Zdjęcie
Juliusz Mieroszewski, Jadwiga Czechowicz-Mieroszewska. / Sygn. FIL00426
© INSTYTUT LITERACKI

L’Abécédaire de la politique de Kultura

JULIUSZ MIEROSZEWSKI


« Qu'entend-on par une politique polonaise digne de ce nom ? m’interroge l'un de nos lecteurs des États-Unis. Et il ajoute : « Est-il possible de formuler une réponse claire à cette question ? »

La réponse n'est théoriquement pas difficile. Par politique polonaise adéquate, il faut entendre la politique qui, dans une situation donnée, sert au mieux (de la manière la plus appropriée) les intérêts polonais.

Par « intérêts polonais », il faut entendre la position de l'Etat polonais en Europe et dans le monde. Personnellement, je pense que les intérêts polonais - par opposition à la question de systèmes politiques- devraient être considérés d'un point de vue allant au-delà des partis et évalués selon des critères strictement pragmatiques. Contrairement aux Anglo-Saxons, les Polonais n'ont pas de tradition de politique étrangère supra-partisane. En Pologne, chaque parti ou groupement a sa propre conception de la politique étrangère.

En dépit de la tradition, nous devons apprendre à aborder les questions politiques sans cérémonie et à partir d'une position dépassant celle des partis. La Pologne est une affaire sans comparaison plus grande, plus importante que tous nos partis historiques et non historiques. Je ne suis pas un ennemi des partis politiques démocratiques, mais je pense que très peu de ceux qui sont représentés aujourd’hui en exil ont une chance de renaître dans une future Pologne. Les partis en exil sont au mieux de simples dépositaires de la tradition et n'attirent pas les jeunes. Il est difficile d'attendre d'un jeune homme de 20 ans, élevé et éduqué à Londres, qui n'a jamais vu un paysan polonais de ses yeux et qui ne peut faire la différence entre le seigle et le blé, qu'il adhère à l'une des factions du parti paysan. Il en va de même pour les autres orientations. La représentation des Polonais à l'étranger est appelée à changer parce que les factions politiques qui composent le Conseil de l'unité nationale sont vouées à disparaître. Déjà aujourd'hui, les Polonais en exil ne peuvent se diviser qu'en deux groupes : les pro- et les anti-régime. Toutes les autres divisions ne sont plus pertinentes.

Bien que nous soulignions à tout bout de champ notre appartenance à l'Occident, le pragmatisme n'a jamais été notre point fort. Malgré toute notre haine de l'Est, nous avons une tendance irrésistible à fonctionner selon des critères idéologiques, ce qui est un trait typiquement oriental.

Pour un homme politique pragmatique, seuls les intérêts de l'État et de la nation constituent un élément fixe et immuable. Tout le reste dépend de la situation et est susceptible d'évoluer. Illustrons ce point par des exemples concrets. Le numéro de janvier d'Esprit citait mon article publié dans Kultura de mars 1964. Dans cet article, j'exprimais l'opinion que si la Russie concluait un accord avec l'Allemagne, la Pologne devrait alors chercher à se rapprocher de Pékin.

Bien entendu, pour des raisons qui seront évoquées plus loin, je suis favorable à un accord russo-polonais qui remplacerait le statut de satellite. Cependant, si les Russes entreprenaient un jour une politique de rapprochement avec l'Allemagne, tout ennemi implacable de la Russie deviendrait automatiquement notre allié. Le communisme chinois est encore plus totalitaire et répugnant que le soviétique. Mais, dans ce cas, ni les sympathies ni les antipathies n'entrent en jeu, un seul élément compterait, à savoir l'attitude antirusse.

En notre qualité de personnes pragmatiques, nous, à Kultura, ne sommes ni pro- ni antirusses - ni pro- ni antiallemands : nous essayons simplement d'être en permanence Polonais.

Au moment de la guerre de Corée, ce ne sont pas nos farouches « inébranlables » mais Kultura qui a proposé de créer une unité symbolique de soldats polonais. À l'époque, la roll-back policy avait toutes les apparences d'un programme concret. Je ne croyais pas à une guerre mondiale, mais j'étais convaincu qu'une démonstration décisive de force de la part des États-Unis pourrait faire une grande différence en Europe de l'Est.

Aujourd'hui, je n'incite personne à se rendre au Vietnam pour combattre les communistes. Cela signifie-t-il que nous avons changé de convictions ? Non, nous avons seulement modifié nos politiques et nos tactiques parce que la situation internationale s'est radicalement transformée.

