ROMAN GRACZYK
En 1947, dans le numéro 2/3 de Kultura, Wacław A. Zbyszewski publie un texte qui déterminera pour les 50 années à venir, la ligne conductrice de la revue de Jerzy Giedroyc, à l’égard du christianisme et de l'Eglise.
L'article de Zbyszewski intitulé La Pologne et le monde catholique, prônait la thèse selon laquelle la vie des nations est, avant tout, déterminée par la religion : Pour moi, les révolutions religieuses sont les seules révolutions importantes et durables - écrit-il - Toutes les autres, avec le temps, s'avèrent superficielles.
L'Angleterre a été formée par 1000 ans de catholicisme, suivis par la création de l'Eglise d'Angleterre, leur Église officielle, anglicane, puis le puritanisme, et enfin les dissensions religieuses. La révolution bolchevique, bien qu'athéiste, possède toutes les caractéristiques d'une révolution religieuse. Quant à l'actuelle soviétisation de la Pologne, tant qu'elle ne deviendra pas "foi", elle ne restera qu'un épisode de la lutte pour le pouvoir, et en dépit de tout, ne pourra changer en profondeur ni notre caractère national, ni notre tempérament, ni nos goûts.
Ainsi, selon ces principes, Zbyszewski attribue au christianisme occidental le mérite d'avoir fait germer en Pologne des concepts - inconnus des chrétiens d'Orient - tels que l'état non - patrimonial, le droit, l'autonomie de l'Eglise, la conscience individuelle, la liberté de l'individu.
En même temps – argumentait–il – le cours de l’histoire a fait que la Pologne n’a connu au Moyen âge ni de grandes disputes théologiques ni d’hérésies. Notre catholicisme a muri presque uniquement sous l’influence de la contreréforme. Plus tard, ce catholicisme s’identifiera à la nation d’où le concept du Polonais-catholique.
De plus, dans le combat contre la Russie et l’Eglise orthodoxe, le catholicisme polonais s’est trop concentré sur la forme liturgique renonçant aux questions théologiques.
C’est grâce à ce catholicisme, socle de la polonité, que la Pologne survivra donc à l’invasion bolchévique, et non grâce à je ne sais quelles idées politiques, dans le style du PSL - Parti paysan polonais. Toutefois […] si, à long terme, le catholicisme devrait renaître dans notre pays, et non juste éviter d’être anéanti, si nous voulons une véritable renaissance du catholicisme – comme celle du XVII° siècle – nous devrons clairement comprendre que l’effort qui nous attend est énorme et ceci dans un temps plus proche qu’on ne l’imagine1.
Ces deux idées – l’importance du catholicisme pour la Pologne et les points faibles de la religiosité polonaise - seront constamment présentes dans les articles de Kultura jusqu’à la mort, en l’an 2000, de son père fondateur, et la fermeture de sa revue.
Dans l’ensemble de ces textes, il faudrait distinguer cinq grandes questions. La première question est celle des standards de la vie publique polonaise et de leur respect [ou non-respect] par l'Eglise. La deuxième est la question de l'identité polonaise et de l'identité catholique. La troisième aborde le thème du lien entre l'Eglise et la civilisation européenne. La quatrième question est celle du rôle, historique et actuel, de la papauté, et, après 1979, celle du jugement à porter sur le pontificat de Jean-Paul II. La cinquième - le rôle de l'Eglise dans la défense des Polonais contre communisme.
L'Eglise et les standards de la vie publique
Jerzy Giedroyc a été étatiste, il avait un grand respect du rôle et de l'exercice de l'Etat et ceci quelles que soient les circonstances géopolitiques (l’Etat polonais d'avant la guerre, l'Etat en exil, les institutions non - étatiques et enfin après 1989, la III° République de Pologne). Il avait de l’estime pour le christianisme, ne portant toutefois pas le regard d'un fidèle (pendant toute sa vie d'adulte il est resté religieusement indifférent), mais le regard de celui qui se soucie de la Pologne, et dans la mesure du possible, de la condition de l'Etat polonais. Il jugeait donc l'Eglise dans la perspective du bien pour la Pologne. Ses opinions se sont exprimées très clairement sous la III° république de Pologne, dans les textes que Giedroyc lui même publiait chaque mois dans Kultura sous le titre Notatki Redaktora (Les notes du Rédacteur). A de nombreuses reprises, il a mis en garde les Polonais contre l’influence trop importante, et non-constitutionnelle, de l'Eglise sur la vie publique. C'est surtout sa prégnance dans l'armée qui l'irritait, et tout particulièrement le rôle de Leszek Sławoj Głódź, l'évêque des armées.
Giedroyc souligne les privilèges financiers de l'Eglise et s'en offusque. La politique du Vatican à l’égard des pays de l'Est l'inquiétait, et ceci déjà sous le pontificat de Paul VI.
