaillées, qui amorçait son démarrage artistique.
Après la mort de Józef, j’ai demandé que l’on coule son masque mortuaire et le moulage de sa main. Je tenais à préserver sa mémoire. Non seulement pour nous. Un exemplaire du masque a été déposé à la Bibliothèque Polonaise de Paris, un autre acheté par son cousin, Janusz Przewłoch. Pour « Kultura », et personnellement pour moi, Józef a été extrêmement important. Selon moi, il signifie beaucoup pour la culture polonaise plus généralement. Ce n’était pas un provincial. Il disposait d’une large perspective européenne ce qui, dans la culture polonaise, est assez rare. Józef avait des occupations et des intérêts multiples. Il était plongé dans la peinture, dans la littérature, dans les relations avec les autres, et par sa foi dans la vie spirituelle. De ce point de vue, il était un personnage extraordinaire.
Pour ce qui est de Mieroszewski, j’ai fait sa connaissance dans l’armée, de manière assez superficielle. Notre relation s’est approfondie quand il habitait déjà Londres. Avant qu’il ne rompe avec la vie sociale et ne tombe dans ses bizarreries, nous nous rencontrions chez Auberon Herbert et Józef Zielicki. Nous nous sommes revus, je crois, pour la première fois à Londres, chez Auberon. J’allais à Londres habituellement deux fois par an et rendais à chaque fois visite à Mieroszewski. Par la suite, je ne voyageais que pour le voir.
Les débuts de nos relations étaient sympathiques, mais rien encore ne présageait la suite. Je ne me souviens pas quand notre connaissance s’est transformée en une collaboration plus proche. Elle a commencé sans doute avec ses chroniques de Londres qui ont donné lieu à une oeuvre journalistique. C’est aussi « l’affaire Miłosz » qui a été le moment capital dans nos rapports, parce que Mieroszewski avait pris la même position que nous, les habitants de la maison « Kultura », et nos amis les plus proches, comme par exemple Jeleński. L’affaire Miłosz était importante parce que, d’une part, elle a obligé à prendre parti, ce qui a resserré les liens de notre équipe et, de l’autre, elle a conduit à certaines ruptures, comme de mon amitié avec Niezbrzycki qui m’était très proche pendant des années.
Je suppose que Mieroszewski était, avant la guerre, quelqu’un de très sociable. Il l’était encore pendant la guerre, au Caire, sauf qu’il buvait à outrance ; je ne suis pas abstinent non plus, mais lui dépassait toute mesure. Nous avons remarqué, Zofia et moi, qu’il avait vécu un profond bouleversement déjà en Italie avec la disparition de la revue « Parada » et que tout lui paraissait comme suspendu en l’air. Il s’enfermait à cette époque dans sa chambre et buvait. Aussi à cause de la rupture avec sa femme. Par chance, il a retrouvé Inka qu’il avait connue autrefois, ils sont tombés amoureux ce qui l’a sauvé. Au début, à Londres, Mieroszewski voyait les Wierzyński et Auberon, il fréquentait souvent ce dernier.
Puis, il s’est de plus en plus isolé. Il vivait dans une petite maison bi-familiale. La soeur d’Inka et son mari occupaient le rez-de-chaussée ; les Mieroszewski habitaient l’étage, un deux-pièces, cuisine et une salle de bain. Ils étaient tous deux de nature méticuleuse, mais il y avait chez eux livres et journaux partout ; Mieroszewski n’était pourtant pas collectionneur dans l’âme : il n’archivait pas et distribuait probablement ses livres après les avoir lus. Au milieu de l’appartement régnait son teckel Puzio qui était très attaché à son maître et lisait même dans ses pensées. Mieroszewski avait toutes sortes de manies. Il prisait par exemple le tabac. Il adorait les lampes à pétrole qui donnaient la meilleure lumière, disait-il, et il était très content le jour où nous lui avons apporté une de ces lampes.
