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Jerzy Giedroyc przy pracy. Maisons-Laffitte, 1980 r. / Sygn. FIL00001
FOT. A. SULIK

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Giedroyc, un homme de l’Est


ANDRZEJ BRZEZIECKI


« Je suis un homme de l’Est », écrivait, en 1966, Jerzy Giedroyc à Juliusz Mieroszewski. Mais celui qui supposerait que cette déclaration ne se rapporte qu’à ses racines lituaniennes commettrait une erreur. 

Bien que Giedroyc soit né à Minsk, c’est de fait Moscou qui est devenue la ville de son enfance ; une partie de sa famille avait des origines russes (il allait aussi se marier avec une Russe), il avait aussi du sang géorgien. « Je pense donc avoir une certaine intuition de leurs affaires », poursuivait le rédacteur de « Kultura » à l’adresse de son principal journaliste politique. Ce disant, il ne se trompait pas. Depuis des décennies, la silhouette de Jerzy Giedroyc est invariablement associée aux affaires de l’Europe de l’Est, faisant d’ailleurs de l’ombre à d’autres aspects de son activité – comme la découverte et la diffusion de l’œuvre des plus éminants écrivains polonais de la seconde moitié du XXe siècle – et ses concepts, ou « la ligne » de Giedroyc, sont toujours présents dans la presse quand on discute de la politique polonaise à l’Est. 

 

Ukraine, pour la première fois

La fascination de Jerzy Giedroyc pour l’Est ne découlait donc pas uniquement de ses attaches familiales. La structure de la IIe République de Pologne et sa situation géopolitique imposaient à toute personne qui se tournait vers l’activité politique de se confronter à la problématique ukrainienne, à celle de la minorité biélorusse, ou encore à la question des relations avec l’Union soviétique. Il en était de même avec Giedroyc, ne serait-ce qu’à l’époque où il étudiait l’histoire, pour éviter le service militaire. Il fréquentait le séminaire du professeur Miron Korduba, consacré à l’histoire de l’Ukraine et, comme il l’avouerait dans son autobiographie, il a vécu un tournant lorsque, employé au Ministère de l’agriculture, il s’est trouvé en contact avec la culture des Houtsoules. Ce qui l’a conduit à la question ukrainienne. Les problèmes des relations entre les nations polonaise et ukrainienne étaient fréquemment abordés dans les journaux édités par Giedroyc avant la guerre, dans « Bunt młodych » (La Révolte des jeunes) ou dans « Polityka ». A la demande du ministre des affaires étrangères, il a même fondé le journal intitulé « L’Est ». Au départ, dans les sujets de ses publications, la bonne entente avec ces minorités ne dépasse pas le cadre du territoire polonais et la voie des négociations ; ce n’est qu’à partir de 1934 que la problématique de l’Ukraine commence à concerner la question de son indépendance. Par ses prises de positions, Giedroyc s’inscrivait dans la politique « prométhéenne » et « jagellonienne » que le camp des continuateurs de la ligne de Piłsudski poursuivait, avec plus ou moins de succès. La revue autonome « Bunt » (La Révolte), puis « Polityka » n’ont pas initié cette question mais continué de l’aborder, suivant l’évolution des relations polono-ukrainiennes et de la situation internationale », écrit l’historien Rafał Habielski. La guerre et le déplacement des frontières polonaises ont bien entendu imposé à Jerzy Giedroyc exilé des rectificatifs dans son positionnement face à l’Est, mais ce qui est resté intact c’est l’esprit, à savoir la recherche d’un accord. 

 

L’espace d’ULB (Ukraine, Lituanie, Biélorussie)

En 1952 déjà, « Kultura » publie un article de Józef Łobodowski où l’auteur prône une entente entre Polonais et Ukrainiens, mais le plus important reste la parution de la lettre de père Józef Z. Majewski où nous lisons les paroles suivantes : Tout comme nous, Polonais, avons le droit à Wrocław, à Szczecin et Gdańsk, les Lituaniens réclament à juste titre Vilnius, et les Ukrainiens, Lvov » ; puis : Que les Lituaniens, qui se trouvent dans une pire posture que la nôtre, se réjouissent de Vilnius, et que le drapeau gris jaune flotte au-dessus de Lvov. 

