JÓZEF CZAPSKI
Le 1 février 1963
Toucher le fond
[…] Après le travail. Deux toiles, Nuage rose et Un café à Aix. Encore un mélange de bons passages – « ça s’impose comme une évidence, c’est exactement ça, je choisis cette position, pas une autre… ». Comme le dit Corot, il ne faut laisser d’indécision dans aucune chose - et de mauvais passages, où la fatigue fait poindre l’ombre de la résignation : « on peut le faire comme ça, ou autrement, finalement, ce n’est pas aussi important que ça… ». C’est céder à la ligne de la moindre résistance ; l’on s’en aperçoit quelques secondes trop tard, temps suffisant pour gâcher la toile. Delacroix dit que le plus difficile c’est de savoir à quel moment s’arrêter.
Deux heures de travail, pas plus, et cette fatigue littéralement définitive! Mais bon, ce ne serait pas mal d’avoir deux heures comme ça tous les jours […]
Le 2 février 1963
« Sous peine de mort »
Après le travail. Tout le secret d’un tableau : il doit, à un moment donné, « sous peine de mort », arriver à sa propre logique, et là, se modifie notre relation à la toile, à la vérité de la toile […]
Le 7 février 1963
Réveil. La vie, irrespirable s’il n’existait aucune possibilité de « faire sauter ce bouchon », tenter d’accéder à une autre dimension, ou au moins espérer une autre dimension. Vie heureuse ? Ai-je tout ce dont j'ai rêvé? Ce conte de fée russe, lu dans mon enfance. Un homme riche, le ciel lui donne tout ce qu’il veut : un palais pour l’éternité, un fauteuil, les plats les plus délicieux sur une assiette en or, et qui constate un jour qu’avec son assiette en or, sur son fauteuil, il est assis au fond de l’enfer. L’art-vison, ou approche de la vision, donne, comme l'amour-passion, la sensation de cette autre dimension. L’érotisme pur poussé à l'extrême, les drogues, donnent également ces mêmes illusions, honnêtes chez certains, emmurées dans leur égoïsme voire criminelles chez d’autres. Chez les vrais, les authentiques criminels, chez lesquels le crime est obsession et nécessité, il est aussi l’expression de la soif d’une autre dimension. Sainte Thérèse d’Avila écrit quelque part que si l’âme ne s'élève pas, elle sombrera.
[…] C’est sans doute mieux que la médiocrité [en français dans le texte], tant honnie par Simone Weil, cette peur de tout mouvement de l’âme sans lequel l’homme étouffe, l’âme meurt[…]
[…] Qu’inévitablement ce grand miroir de l'esprit reflétait une réalité nouvelle, Marcel Proust
Le 17 février 1963
[…] De Jerzy Stempowski, apprendre sa manière de repousser, d’éviter de voir la camelote : mauvais livres, mauvais tableaux.
Le 15 avril 1963, Lundi de Pâques
A la maison. Désœuvrement. Des invités, fatigue stérile.
Brzozowski et ses violentes réactions contre tout apitoiement sur soi. Stanisław Brzozowski, Journal - 6 II 1911 : A nouveau la maladie, inattendue, paralysante, que va-t-on devenir? Que deviendra ma pauvre pensée ? Et ma famille ? Plus pauvre encore… Il faut avoir du courage, alors le pouvoir de cette maladie se fera sentir jusque dans la qualité de mon esprit et de mon œuvre. Seulement voilà, le courage manque, et on regrette les pensées inachevées. Bon, assez de tout ça. Tais-toi et sers les autres !
Cette note, même pas trois mois avant sa mort. Atroce lucidité [en français dans le texte], courage intellectuel de se regarder en face jusqu’à son dernier souffle.
Le 16 avril 1963
[…] Etre conscient de la limite habituellement insaisissable entre la vraie vie et la vie fictive. Tout ce que je sentais obscurément dans la peinture – une sorte « d’évanouissement » ; bien sûr, je peux continuer à peindre des cafés et des fleurs, encore et encore, pourtant au moment où disparaît la sensation de rentrer plus profondément dans cette peinture, elle cesse de me nourrir, ne fait plus rien naître, n’est que régression […]
Le 18 avril 1963
[…] Delacroix, Hokusai, leur amour, leur passion pour l’art n’a jamais faibli. Proust, de façon suicidaire a donné sa vie à son travail, au-delà de ses forces, et sut, au seuil de sa mort, que c’était l’essence de sa vie […].
[…] Ce sont peut-être mes tentatives pour fuir la vieillesse et sa misère, car c’est pure illusion de penser qu'une fois bien reposé, je serai à nouveau jeune, heureux de cet espoir de porter « l’incroyable», d’y arriver. Ce temps-là ne reviendra plus et il faudra faire un autre, un dernier effort «suicidaire» et oublier non seulement les plaisirs mais aussi «les bonheurs » de la jeunesse. « D’où vient cette conviction bien ancrée que la vie devrait être plaisante»? Brzozowski et ses notes juste avant sa mort, de même chez Proust, le dernier feu. Dans mes tentatives d'écriture, quelle est la part qui incombe à mon envie de fuir la peinture au seuil de sa réalisation? « Il a traversé la mer… »
La simplicité de l’art. Le chevalet, sa couleur marron noir, puis le même marron dans la lumière aux éclats roses et bleuâtres, le rôle ennuyeux, grisâtre, du brun du paravent ; motifs rouge éteint du torchon posé sur la chaise, et voilà, le tableau est là, le tableau est en moi aussi beau, simple et comme chanté d’une voix sourde, comme cet homme brunâtre, près d’un chevalet sur fond noir, de Matisse, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Qu’est-ce que l’art ? A quoi sert-il ? Vie consciente ? Mais quelle vie ? Peut-être, vaut-il mieux ne pas y réfléchir, être sans questionnement, peindre et signer juste comme je sais le faire.
[…] La pauvreté d’un Picasso, la grossièreté de la gamme chromatique d'un Léger, comparées aux jeux de couleurs de deux petits bancs couverts de toile cirée.
[…] Tous ces soupirs, ces gestes de désespoir dans un lit douillet, s’ils ne s’accompagnent pas de l'acceptation de devoirs immédiats, «fais ce que tu peux », acceptés non comme un pensum, mais dans l’esprit et dans la vérité, en silence et avec humilité – sinon c’est encore et encore de la rhétorique et de la mauvaise littérature.
Dimanche, 30 mai 1963
[…] Hier chez le coiffeur. La femme à l’accueil, maîtresse du propriétaire à ce qu’on dit, son visage comme trempé dans du lait, bouche rouge, lèvres élargies par le lipstick, paupières bleu clair. Les yeux vides, complètement vides. Elle me dit : Et vous, vous faites toujours de belles choses [en français dans le texte]. Je bougonne un truc. Elle : Oh non, je sais que vous faites de belles choses [en français dans le texte].
Ce visage vide, ce cliché de bavardage me transperce davantage que le chant de la Callas hier soir. Et au retour, des wagons sombres, vert bouteille, des affiches à chaque fenêtre (de petits drapeaux bleu et turquoise sur carré blanc) ; puis la grosse caissière du café à minuit, avec une montagne de cheveux blond platine, qui règne sur la caisse sur fond de vitres sombres et scintillantes. Tout cela je l’ai vécu beaucoup plus intensément que le décor kitch antédiluvien de « Norma ». Que me reste-t-il de la soirée à l’Opéra, hier ? La salle, toujours le même ravissement : ces ors, ces rouges, ces lumières, et dans ce cadre, des centaines de visages, plongés dans ces lumières. Et au-dessus, la puissante fraîcheur des couleurs de Chagall, dont j'apprécie si peu les tableaux, fonctionne bien ici.
Jeudi, 27 mai 1965
Je relis la note de mercredi. Filosophoff me reprochait de lire les auteurs mystiques. Il disait que la mystique, il faut la pratiquer, pas la lire. Il avait probablement tort […]
Le livre de Françoise Gillot sur Picasso et ses dilemmes, ses impuissances, ses éternels recommencements. Avec tout son magnifique charme, homme insupportable, égotiste sauvage – génial. De même que je voudrais bien vivre avec Bonnard, je ne voudrais pas vivre avec Picasso. Et cette course incessante : être toujours premier !
Samedi, 29 mai 1965
Léger mal de tête au réveil, et tout de suite aux petits soins. Oh ! Ne pas me forcer surtout… afin d’avoir ce soir à l’Opéra un regard aigu. Simone Weil n’aurait pas pensé à elle, mais aux mille et infimes devoirs du jour, aux gens avec qui elle se trouvait, aux devoirs qui ne souffraient aucune attente. Discipline de fer, et ses maux de tête atroces, incessants qu’elle endurait depuis des années. Et puis cette autre douleur mystérieuse « à l’interface du corps et de l’âme », qui ne la quittait jamais […]
Lundi, 31 mai 1965
Karol Irzykowski a 70 ans, mon âge, quand il rédige ses Notes. Il y décrit ses projets d’écriture pour le théâtre. Je le lis avec un sentiment de supériorité compassionnelle, car je sais qu’il mourra peu de temps après. Que de naïveté dans tous ces projets. Pourtant ça résonne en moi : des projets, et la mort à deux pas.
Mercredi, 2 juin 1965
[…] Souvenir : année 1927. J’attrape la fièvre typhoïde. Des semaines de convalescence ; cette maladie m’a arraché d’une impasse en peinture, d’une terrible tension nerveuse, je me suis mis à voir comme jamais auparavant, c’est à partir de là que tout a commencé à être lié : ressenti, œil, main.
J’ai terminé Cosmos de Gombrowicz.
Wsobność, terme de Gombrowicz : repli en soi, homme perdant tout lien avec le monde […]
J’en avais fait une crise aigüe à l’armée en 1920, pendant la guerre – senteurs de la forêt, soirs d’été, odeurs des villages quand on y entrait, cuir et sueur des chevaux, les uhlans pleins de santé, et vivant on ne sait pourquoi une vie pleine. Je me souviens de cette sensation de vitres qui me séparent de la nature. Des années après, je retrouve dans ce livre ce qui fait partie de ma propre vie. Pourtant j’ai traversé ces vitres, je suis doublement sorti de cette mort des sens, de cette wsobność gombrowiczienne. J’ai commencé à vivre physiquement. J’ai déjà aimé avec passion auparavant, mais sans me permettre grand–chose. Dans certaines situations, je ne savais même pas ce que je désirais.
[…] Avalanche de rêves et de projets dès que je me retrouve tout seul. Le considérer comme une chimère ou foncer, suivre la chimère ? Ma conversation avec Roy Lichtenstein aujourd’hui. Le visage agréable d’un jeune homme modeste, sa femme sympathique, sans trace de grimaces. Il parle à peine français, mais pourtant je ressens un contact immédiat et on commence à bavarder de peinture. Mais tout de suite Sonnabend, directeur de la galerie, petit, effronté, commence à me faire de la pub sur Lichtenstein et sort toujours les mêmes clichés que ceux que l’on lit partout. J’arrête la conversation et je m’en vais.
trad. Witold Pożoga
red. Maritxu Skawinski