J'ai choisi deux exemples forts pour montrer en quoi consistent les « zigzagues » de la politique de Kultura. Si nous avions été des anticommunistes dogmatiques comme nos « inébranlables », nous aurions répété en boucle les mêmes choses depuis vingt ans. Il n'y aurait pas de tournants dans notre politique, mais elle n’ aurait pas non plus de sens.

Nous sommes fermement opposés à évaluer les intérêts nationaux selon des critères idéologiques, que l'idéologie en question soit le communisme ou l'anticommunisme. L'évaluation selon les critères idéologiques conduit inévitablement à identifier les intérêts idéologiques aux intérêts de l'État, ce qui signifie en pratique la subordination de la raison d'État aux raisons idéologiques.

            Nous représentons l’opinion que la raison polonaise d'État est souveraine et supérieure à toute idéologie. Ceux qui proclament la primauté des exigences idéologiques, ceux pour qui la chutes des Soviétiques et la liquidation du communisme sont plus importantes que les intérêts de la Pologne - présents et futurs - devraient chercher un accord avec l'Allemagne, parce qu'elle est la nation la plus puissante et la plus anticommuniste d'Europe. Il y a des gens parmi nous qui suivent cette orientation, et ils ne font pas des avances aux Allemands que par la peur de l'opinion publique.

Parce que Kultura adopte la même position que la presse communiste polonaise à propos de l'Oder et la Neisse, le Deutscher Ost-Dienst du 20 janvier de cette année m'a appelé ein nichtkommunistischer « Gomulkist » (un partisan non communiste de Gomułka). Pour ces messieurs du Deutscher Ost-Dienst, tout Polonais qui défend la frontière Oder-Neisse est un collaborateur du régime communiste. Aux yeux des rédacteurs du Ost-Dienst, je ne deviendrais anticommuniste que si je déclarais publiquement que les terres situées le long de l'Oder devraient appartenir aux Allemands.

Nous sommes anticommunistes, comme vous pouvez le constater en lisant les pages de Kultura, mais nous sommes aussi pragmatiques dans ce domaine. Les Américains sont de fait des anticommunistes tout aussi pragmatiques. En passant par la  roll-back policy, par celle de contaiment jusqu’à la coexistence, la ligne est un zigzague on ne peut plus tordu. Les Américains se battent et meurent au Vietnam, alors que des élections libres auraient très certainement donné dans ce pays une majorité aux communistes. En revanche, ils n'ont pas aidé Budapest, alors que des élections libres en Hongrie auraient donné une majorité écrasante aux opposants au communisme. Le président Johnson juge qu'il était dans l'intérêt de l'Amérique de défendre le Sud-Vietnam, tandis que le président Eisenhower a estimé qu'une intervention américaine lors du soulèvement hongrois menacerait les intérêts américains en Europe. On peut être d'accord ou non avec ces décisions - on peut les juger de manière positive ou négative - mais dans les deux cas, les présidents ont été guidés uniquement par les intérêts, pragmatiques, des États-Unis.

Des erreurs peuvent être commises lors de l’évaluation des intérêts. Mais un pragmatique - parce qu'il ne regarde pas à travers un prisme idéologique - a plus de chances qu'un doctrinaire de repérer une erreur à temps et de changer de politique. La nécessité d'un changement de politique, à un moment, n'effraie pas le pragmatique qui sait que, dans ce jeu, le seul point fixe est l'intérêt de l'État national. Tout le reste doit être changeant et mobile, dépendre de l'évolution de la situation parce que c'est la seule façon de servir correctement et préserver les intérêts de l'État-nation.

Pour éviter que l'on ne m'accuse de promouvoir les principes right or wrong – my country, « la fin justifie les moyens », etc, je me permets de remarquer que l’éthique et la morale ne font pas partie du domaine de la politique. Les arguments moraux sont toujours avancés par ceux qui ont subi une défaite. Les vainqueurs parlent bien rarement de morale et d'éthique. Notons par ailleurs que les critères éthiques des religions, même anciennes et établies, connaissent de grandes évolutions. Charlamp pensait que Messire Wołodyjowski, en tuant un grand nombre d'hérétiques, avait réjoui davantage le Seigneur qu’un prêtre avec ses sermons. C'était une opinion courante à l'époque. Si Messire Wołodyjowski avait ressuscité, il aurait jugé nécessaire de lancer une croisade contre les puissances communistes impies. Une grande déception l'aurait attendu, car le premier à s'opposer à son projet aurait été le pape.

L'objectif de la politique est de définir les intérêts de l'État-nation et de rechercher les moyens de les maximiser et de les garantir. Mélanger les normes politiques et éthiques ne sert ni la politique ni l'éthique. En revanche, les citoyens ont le droit d'exiger de leurs représentants politiques un niveau moral et éthique approprié. Dans les pays gouvernés par la démocratie, le niveau éthique des hommes politiques correspond généralement au niveau moyen de la société. Plus le niveau moyen est élevé, plus le niveau des représentants politiques l’est aussi. Un pays, dans lequel la corruption, les pots-de-vin et le mépris de l'État de droit prospèrent, ne peut s'attendre à ce que des élections libres et démocratiques le dotent d'un gouvernement d'hommes politiques justes et honnêtes.

Il y a des années, Paweł Hostowiec, dans l'un des premiers feuilletons des « Notes de flâneur » relate son voyage à travers l’Allemagne après la capitulation et remarque, parmi les survivants de l'intelligentsia allemande antihitlérienne, la renaissance de l'Iliade. Au milieu des décombres de la vieille Europe, l'intelligentsia allemande souhaitait revenir aux origines et réaffirmer le sentiment de continuité de la culture de l'Europe occidentale.

La capacité d'adaptation physique de l'homme est étonnante. Mais le même homme qui s'adaptera facilement à un état d'apesanteur dans un vaisseau spatial - lorsque la tradition sociale dans laquelle il a été élevé s'effondre - se tournera vers l'Iliade ou la Bible, ou, s'il est Polonais, vers le Livre de Pèlerin ou même vers Kraszewski.

Kultura n'est pas une totale exception à cet égard. Quand je feuillette les annales de notre revue aujourd'hui, il me semble que nous avons été trop lents à réagir, que nous n'avons pas assez souvent – et même trop rarement - changé nos formules politiques, que, du point de vue intellectuel, nous n'avons pas toujours suivi l'évolution vive de situations, et que nous avons préféré puiser dans une Iliade polonaise plutôt que d'élaborer des plans fondés sur l'analyse d'une dure réalité.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les piliers de notre monde se sont littéralement écroués, de ce monde dont la Première et Seconde République de Pologne avaient l’une après l’autre fait partie. Les concepts de Dmowski et de Piłsudski - sans parler des concepts antérieurs - ont perdu leur cadre de référence, devenant l'histoire d'une période close. L'Allemagne et la Russie existent toujours, mais elles font désormais partie de systèmes européens et mondiaux complètement modifiés.

Le cadre de référence de toutes les conceptions politiques polonaises était l'Europe. Même quand nous n'existions pas sur la carte, l’Europe restait le cadre de référence de toutes nos actions. Mais l’Europe de nos dirigeants, de nos hommes politiques et de nos penseurs n'existe plus hélas. Le Mur de Berlin sépare les soldats américains et soviétiques qui symbolisent l'occupation transformée en système.

Beaucoup de Polonais ignorent que pour redonner du sens à des concepts politiques aussi récents, il faudrait d'abord reconstruire leur cadre de référence européen, c'est-à-dire évacuer les Américains et les Russes et rétablir la situation d'il y a 30 ans. C'est une tâche qui dépasse les forces des Européens. Nos super-partenaires, c'est-à-dire la Russie et les États-Unis, ne manifestent pas la moindre volonté de restaurer une Europe indépendante, avec les Soviétiques au-delà de la frontière de 1939.

Dans le même temps, l'axe du conflit mondial s'est déplacé de l'Europe vers l'Asie. Je suis enclin à penser que, dans les années à venir, nous serons confrontés à une série de guerres asiatiques, et non pas européennes.

Je voudrais souligner une fois de plus le caractère unique de la situation dans laquelle notre génération doit vivre. Nous avons perdu non seulement notre indépendance, mais aussi l'Europe au sein de laquelle nous aurions pu gagner et reconstruire notre indépendance. Tous les concepts et doctrines politiques polonais sont devenus des anachronismes, non pas parce qu'ils étaient faux, mais parce qu'ils ont perdu le cadre de référence qui les fondait.

Je suis convaincu que la Pologne et les pays d'Europe de l'Est retrouveront leur indépendance sous une forme ou une autre, mais je ne crois pas que notre continent reviendra à une situation comparable à celle de 1939. Par conséquent, je ne crois pas qu’il soit possible d’appliquer des doctrines ou concepts politiques polonais issus de l’époque d'avant septembre 1939.

Nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. L'Angleterre n'a peut-être pas perdu son indépendance, mais le cadre de référence de sa tradition politique s'est brisé avec le monde qui s'était éteint en septembre 1939. Dans la politique anglaise, les conceptions de tradition anachronique se heurtent aux recherches de solutions nouvelles. L'Angleterre n'a encore trouvé ni sa position ni un nouveau cap à prendre sur la carte de l'après-guerre.

Dans la réflexion historique et politique, il est extrêmement difficile de sortir du cercle enchanté des souvenirs et des analogies. Pour la plupart des Polonais en exil, l'éclatement possible des Soviétiques évoque la situation de 1918. Les Soviétiques occupent toute l'Europe de l'Est ; par conséquent, la chute de cet envahisseur géant - sous une forme ou une autre - devrait apporter la libération et l'indépendance.

Malheureusement, il n’existe aucun parallèle entre la chute de la Russie soviétique actuelle et la situation qui s’est dessinée à la fin de la Première Guerre mondiale. L'année 1918, du point de vue polonais, a marqué non seulement la fin de la Russie tsariste, mais aussi la défaite militaire de l'Allemagne impériale et de l'Autriche impériale. L'effondrement simultané de nos trois puissances de partage a créé cette conjoncture unique.

Même si une guerre contre les Soviétiques éclatait - ou contre les Soviétiques et la Chine - cette fois, l'Allemagne se serait placée du bon côté du front, en tant que principal allié européen des États-Unis.

Pourquoi une guerre contre les Soviétiques en Europe est-elle peu probable ? Le 10 janvier de cette année, des photographies venant de « US Navy » sont parues dans la presse américaine. Ces photographies officielles - prises par des avions de reconnaissance de la marine américaine - montrent des sous-marins nucléaires soviétiques patrouillant régulièrement le long des côtes est et ouest de l'Amérique. Selon les informations publiées, les sous-marins soviétiques sont équipés de trois à six missiles nucléaires d'une portée de 350 miles.

Parmi les dépêches et les photographies du théâtre vietnamien de guerre, cette nouvelle n'a suscité ni échos ni commentaires. Et pourtant, c'est un retour à la situation « cubaine » d'octobre 1962. En effet, les États-Unis se retrouvent, et cette fois de manière permanente, dans le champ de tir des missiles nucléaires soviétiques de moyenne portée. Cela signifie en pratique que si les États-Unis avaient frappé en premier et détruit les lanceurs de missiles intercontinentaux, les aérodromes, les ports, etc. sur le territoire soviétique, ils n'auraient toujours pas échappé aux représailles nucléaires soviétiques. Ainsi, la balance de la terreur s'est équilibrée.

Sur le sol européen, les Russes - à mon avis - n'auraient pas à utiliser l'arme nucléaire. Que feraient-ils d'une Europe transformée en décombres radioactifs ? Face aux Etats d'Europe occidentale, les Soviétiques disposent d'un avantage considérable en matière de forces conventionnelles et peuvent espérer une victoire sans destruction totale.

Je n'imagine pas que le Président des Etats-Unis (quel qu'il soit dans une situation donnée) ordonne le bombardement atomique des Soviétiques pour arrêter une agression en Europe entreprise par des forces conventionnelles. Une telle décision, qui entraînerait une riposte immédiate et, par conséquent, la destruction de villes américaines, ne pourrait être prise que dans deux cas : contre un adversaire incapable de riposte nucléaire (la Chine) ou contre les Russes, s'ils étaient les premiers à faire l’usage des missiles nucléaires.

En définitive, la sécurité de l'Europe occidentale ne repose pas seulement et pas  tant sur le « parapluie » atomique américain, mais en premier lieu sur un véritable  besoin de paix des Soviétiques sur ce front. Les Soviétiques n'ont pas l'intention d'occuper la France, la Belgique ou les Pays-Bas. Ils ont suffisamment de problèmes avec l'Europe de l'Est et l'attitude de Moscou à l'égard de l'Occident dans la partie européenne est purement défensive.

De tous les conflits de guerre possibles, un conflit armé entre les États-Unis et la Chine est le plus probable. La défaite américaine au Vietnam ne peut qu'accélérer ce conflit. Les Américains ne perdront pas la bataille du Vietnam, mais s'ils la perdent, ils la feront chez eux. