JÓZEF CZAPSKI
Il y a plusieurs semaines, deux articles de Kisiel[1] dans le « Tygodnik Powszechny »[2], où l’auteur polémique avec ses pairs politiques du même âge, m'ont fait réfléchir. Kisiel explique qu'il est totalement absurde de faire la leçon à des personnes plus jeunes d'une génération sur la manière d’agir en politique. « De toutes façons, je cite de mémoire, ils ne vous écouteront pas et n’apprendront quoi faire qu’après s’être eux-mêmes pris des coups. »
Ce texte m'a fait réfléchir, j'ai transposé donc les idées de Kisiel à mon propre domaine étroit, celui de la peinture. Depuis combien d'années j'essaie d'écrire sur ce que la peinture devrait et ne devrait pas être ! Pendant longtemps, il m'a semblé que ce que j'écrivais était peut-être utile. Aujourd'hui, j'ai le sentiment, un peu comme Kisiel, que ce qui m'a semblé aussi important autrefois, je le répète depuis je ne sais combien de temps, mais dans le vide. Pourquoi éprouver soudain ce sentiment ? Parce que j'ai réalisé bien trop tard (comme c'est souvent le cas) que l'époque à laquelle j'ai écrit mes nombreux articles était depuis un bon moment révolue.
J'ai farouchement défendu le rapport de Cézanne à la peinture et, surtout, sa fameuse maxime « faire du Poussin sur nature ». Je me souviens que, dans mes jeunes années, mon professeur Pankiewicz[3] était littéralement offensé quand il parlait de la peinture de son ami Bonnard lequel prenait à la légère la valeur des couleurs et dont les compositions, bien anticlassiques, étaient, selon Pankiewicz, des erreurs picturales. En écrivant un livre sur Pankiewicz, en 1934, j'ai fidèlement répété ses phrases, mais je pensais de fait que le Pankiewicz classisant ne comprend simplement pas Bonnard, celui-ci se révélant novateur précisément dans ce qui offusquait Pankiewicz. Aujourd'hui, quand je jette un regard dans mon livre, mon avis reste le même : Bonnard, par ses compositions et par l'accent mis uniquement sur la couleur, a le plus influencé mon propre travail. Mais la position de Pankiewicz ne me semble pas non plus privé de sens. Le rapport inventif de Bonnard à la couleur avait sa raison, il a de fait révélé à ma génération une nouvelle vision du sens de la couleur en tant que telle. Lorsque je relis les chapitres du livre sur Pankiewicz, dans lesquels j'avais consigné nos promenades dans les salles du Louvre, je suis à nouveau frappé par son intelligence et sa perspicacité ainsi que par sa grande connaissance de la peinture en général. Ces chapitres sur la peinture, où je ne fais que reprendre ses phrases à lui, peuvent encore de nos jours instruire chaque peintre. Aussi la phrase de Kisiel, selon laquelle cela ne vaut pas la peine d'apprendre aux jeunes à penser, ne me semble-t-elle pas juste. Je l'écris parce que dans mes polémiques avec des peintres de quelques générations plus jeunes que moi, je reviens toujours à Cézanne, c'est-à-dire à sa thèse principale : travailler « sur nature » comme un élément par lequel un peintre doit passer.
Je me souviens encore des premières années de l'Académie de Cracovie. Mes collègues vénéraient déjà Cézanne, même si certains s'intéressaient à l'abstraction et admiraient non seulement Picasso, mais même Léger. Quant à moi, j'ai regardé Cézanne dans la bibliothèque de l'Académie, dans un grand livre de reproductions en noir et blanc, et je ne comprenais rien à sa peinture.
Ce n'est qu'en 1924, à Paris, qu'il est devenu pour moi à tel point central. Pourquoi ? Pourquoi pas Monet, tellement plus brillant, pourquoi pas Manet dont le célèbre tableau représentant une odalisque a failli être abîmé par les parapluies de quelques dames choquées qui visitaient l'exposition ? Pourquoi pas Renoir, tellement plus facile ? Après tout, j’ai aussi admirés tous ces peintres. C’est une question en apparence mineure mais de fait extrêmement importante. Dans ses toiles, Cézanne n'hésitait pas à laisser des taches blanches, dans ses croquis on voit parfois la blancheur de la toile entre chaque coup de pinceau, parce qu'il se souciait plus de la juste application de la peinture, de chaque tache, que de la reproduction de tel ou tel paysage, de tel ou tel portrait. Pour moi, c'est là que la leçon de Cézanne a commencée et, pendant plusieurs années, j'ai posé les taches de couleur les unes à côté des autres sans les mélanger, en laissant toujours un rayon de toile blanche. J'en suis arrivé à une série de toiles littéralement pointillistes, où je ne posais plus seulement des taches autonomes les unes des autres, mais simplement des points. J'ai conservé quelques-unes de ces toiles inachevées. Je suis convaincu que c'est cette technique, que je n'ai apprise de personne mais que je dois à mon culte de Cézanne, qui m'a conduit à la peinture. Cet exemple, qui ne concerne que moi, ne prouverait rien si ce n'est que chacun, à sa manière, est passé par Cézanne. En effet, toute l'Ecole de Paris, de Derain à Soutine, s’écoulait de lui en quelque sorte.
Son labeur incessant, sa souffrance devant chaque toile en cours, ces tableaux qu'il abandonnait sur des champs lorsqu'il n'en était pas satisfait, sa solitude alors que ses confrères impressionnistes étaient déjà célèbres, sa vieillesse et ses dernières lettres à son fils (je cite de mémoire : J'ai fait, je crois, un peu de progrès[4] ) l'entouraient d'une aura presque sacrée. Ce style, qu’aucune platitude ne ternit, a produit des toiles qui, pour des générations, sont devenues des modèles de qualité inimitable.