Pour les Polonais de l’émigration qui rêvaient toujours du retour aux frontières d’avant la guerre (mais aussi pour ceux au pays où l’on colportait les poèmes du style « Une bombe atomique de plus, et nous reviendrons à Lviv »), le postulat d’accepter la perte de ces deux villes saintes pour les Polonais signifiait blasphème et injure. Les voix indignées fusaient de partout. Aussi, en guise de réponse, « Kultura » a-t-elle brièvement présenté sa position : 

La Pologne ne peut recouvrer et maintenir son existence indépendante qu’au sein d’une Europe fédérée. Nous affirmons que le droit d’appartenance à la future union fédérale européenne doit être accordé aux nations qui formaient des Etats indépendants avant 1939, mais aussi aux Ukrainiens et aux Biélorussiens. En raison du danger actuel et futur de l’impérialisme russe, la naissance de l’Ukraine indépendante et sa participation à l’union européenne fédérée sont, pour la Pologne, de première importance. 


 

« La Renaissance fusillée »

Giedroyc ne s’est jamais écarté de cette ligne, et les questions de l’Est ont toujours trouvé leur place sur les pages de « Kultura ». Il s’efforçait en permanence d’entrer en contact avec les émigrés ukrainiens et russes, il les incitait à travailler en commun. Ainsi l’Ukrainien Bohdan Osadczuk est-il devenu l’un des principaux contributeurs de « Kultura », facilitant en même temps des relations de Giedroyc avec d’autres chefs de file de l’émigration ukrainienne. A la fin des années cinquante du XXe siècle, Giedroyc a aussi édité l’anthologie de la poésie ukrainienne qui portait le titre « La Renaissance fusillée ». Cette publication lui a attiré de la sympathie des émigrés ukrainiens, et pas seulement de ce cercle. La vision de Jerzy Giedroyc s’est exprimée de la manière la plus complète dans les écrits de Juliusz Mieroszewski. Dans son article de 1974, « Le complexe polonais » de la Russie et le territoire d’ULB », ce dernier écrivait que la Pologne devait renoncer à l’idée jagellonienne laquelle, pour les Lituaniens et les Ukrainiens, ne pouvait s’associer qu’à l’impérialisme polonais. La Pologne avait le devoir de collaborer avec les Ukrainiens, les Lituaniens et les Biélorussiens (d’où l’abréviation ULB), car seule la souveraineté de ces nations protégerait la Pologne de l’impérialisme russe. De plus, Mieroszewski estimait que les Russes pourraient eux-aussi renoncer à leur politique impérialiste :  

L’idée de l’autodétermination et de la liberté des peuples frères qui nous séparent de la Russie – par le renoncement sincère à tout projet impérialiste dont fait partie l’espoir d’un arrangement avec Moscou au-dessus de ces nations – une idée ainsi conçue marquerait le retour, dans la politique polonaise, de cette haute valeur morale qui lui manque aujourd’hui. 

« Kultura » réalise de manière concrète le concept d’ULB, notamment en publiant, en 1977, la « Déclaration au sujet de la question ukrainienne » que signent des intellectuels russes, entre autres Andreï Amarlik, Vladimir Boukovski, Natalia Gorbanevskaïa, et les Polonais, dont Jerzy Giedroyc, Józef Czapski, Gustaw Herling-Grudziński, manifestant ainsi leur solidarité avec les Ukrainiens qui « luttent pour l’indépendance de leur pays et pour la fin de l’impérialisme soviétique ». Le fait que Giedroyc ait réussi à obtenir les signatures des Russes, qui dénonçaient ainsi les prétentions territoriales en Ukraine, était un exploit exceptionnel (de nos jours encore, de nombreux démocrates refusent à l’Ukraine le droit à la pleine indépendance). Mais ce n’était pas pour la première fois que Giedroyc s’engageait dans les rapports entre les nations de l’Union soviétique. En 1966 notamment, il essayait d’inciter les intellectuels ukrainiens qui travaillaient dans les universités occidentales à signer la pétition contre les répressions que l’écrivain russe Andreï Siniavski subissait en URSS. Le rédacteur de « Kultura » tentait de convaincre Ivan Rudnycki, en lui écrivant ceci : « la participation des Ukrainiens dans une actions de protestation serait d’une grande importance politique ». 

 

Dans l’intérêt de la Pologne

Le concept d’ULB est entré dans la langue polonaise pour de bon, et nous retrouvons ses traces dans la pratique politique, l’ULB ne se limitant donc pas à ces seuls trois pays puisqu’il englobe toute l’Europe de l’Est et le Caucase. En 1981 déjà, « Solidarność » fait manifestement référence à l’esprit de Maisons-Laffitte dans son « Message aux travailleurs de l’Europe de l’Est » ; entre 1989 et 1991, alors que l’Union soviétique existe encore, la Pologne mène une politique de « deux voies », entretenant des relations avec Moscou d’une part et, de l’autre, avec les républiques russes qui poursuivent le processus de détachement de l’URSS ; en 1991, la Pologne devient le premier Etat qui reconnaît l’indépendance de l’Ukraine (ce qui n’a malheureusement pas été le cas avec la Lituanie), et les trois présidents successifs de Pologne, Aleksander Kwaśniewski, Lech Kaczyński et Bronisław Komorowski se sont référés aux concepts de Mieroszewski. 

La question russe dans la politique polonaise fait partie intégrante du concept ULB. Certains estiment que le programme ULB est dirigé contre la Russie, mais ce n’est nullement vrai. Jerzy Giedroyc n’a jamais été antirusse, il comptait au contraire sur une alliance avec une Russie non impérialiste. Selon l’opinion d’Adam Daniel Rotfeld, l’un des plus importants intellectuels et diplomates polonais, c’est le rapprochement avec la Russie qui permettra de réaliser, un jour, la vision de Giedroyc dans sa totalité. « J’ai toujours été passionné par la littérature russe. Je lisais en russe autant qu’en polonais, c’est-à-dire beaucoup », écrivait le prince de Maisons-Laffitte, dans son autobiographie. 

« Kultura » cherchait en permanence des contacts et la collaboration avec l’émigration russe, et l’Institut Littéraire publiait des livres d’auteurs russes. Dans son travail de rédacteur, Giedroyc prenait pour modèle Alexandre Herzen, intellectuel russe du XIXe siècle, et sa revue « Kolokol ». 

Il nous appartient de jouer le rôle de levure et de lancer des idées. Herzen non plus n’a été mandaté par personne. Nous sommes plus habiles et plus heureux dans notre action que Herzen qui a trébuché sur l’affaire polonaise, alors que nous n’avons (jusque-là) rien perdu, ne serait-ce que par la mise en avant de l’appartenance de Vilnius et de Lvov, écrivait-il à Jerzy Stempowski.  

Dans les idées de Maisons-Laffitte, le concept ULB était fonction d’une plus vaste politique étrangère. On y estimait – avec la plus grande justesse – que l’entente des nations est-européennes est la clé de la sûreté de la future Pologne indépendante.  

Il est dans nos premiers objectifs de normaliser les rapports polono-russes et polono-allemands en même temps que de défendre l’indépendance de l’Ukraine, de la Biélorussie et des pays baltes, et de collaborer avec ceux-ci, affirmait Giedroyc dans son Autobiographie à quatre mains.

 Dans son interview avec Barbara Toruńczyk, il disait que la Pologne a besoin de la Russie indépendante autant que de l’Ukraine indépendante, ne serait-ce que pour jouer, de temps en temps, un partenaire contre l’autre. Giedroyc était attiré par l’Est, mais tous ses concepts passaient par le prisme de l’intérêt polonais. Il propageait le concept ULB parce qu’il sympathisait avec les pays de l’Est, mais avant tout parce que cela répondait aux intérêts de la Pologne. Il affirmait aussi que la forte position de la Pologne en Occident dépendait de relations polonaises fortes avec l’Est. Pour cette raison, après 1991, il défendait le maintien des relations avec les pays ULB, même si leurs hommes politiques ne répondaient pas à ces attentes. Selon lui, la collaboration avec le Bélarus d’Alexandre Loukachenko faisait partie des intérêts polonais. 