Il était très attaché à sa femme ; sa femme, ses livres, son chien et sa maisonnette, c’était l’univers qu’il n’avait pas envie de quitter. Il avait pourtant reçu quelques propositions alléchantes, comme cette invitation à la télévision allemande très bien rémunérée ; Mieroszewski a accepté l’offre, mais il a failli à la dernière minute. Il ne s’est ainsi jamais résolu à quitter l’Angleterre. Sa vie sociale était devenue minimaliste : il ne voyait que ses amis les Wierzyński, Paweł Zaremba et Zdzisław Broncel.
Ce dernier était un curieux personnage. Il avait commencé une belle carrière avant la guerre : de vendeur de journaux à Varsovie, il s’était transformé en rédacteur du supplément littéraire de « ABC » qu’il dirigeait à la perfection. Puis, en Palestine, il avait pris la rédaction d’une très bonne revue « W drodze » (« En chemin »). Mais à Londres, il a gaspillé son énergie. Il a décidé d’abord d’assurer ses bases matérielles, il s’est donc acheté une petite maison, il l’a équipée avec luxe, trouvé de parfaits locataires. Puis, il a jugé qu’il en avait besoin d’une autre. Il a pris ensuite la décision de rédiger en anglais. Et il a ainsi gaspillé son talent. Il habitait près de Mieroszewski, mais ils ne se voyaient qu’à l’occasion de mes visites.
Il m’est difficile de distinguer des pistes particulières dans l’oeuvre de Mieroszewski parce que je m’y sens trop lié pour disposer d’une distance suffisante. En revanche, il m’est plus facile de dire quand je n’étais pas d’accord avec ses opinions. Et bien, ce qui me faisait à la fois sourire et m’irritai c’était le fait qu’il soulignait son appartenance socialiste. Dont je n’ai jamais eu de preuves. Selon moi, c’était une pose due à ses lectures anglaises. Si je devais qualifier ses opinions, je dirais qu’il était plus libéral que socialiste. Non pas du point de vue économique, bien entendu. L’économie l’intéressait relativement peu. De formation, il était proche de Raymond Aron : une analyse à froid et peu d’intérêt pour l’idéologie.
Sans aucun doute, Mieroszewski a eu sur moi beaucoup d’influence. Il m’a permis de m’ouvrir au monde occidental que je connaissais bien moins que l’Est, univers que Mieroszewski ignorait en revanche. La littérature anglaise par exemple m’était inaccessible quand elle n’était pas traduite en français ou en polonais. Et Mieroszewski l’étudiait scrupuleusement. Mais, malgré les apparences, ce n’est pas lui qui m’informait des questions touchant au Londres polonais, il ne m’a pas non plus inspiré à ce sujet. Même si, durant les premières années de son séjour à Londres, il fréquentait pas mal de personnes et participait assez activement à la vie de l’émigration, il s’en est par la suite éloigné. Il puisait des informations sur l’émigration dans « Dziennik Polski » (Le Quotidien polonais) et dans d’autres journaux. Pourtant, nous partagions, et ce depuis le début, une opinion très critique à propos du Londres polonais.
Je ne me rappelle pas avoir eu de conflit avec lui. Il nous arrivait d’échanger des propos assez tranchants, mais il est impossible de les comparer à ce qui a pu sa passer entre Jeleński et moi, ou avec Józef Czapski. Nous avons sûrement été plus accordés du point de vue politique. Certes, je ne considère pas avoir des opinions socialistes, mais elles sont sans aucun doute de gauche.
Le plus important apport de Mieroszewski à « Kultura » était son oeuvre de journaliste, sans quoi, la revue n’aurait pas eu sa large couverture politique. D’ailleurs, il avait non seulement des opinions originales mais aussi, ce que je tiens en haute estime, la manière de les exprimer : succincte, économe dans la formulation des pensées, sans ces fioritures propres aux écrits des Polonais, et non seulement. C’est une qualité rare. Je considère le concept ULB comme la plus importante part de son oeuvre. D’autres écrits concernaient des sujets qui se rapportaient à une scène politique mouvante et finissaient par perdre leur actualité. Mais cette idée est durable. Je suis donc persuadé que Mieroszewski méritera sa place dans la pensée politique polonaise de l’après-guerre, ne serait-ce qu’à ce titre.