Mais le culte de Cézanne, que je partageais avec mes collègues les plus à la mode et tous les autres peintres qui m'étaient inconnus, commença, imperceptiblement, à s'estomper, à disparaître. Je ne l'ai compris que maintenant alors que j'aurais pu le comprendre il y a déjà une bonne vingtaine d'années déjà. Aujourd'hui, les jeunes peintres parlent de Cézanne avec respect, ses tableaux sont accrochés dans toutes les galeries, des dizaines de volumes ont été écrits sur lui, mais l'attitude à son égard ne porte aucune trace de découverte. C'est comme l'attitude que j'ai moi-même à l'égard de Delacroix par exemple : certaines de ses esquisses, études pour de grands tableaux, je les admire encore aujourd'hui, mais ses grandes toiles, qui ont joué un grand rôle dans l'évolution de la peinture, ne m'intéressent que peu.
La dernière Biennale de Paris[5] m'a donné l'impression encore plus forte que je n'avais peut-être pas remarqué que nous vivons une autre époque, que les affaires qui me préoccupent aussi fort aujourd'hui semblent moins importantes pour les autres. Le peintre d'aujourd'hui fait autant appel aux maîtres qui ont toujours travaillé sur la nature qu'à Malevitch ou Mondrian. Et soudain, seulement maintenant, j'ai réalisé que j'appartenais moi-même à l'ère post cézannienne, qui est depuis longtemps révolue. À la Biennale d'aujourd'hui, je ne trouve pas un seul tableau qui ressemble de près ou de loin à Cézanne. Ce qui distingue le plus les peintres d'aujourd'hui de Cézanne, c'est peut-être un rapport nonchalant à la couleur. Ce n'est pas l'abstraction qui me choque, mais de plus en plus une sorte de superficialité extrême, voire de négligence, dans l'utilisation de l'étude de la nature. De plus, les tableaux même intéressants me semblent être tâchés de noir alors que dans ma tradition le noir était presque interdit. L'exemple le plus intéressant d'un peintre qui travaille presque exclusivement en noir et blanc est Anselm Kiefer, sur lequel Pomian a déjà écrit dans Kultura [6]. Ce même Kiefer expose trois grandes toiles à la Biennale, également en noir et blanc (elles y sont moins impressionnantes que dans son exposition personnelle au Musée d'Art Moderne[7]).
La surutilisation du noir me semble extrêmement fréquente à la Biennale. Mais ce n'est pas tout : il y a aussi un retour fréquent d'un thème qui semblait - à l'exception des natures mortes - presque inexistant dans ma génération. Et ici, nous sommes peut-être confrontés à un changement fondamental : la hiérarchie d'importance est inversée. Et là, il s’agirait d’une chose : que, avec cet ordre inversé, l’on préserve la mémoire de la couleur de l'époque cézannienne, que cet acquis fondamental de la peinture, pour lequel ma génération s'est battue, ne soit pas oublié.
Kultura 1985, no 6/453
Traduit par Anna Ciesielska-Ribard
[1] Stefan Kisielewski (1911-1991), romancier, journaliste, compositeur, critique musical. En 1945, il fonde le bihebdomadaire Ruch Muzyczny. De 1945 à 1989 (avec une interruption entre 1953 et 1956), il collabore à Tygodnik Powszechny. Dès 1945, il est membre du syndicat des écrivains polonais dont il est exclu en 1968 pour avoir signé la lettre 34 adressée au Premier ministre Józef Cyrankiewicz pour protester contre la censure et la politique culturelle des autorités. Il a également été interdit de publier pour avoir critiqué publiquement le Parti communiste. À partir du milieu des années 1930, il est l'ami de Jerzy Giedroyc. Il collabore avec l'Institut littéraire « Kultura ». Dans Kultura, à partir de septembre 1976, il publie notamment des chroniques confisquées par la censure en Pologne dans les rubriques « Wołanie na puszczy et
« Widziane inaczej ». Dans la revue, il analyse la situation politique en Pologne et publie des fragments de ses livres.
[2] Tygodnik Powszechny, hebdomadaire socioculturel et politique catholique publié depuis 1945, fondé par le cardinal Adam Stefan Sapieha.
[3] Józef Pankiewicz (1866-1940), peintre et graveur polonais. En 1889, il se rend à Paris, où il remporte la même année une médaille d'argent à l'Exposition universelle internationale (pour son tableau Targ za Żelazną Bramą). À Paris, il entre en contact avec la peinture impressionniste qui a une grande influence sur son travail. De 1906 à 1914, il est professeur à l'Académie des beaux-arts de Cracovie, puis séjourne en Espagne et en France. Il revient en Pologne en 1923 et reprend le poste de professeur à l'Académie de Cracovie. À partir de 1925, il se rend à nouveau en France, où il dirige une antenne de l'académie de Cracovie à Paris. Il fut un précurseur de l'impressionnisme en Pologne et eut une grande influence sur la formation du « colorisme » dans la peinture polonaise.
[4] Les expressions en italique, dans ce paragraphe, en français dans le texte.
[5] Nouvelle Biennale de Paris, 21 mars – 21 mai 1985, Grande Halle de La Villette.
[6] Krzysztof Pomian,” Malarz spalonej ziemi”, Kultura 1984, n° 9.
[7] Anselm Kiefer Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, 11 mai – 21 juin 1984.