Cela ne signifie pas qu’il fermait les yeux sur les questions des droits de l’homme. Jusqu’aux derniers jours de sa vie, il s’est engagé dans diverses actions en faveur de la démocratie en Europe de l’Est, comme en 1998 où « Kultura » a publié la « Déclaration bélarusse de la liberté » signée par les intellectuels biélorusses et, pour le côté polonais, par Andrzej Wajda entre autres. Un an avant sa mort, il essayait de convaincre Czesław Miłosz et Wisława Szymborska de proposer au comité du Prix Nobel l’écrivain biélorusse Wassil Bykau. « Je n’ai pas besoin de t’expliquer que décerner ce prix à un écrivain biélorusse fera, sans exagération, une révolution dans son pays », écrivait-il à l’auteur de la Pensée captive. 

Giedroyc était certes le partisan de l’entente polono-ukrainienne et il critiquait les Polonais pour leur animosité envers ce voisin, mais il protestait aussi lorsque les Ukrainiens travestissaient la vérité. En 1976, après avoir trouvé dans une revue ukrainienne de fausses informations, il s’adressait à Ivan Kedryn-Rudnycki ainsi : 

Il existe bien des problèmes entre Polonais et Ukrainiens, des affaires pénibles ou très dures. Toutefois je ne pense pas qu’il faille se servir d’informations imprécises. L’intérêt de nos nations demande que nous normalisions nos rapports, et cela exige que nous nous disions toute la vérité, droit dans les yeux, la vérité seule. 

 

Quoi faire après Giedroyc ?

Il ne faut pas considérer les concepts de Giedroyc comme un ensemble figé dans le temps. Dans une des interviews, il en parlait ainsi :

Notre positionnement – ce que l’on voit dans les articles de Mieroszewski – passait par des revirements constants. Dans certaines conjonctures, il existait des opportunités pour neutraliser des problèmes. D’autres opportunités, dans d’autres situations. Il est clair qu’il faut s’adapter à chaque changement, même si le succès est plus ou moins grand. Parce que si l’on ne peut influer sur le cours des événements, il est au moins possible de contraindre les gens à penser, à réfléchir. C’est, selon moi, le premier rôle de « Kultura ». Qu’une telle conception ou telle autre se confirme n’a pas grand intérêt. Ce qui importe c’est d’adhérer au réel. Et aussi il faut compter avec l’opinion internationale. 

De quelle manière les destinataires de Giedroyc perçoivent-ils ses conceptions ? Sa personne et l’œuvre de « Kultura » sont hélas peu connues en Europe de l’Est. En revanche, les élites de ces pays connaissent et respectent Giedroyc, et considèrent ses idées comme un point de départ. Il y a quelques années, Jaroslaw Hrycak, historien ukrainien de premier plan, s’exprimait ainsi à ce propos : 

Je crains que Giedroyc finisse bientôt par partager le sort de nombreux classiques : on en parle beaucoup mais peu de personnes lisent leurs œuvres, et encore moins les comprennent. Après que son époque soit révolue, nous avons réellement besoin de comprendre Giedroyc de manière adéquate. Ses travaux s’inspirent des contextes historiques qui ne reviendront plus. Beaucoup de ses opinions positives ou négatives ont perdu de leur sens dans le nouveau monde qui a surgi après 1989, puis après le 11 septembre 2001, et après la Révolution orange de 2004. Les relations polono-ukrainiennes se sont heureusement améliorées, mais les deux nations se trouvent face à de nouveaux défis et menaces. Si nous voulons rester honnêtes avec nous-mêmes, nous devons nous poser la question suivante : quoi faire après Giedroyc ?

Andrzej Brzeziecki est rédacteur en chef de la revue « Nowa Europa Wschodnia » (Nouvelle Europe de l’Est) et publie dans « Tygodnik Powszechny ». 

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