Tout d'abord parce qu’il craignait que les Eglises de ces pays ne dépendent des bonnes relations entre le Vatican et Moscou ; puis, après 1989, parce qu'il craignait que les ambitions de l'Eglise d’évangéliser les anciennes républiques soviétiques et la Russie, ne se retournent contre les intérêts de la Pologne. Enfin, il fustigeait les tentatives de l'Eglise polonaise d'occuper des positions privilégiées dans de nombreux domaines de la vie publique, (il portait par exemple un regard critique sur le concordat de 1993), ce qu'il voyait comme une tentative d'instaurer un état confessionnel.
L'Identité polonaise et l'identité catholique
Cette question mène directement au concept du Polonais-catholique. Autant l’existence de ce concept fut pour l’équipe de Kultura un fait tout simplement incontestable, autant sa persistance pendant la deuxième moitié du 20° siècle a représenté pour eux un défi intellectuel et une gêne morale. Car le Polonais-catholique est diffèrent du Polonais tout court, qui lui, peut être catholique comme d’une autre confession ; or ces Polonais non-catholiques sont, selon ce concept, exclus de la polonité. Une lettre de Czesław Miłosz à Giedroyc, écrite peu de temps après que le poète ait reçu le Prix Nobel de littérature, illustre bien ce problème : Vraiment, je ne suis pas apte à jouer le rôle de promoteur du nationalisme polonais, et c’est ce que, pourtant, semblent espérer ceux qui m’écrivent et collectionnent mes autographes. L’idée qu’un Polonais puisse être quelqu’un d’autre qu’un Polonais-catholique, ne leur passe même pas par la tête […] Nous devons rester en contact et échanger sur ce thème pour que ce tu représentes, Toi, et ce qu’a représenté « Kultura » durant des années, c’est-à-dire cette autre Pologne, ne soit pas perdu2.
Le refus de Kultura de réduire la polonité à sa seule dimension de Polonais-catholique sous-entendait leur position bien définie à l’égard des minorités nationales et des pays voisins à l’Est - véritable cheval de bataille de Giedroyc - ainsi qu’à l’égard de l’œcuménisme.
Le Rédacteur de Kultura considérait immuablement que la raison d’état de la Pologne exigeait de construire des relations amicales avec les Lituaniens, les Ukrainiens et les Biélorusses, afin de pouvoir, quand ferait jour une conjoncture géopolitique favorable, mener une politique étrangère en coopération avec nos pays voisins de l’Est, ce qui serait le meilleur garant de notre sécurité nationale. Il est inutile d’ajouter que la réalisation de ces objectifs était impossible sans le soutien de la hiérarchie de l’Eglise catholique. Les articles de Dominik Morawski publiés dans Kultura se distinguent quant à l’analyse de cette problématique3.
La position de Kultura sur l’œcuménisme faisait écho à ces choix politiques: Kultura prit constamment le parti d’une collaboration entre catholiques et orthodoxes, et entre les catholiques de rite latin et de rite grec, et c’est dans cet esprit que la revue cherchait à influencer la politique du Vatican. Sur ce terrain, c’est Antoni Pospieszalski qui fut particulièrement actif4.
La civilisation chrétienne face à la sécularisation de l’Occident
L’article de Zbyszewski de 1947 (évoqué ci-dessus) pose les fondements de la position de Kultura à l’égard du christianisme en tant que base de la civilisation européenne.
L’article du Père dominicain Józef Maria Bocheński intitulé Précis de manifeste démocratique, renforce encore cette position. Il avait été écrit par Bocheński mais, comme le soulignait Giedroyc à maintes reprises, ce texte a été accepté par toute la rédaction de Kultura jusqu’à en devenir leur propre manifeste. C’est un texte-programme consacré principalement aux convictions démocratiques et antitotalitaires de ce milieu. Bocheński argumente, à l’encontre du marxisme très à la mode en Occident dans ces années-là, que ces convictions prennent leur source dans le christianisme5.
Toutefois, il y a pas de contradiction entre la reconnaissance du rôle fondamental du christianisme dans la construction de la civilisation européenne et l'acceptation du processus de sécularisation en cours en Europe depuis quelques siècles. Selon les auteurs de Kultura l'état laïc pouvait même constituer un socle institutionnel rendant possible la coexistence harmonieuse de personnes à opinions religieuses et politiques différentes. C'est dans cette perspective que Kultura analysait la ligne doctrinale et pastorale de l'Eglise catholique - Église universelle. Et là encore, c'est la plume d'Antoni Pospieszalski que l’on distingue tout particulièrement.
La papauté en général, le pontificat de Jean-Paul II en particulier
Kultura suivait avec assiduité ce qui se passait au sein de l’Eglise : l’histoire et le sort des réformateurs théologiques (le Père Kung, ou le Père Drewmann, par ex.), les stratégies pastorales (la nouvelle évangélisation par ex.), les prises de positions doctrinales de l’Eglise (par ex. les encycliques). Durant plusieurs dizaines d’années la plupart des textes sur la religion et l’Eglise furent publiés dans une rubrique au titre très parlant : De la religion sans solennité. En effet, les articles de Kultura ne parlait pas de religion et de l’Eglise de la même manière que la presse catholique en Pologne ; Kultura formulait ouvertement des opinions critiques, mais différentes de celles de la presse laïque – on n’y considérait pas la religion comme un vestige de l’époque féodale, ni l’Eglise comme un obstacle sur le chemin du progrès. On y écrivait avec compétence, après des recherches approfondies, sans le masque pro- ou anti-clérical.
Kultura a toujours su comprendre les tentatives du christianisme de s’ouvrir aux valeurs du monde occidental sécularisé. Antoni Pospieszalski écrivait même que la sécularisation est en partie la preuve de l’enracinement de l’éthique chrétienne dans les sociétés laïques6. C’est la raison pour laquelle s’exprimait dans la revue un regard favorable envers les réformateurs de l’Eglise et les mouvements contestataires du genre Wir sind und die Kirche7. Moins favorable était leur attitude à l’égard de la doctrine catholique à laquelle ils reprochaient de ne pas apprécier à sa juste valeur le bien présent dans le monde sécularisé8.
C’est tout particulièrement le pontificat de Jean-Paul II qui fut critiqué. Indépendamment des mérites du Pape dans la lutte contre le communisme, Kultura considérait que Karol Wojtyła était un conservateur trop imprégné des habitudes des évêques polonais de derrière le rideau de fer, et qui ne comprenait pas le monde occidental9.
L’Eglise comme barrage contre le communisme
Tout en reconnaissant la contribution de l’Eglise à la lutte contre le communisme10, Kultura soulignait que la hiérarchie de l’Eglise polonaise menait parfois une politique de complaisance, ce que la rédaction trouvait critiquable, et ce, aussi bien pendant la période de Solidarnosc11, que plus tard, après l’instauration de l’état de guerre12. Il était rare que la revue publie des opinions positives sur la politique de l’Eglise à l’égard du communisme13.
Il est certain que Jerzy Giedroyc considérait l’Eglise comme une alliée pour désarmer l’idéologie communiste, puis, pour détruire le système communiste. Cependant il voyait que certains dignitaires de l’Eglise étaient impliqués dans des relations, parfois trop familières, avec les dirigeants communistes. D’où le ton critique précédemment évoqué.
Le point de vue de la revue de Maisons-Laffitte sur les questions de la religion et de l’Eglise était certainement original. Il était très différent de celui de la presse du régime communiste, c’est évident. Mais il différait également de la position des périodiques catholiques en Pologne, car Kultura se permettait d’exprimer des critiques franches et honnêtes. Ce positionnement se différenciait également du point de vue de la presse laïque après 1989 en Pologne (non censurée donc), car en critiquant l’Eglise de manière directe, elle n’avait pas besoin d’aller chercher des sujets polémiques de substitution sur l’Eglise.
1 Wacław A. Zbyszewski, Polska a świat katolicki, (La Pologne et le monde catholique), Kultura 2-3/1947.
2 Jerzy Giedroyc, Czesław Miłosz. Listy 1973-2000, (Correspondance 1973-2000), édition Czytelnik, Archives de Kultura 12, édition préparée par Marek Kornat, lettre du 15 janvier 1981, souligné dans le texte de Miłosz, p. 305-308.
3 Zob.: Dominik Morawski, Lux ex Oriente (Notatki z podróży na Ukrainę), (Lux ex Oriente, Notes du voyage en Ukraine) Kultura 9/1992; Dominik Morawski, Wojna w rodzinie katolickiej, zgrzyty polsko-ukraińskie, (La guerre dans famille catholique, des frictions polono-ukrainiennes), Kultura, 3/1994.
4 Antoni Pospieszalski, Katolicy, prawosławni, unici i inni, (Les catholiques, les orthodoxes, les uniates et les autres) Kultura 10/1990; Antoni Pospieszalski, Religijna zimna wojna, (La guerre froide des religions), Kultura 11/1991.
5 J.M. Bocheński OP, Zarys manifestu demokratycznego, (Précis de manifeste démocratique), Kultura 9/1951.
6 Antoni Pospieszalski, Refleksje na czasie, (Réflexions du moment), Kultura 1-2/1990; Antoni Pospieszalski, Kilka myśli o przyszłości chrześcijaństwa, (Quelques pensées sur l’avenir du christianisme), Kultura 4/1996.
7 Antoni Pospieszalski, Kościół żywy, (L’Eglise vivante), Kultura 3/1996.
8 Bernhard Haering, Brak zaufania, który rani, (Le manque de confiance qui blesse), Kultura, 12/1993.
9 Np. Antoni Pospieszalski, Bunt teologów, (La révolte des théologiens), Kultura, 5/1989.
10 Redakcja (La Rédaction) Polski sierpień, (Le mois d’août polonais), Kultura, 10/1980.
11 Redakcja (La Rédaction) Polski sierpień, (Le mois d’août polonais), Kultura, 10/1980.
12 Redakcja (La Rédaction), Trudny i drażliwy problem, ( Un problème difficile et épineux), Kultura, 3/1982; Redakcja (La Rédaction), Obserwatorium, (L’Observatoire), Kultura 3/1984; Redakcja (La Rédaction), Dialog, (Le dialogue), Kultura, 5/1984.
13 Jan Józef Lipski, O wizycie papieża, (Sur la visite du pape), Kultura 9/1987.