Au début, pendant près d’une décennie, il n’y a pas eu de relation entre Gustaw Herling et moi. Il ne m’a pas proposé de publier son « Monde à part ». Il m’a envoyé son premier texte destiné à « Kultura », dans une lettre. Nous avons eu notre première conversation à l’occasion de mon voyage à Rome. Je me suis arrêté chez lui ; Gustaw avait à l’époque un appartement à Rome qu’il a vendu ensuite. Cet entretien n’avait rien d’essentiel. Comme si rien ne s’était passé entre nous. Nous avons parlé de Silone, de divers journaux, avant tout des rapports de Reale, l’ambassadeur d’Italie à Varsovie de l’après-guerre, que Gustaw connaissait et avec qui il m’a mis en relation. Rien de nos affaires privées. Mais cette conversation a permis un certain rapprochement. Toutefois nos rapports les plus proches datent de l’époque où Gustaw avait fréquenté une école d’officiers. Ce qui m’irrite maintenant un peu c’est que Gustaw se positionne comme conseiller ou collaborateur mais qu’il ne se sente pas responsable de la ligne de « Kultura ».
Suivant notre partage du travail, Gustaw s’occupe de la littérature, tant de la poésie que de la prose. C’est lui qui décide de notre politique dans ce domaine, je repose presque entièrement sur ses avis et opinions. Cela concerne principalement les textes que la revue publie, les livres dans la moindre mesure. Il nous arrivait souvent de diverger dans nos opinions à propos de certains auteurs, parce que Gustaw suit souvent ses antagonismes personnels. Par exemple, il n’aime pas du tout Miłosz, et il a du mal à le dissimuler. Il est plus que négatif envers Brandys. Il a rayé aussi de sa liste Żukrowski, tant humainement que du point de vue littéraire, bien que ce dernier ait commis deux ou trois bons livres. Gustaw applique des critères extrêmes qui ne me conviennent pas toujours.
J’ai toujours dit que s’il fallait mesurer les écrivains avec une échelle politique et morale rigoureuse, la littérature polonaise aurait cessé d’exister. C’est pourquoi, j’estime qu’il convient de distinguer l’auteur de son oeuvre, et prendre séparément la mesure de l’oeuvre. Sans quoi, nous vivrions dans la perpétuelle « affaire Brzozowski ». Pour ma part, j’émets des opinions à propos de ce que celui-ci ou celui-là a écrit, et non pas sur ce qu’il est ou était. La position de Gustaw est trop puritaine. Et il ne s’agit pas ici d’une évidente différence d’attitudes entre l’écrivain qui a le droit à sa particularité et l’éditeur qui doit rester éclectique. C’est, chez moi, une posture générale : je donne la priorité à l’oeuvre.
Gustaw est aussi pour moi partenaire de discussions politiques bien que nos échanges à ce propos n’aient jamais été de même nature que les débats que j’avais pu avoir avec Mieroszewski. Ce dernier représentait mes positions. Gustaw a un autre point de vue. Il n’est pas un observateur impartial, il est empli de passion. Il n’est pas non plus politicien mais moraliste. Pour cette raison aussi, nos débats sur la politique étaient pour moi aussi précieux. Ils l’étaient aussi pour « Kultura ».
Le respect pour l’oeuvre de Gustaw, non seulement au Pays mais aussi à l’émigration, est arrivé trop tard. En ce qui me concerne, malgré toutes nos divergences et nos malentendus, je l’ai toujours considéré comme un écrivain de grand talent. J’ai été impressionné par Un monde à part. Je reste toutefois assez distant face à certaines de ses autres oeuvres, comme La Tour dont je note la virtuosité, mais cette prose est pour moi trop travaillée. Cette remarque ne s’applique qu’à ses premières nouvelles. J’apprécie hautement les suivantes – à peu d’exceptions près. Toutefois, je considère que le Journal de Gustaw est sa meilleure réussite littéraire. C’était son initiative mais, peut-être dans une certaine mesure, il a été inspiré par nos conversations sur le journal comme forme littéraire, sur l’importance des journaux pour « Kultura » et sur la difficulté de remplacer Gombrowicz en ce domaine. Je sais que ma prédilection pour le journal découle de sa forme, ouverte aux contenus journalistiques. Mais aussi parce que le journal ne s’y limite pas, et il les situe dans un ensemble varié ce qui permet d’éviter l’ennui et d’attirer des lecteurs. Le Journal écrit la nuit de Gustaw rassemble avec brio journalisme, critique, essai et fiction.
Je suis entré en relation avec Kot Jeleński grâce à Józef Czapski, à Paris, encore avant notre déménagement à Maisons-Laffitte, puis nous nous sommes rapprochés davantage durant le séjour à Rome où nous avions fait une plus ample connaissance. Puis, Józef a littéralement forcé la main de Nabokov pour inviter Kot Jeleński au Congrès pour la liberté de la culture ; et là, Kot a charmé tout le monde, il est rapidement devenu irremplaçable. C’est à partir de ce moment qu’il a commencé à collaborer systématiquement avec « Kultura ». Il était sans aucun doute le plus imminent critique culturel de l’émigration. Nous étions toujours d’accord dans le domaine de la culture. Nous n’avons connu des divergences que dans un seul cas, divergences qui n’étaient par ailleurs pas essentielles : il s’agissait de Bobkowski qui, humainement et du point de vue littéraire, restait pour Kot assez étranger. C’est aussi à Kot Jeleński que je dois ma connaissance de la littérature mondiale, que je lis relativement peu, et de la culture occidentale, depuis la poésie à la peinture. L’étendue de son érudition était exceptionnelle.
Mais je reprochais à Kot de se charger en permanence de multiples obligations, aussi n’avait-il jamais le temps. A une époque, il a rédigé la revue des publications françaises et italiennes dans le domaine de la culture, mais il devait abandonner cette tâche, il n’y arrivait plus. A maintes reprises, je l’ai prié d’écrire une analyse de l’oeuvre de Jurgis Baltrusaitis qu’il connaissait et appréciait, jamais je n’ai réussi à l’obtenir.
Kot était un homme très loyal, mais il vouait sa loyauté tout d’abord au Congrès pour la liberté de la culture. C’est à ce sujet que nous avons connu le plus dur des conflits, je l’ai déjà mentionné. Nous divergions aussi dans nos rapports avec les personnes qui venaient de Pologne. Le comportement de Kot était dicté par ses sympathies personnelles ou par son estime pour un talent artistique ou littéraire, il s’intéressait peu à l’attitude politique ou morale. Prenons, à titre d’exemple, l’admiration qu’il vouait à Iwaszkiewicz en tant qu’écrivain et poète, mais aussi sa faiblesse pour l’homme. Il appliquait à Iwaszkiewicz un tarif préférentiel. Un jour, il a même défendu une des nouvelles d’Iwaszkiewicz, écrite dans un réalisme socialiste exaspérant. Pour ma part, je trouvais qu’il existait deux Iwaszkiewicz : l’homme et le militant que je blâmais, et l’écrivain, auteur de nombreux ouvrages de valeur qui allaient sûrement traverser l’épreuve du temps. Kot ne faisait pas de telles distinctions.
A mon goût, il était trop détaché de la réalité polonaise. J’avais l’impression, et Józef la partageait, que les racines polonaises de Kot s’étaient affaiblies d’une certaine manière. Il était trop cosmopolite. Je ne suis nullement de ceux qui pensent que, quand on parle de l’éléphant, il faille tout de suite évoquer la Pologne [1]. Mes les affaires polonaises se situent, pour moi, à la première place. Ce n’était pas le cas chez Jeleński. Peut-être parce qu’il se sentait chez lui aussi bien en Italie qu’en France. Mais je ne mets absolument pas en question son patriotisme durant la guerre et par la suite, quand il traduisait la poésie polonaise et promouvait la littérature. Ici, ses mérites sont incontestables. Mais malgré son amitié pour Józef à qui il était très attaché, il se sentait plus à l’aise dans le milieu des écrivains et des peintres qui fréquentaient Léonor Fini, que dans les cercles polonais. Ils lui étaient plus proches. Il disait d’ailleurs, à moi et aux autres, que s’il devait arrêter d’écrire pour « Kultura », il cesserait d’écrire en polonais.
Il était très serviable, il facilitait des contacts, réglait des affaires, même si cela le barbait parfois, et là, il m’apportait une grande aide. Mais, en même temps, il doutait profondément de ma politique en direction du Pays. Il me reprochait de mettre des gens en danger, et, selon lui, l’envoi des livres ou des impressions miniatures était nuisible. Il évitait toutefois un débat franc à ce propos. Il confiait ses critiques à Zygmunt Hertz et essayait de m’influencer par l’intermédiaire de Józef, qui lui était plus bien plus semblable en ce qui concerne ces questions. Nous divergions aussi dans notre approche de l’émigration de Londres, Kot la traitait avec une certaine sympathie et mansuétude. Grydzewski et son cercle de « Wiadomości » (Nouvelles) lui étaient très proches.
Jerzy Stempowski était pour moi une personne importante. Il rendait visite à « Kultura » plus au moins une fois tous les trois mois, nous avons correspondu durant des années, je lui étais très attaché. Je tenais ses essais en grande estime. En revanche, je ne comptais pas toujours avec ses opinions dans le domaine littéraire parce qu’elles étaient souvent très partisanes. Par exemple, il portait des jugements condescendants sur la littérature féminine. Je lui envoyais parfois des textes pour connaître son avis ; et quand il n’avait rien à dire, il répondait que c’était parfaitement écrit, comme sorti d’une machine à coudre. Il vivait aussi des crises de persécution.
Avant la guerre, Stempowski avait d’abord occupé le poste de correspondant de PAT à Paris (l’Agence polonaise des télégraphes), ce qui était probablement une bonne sinécure. Puis, il était devenu secrétaire du Conseil des ministres auprès de Bartel, ce qui aussi était une sinécure. Mais, pour Bartel, Stempowski, qui maintenait des relations avec l’opposition, était utile. Ses efforts de se rallier le parlement passaient de fait par Stempowski. Juste avant la guerre, Stempowski a occupé le poste de bibliothécaire dans la Banque agricole, poste qu’il devait à Ludkiewicz, en raison de ses relations avec la franc-maçonnerie. Cette fois, il s’agissait d’une totale sinécure. La franc-maçonnerie en Pologne servait, à cette époque, à se procurer des sinécures et ne jouait aucune fonction politique plus sérieuse. Le seul franc-maçon actif dans la politique était Henryk Kołodziejski, directeur de la Bibliothèque de la Diète. Mais, plus généralement, la situation en Pologne se présentait tout à fait différemment qu’en France de la IIIe République, que Jules Romains a si bien décrite dans deux volumes de son cycle Les hommes de bonne volonté.
Jamais je n’ai pu apprendre quels étaient les rapports de la franc-maçonnerie avec Piłsudski et à son coup d’Etat de mai 1926. Je sais seulement que Stempowski était venu à Varsovie quelques jours avant le coup d’Etat et s’était mis tout de suite au travail, au commandement de police de Varsovie. D’où venait-il et quelle était la nature de son poste ? Il n’a jamais répondu à mes questions. En tous cas, il était à l’époque dans le camp de Piłsudski, dans la fraction de Bartel. Il était donc partisan d’un Pilsudski démocratique. Par la suite, son attitude est devenue hostile, nous avons eu à ce propos des discussions et de sérieuses querelles.
A un moment, à l’époque où Stempowski travaillait comme bibliothécaire à la Banque agricole au Ministère de l’agriculture, s’est tenue une assemblée de producteurs de sucre, et Ludkiewicz a eu une idée diabolique : il a confié à Stempowski la tâche de prononcer une communication sur l’histoire du sucre. La salle était remplie de terribles capitalistes qu’on pouvait soupçonner de tout, sauf d’appétits intellectuels, et Stempowski a parlé deux heures durant, et il n’a même pas terminé, il est à peine arrivé à la culture de la cane à sucre dans l’Egypte antique. Je regardais les gens assemblés avec étonnement. Je me disais que des protestations allaient fuser et une dispute éclater, dans la salle. Mais non, tout ce monde l’écoutait très attentivement. Mais plus personne n’aurait l’idée d’inviter Stempowski à intervenir de la sorte.
Inspiré par son courrier, j’ai suggéré à Stempowski le genre qui prendrait ensuite la forme de ses « Notes de flâneur ». Ses diverses idées naissaient souvent, tout d’abord, dans les lettres qu’il adressait aussi aux autres. Elles se recoupaient souvent avec sa correspondance à Józef ou à Gustaw. On voyait que Stempowski auscultait une idée qui se transformerait à l’avenir en un essai, et que ses lettres étaient des brouillons de cet essai, lui permettant de polir son sujet, d’y introduire toutes sortes de changements. En fait, il avait des difficultés à écrire. Peut-être parce qu’il avait une phénoménale érudition et une mémoire tout aussi exceptionnelle.
Dans les conversations, Stempowski était très intéressant, bien qu’il ait été enclin au monologue. Un jour, nous débattions la question du plagiat. Avant la guerre, il y avait eu un retentissant scandale que la revue « Prosto z mostu » (Droit dans les yeux) avait sorti : Wincenty Rzymowski avait publié sous son nom un article composé dans une large mesure de citations de Bertrand Russell. L’évocation de cette affaire a fortement irrité Stempowski qui, avec emphase, s’est mis à expliquer que les plagiats n’existaient pas. Cette dispute a eu lieu encore au siège de l’avenue Corneille, et je me rappelle être monté à l’étage alors que Stempowski continuait d’une voix de crécelle à argumenter son opinion que les plagiats n’existaient pas.
Dans les affaires politiques, sa fantaisie voisinait l’affabulation. Il racontait par exemple que, avant la guerre, dans le café « Oasa », on empoisonnait les activistes du camp de la Sanacja avec des tartines à la nicotine, et quand j’ai voulu savoir qui l’avait fait et qui avait été empoisonné de la sorte, il s’est énervé et n’a donné aucune réponse. Il se référait à un certain mystérieux Turc, qui connaissait parfaitement les coulisses des affaires politiques, des services secrets, etc. Il n’était pas courageux. Une fois, il est venu en France le jour où se déroulaient des événements liés à la révolte algérienne, il a donc décidé de repartir le lendemain matin. Et quand la guerre d’Algérie a éclaté, il m’a envoyé une lettre où il expliquait que la situation allait devenir très difficile, qu’il y aurait sûrement la censure postale et que nous devrions introduire un code secret pour communiquer. Il a écrit quelque chose de si complexe qu’on ne pouvait rien y comprendre.
Il aimait parfois jouer le trublion. Un jour, dans un café littéraire parisien s’est tenue une conférence de Malaparte qui nous y avait invités. Nous sommes allés à trois : Józef, Stempowski et moi. L’assemblée était très à gauche, et la chose concernait la censure. Stempowski a pris la parole et a donné lui-même une conférence sur la censure à l’époque tsariste qu’il disait très libérale. Du point de vue de notre sujet, il avait raison, mais tout le monde s’est jeté sur lui. Stempowski avait prévu qu’il allait en être ainsi. Mais il s’y était préparé.
C’étaient ses bizarreries. Mais au-delà, c’était un homme exceptionnel en raison de sa colossale érudition et de l’étendue de ses intérêts intellectuels. Nombre de ses projets n’ont jamais vu le jour, comme celui d’un ouvrage sur Ovide, le premier émigré, pendant longtemps il avait rassemblé des documents pour écrire ce livre. Un jour, au cours de son séjour à Vienne, il a découvert des écrivains galiciens, dont Sacher-Masoch, et il a formulé des conclusions très intéressantes après cette lecture. Mais il n’a pas fini cet écrit non plus.
Il existe une opinion générale à mon sujet selon laquelle je suis un despote, et la rédaction de « Kultura » n’a jamais existé, à moins d’admettre qu’elle se soit depuis toujours composée d’une seule personne, à savoir moi-même. Contrairement à cette opinion, je suis ouvert aux suggestions et critiques et je change fréquemment d’avis après avoir débattu. Et la rédaction de « Kultura », sans qu’aucun doute ne soit permis, a existé et existe. Elle se compose de personnes dont je respecte l’opinion et la prends en compte. Faire mon travail de rédacteur consistait à me mouvoir, à devoir arbitrer entre ces personnes et leurs avis, parfois divergents, parfois opposés au point qu’il était impossible de les accorder.
Et bien que la rédaction de « Kultura » ait été pour moi quelque chose d’absolument réel, elle n’existait point pour ses membres. Non pas parce qu’elle ne se réunissait pas. Avant tout parce qu’il s’agissait d’individualités qui pouvaient se supporter uniquement à distance. Stempowski n’aimait pas Mieroszewski. Il ne m’en a pas parlé, mais il le disait aux autres qui me le répétaient. Entre Józef Czapski et Mieroszewski, il n’y avait presque pas de relation. De même, entre Mieroszewski et Kot. Gustaw avait des rapports chaleureux avec Józef et Kot, corrects avec Mieroszewski, pas très bons avec Stempowski. Quant à Mieroszewski, personne à part moi ne lui était proche, c’était un ermite. Et, mis à part moi, tout le monde s’entendait uniquement avec Zofia et Zygmunt Hertz.
Si j’ai un talent, c’est celui de metteur en scène : la capacité d’assembler gens et sujets. Ce qui fait que j’ai un penchant pour le travail d’équipe, et si l’on me convainc, je change d’avis. Non pas ce que disait Kisiel qui me reprochait que je tourne à 180 degrés. Je change de tactique parce que la politique n’est pas un sacrement ; si l’on a envie de la pratiquer, il faut adhérer à la réalité en mouvement. Il faut savoir préserver les principes et modifier les opinions.
J’ai toujours été très loyal envers mes collaborateurs, bien que cela m’ait souvent exposé à des conflits entre les personnes qui se disputaient, et je devais prendre le parti de l’un ou l’autre. J’ai toujours été pleinement loyal envers mes chefs. Je pense que le général Anders avait commis une grande erreur de ne pas avoir essayé de travailler avec moi. J’aurai été pour lui un collaborateur loyal. Parce que la loyauté est pour moi très importante. Son absence ou le soupçon d’en manquer constitue, selon moi, la plus grave des accusations.
[1] L’expression « l’éléphant et la cause polonaise » a été popularisée par Stefan Żeromski dans L’Avant-printemps : un Polonais à qui l’on a demandé d’écrire une dissertation sur l’éléphant, en compose une qui portera précisément ce titre, manifestant ainsi son obsessionnel attachement aux sujets polonais, surtout à son indépendance (n.d.t.)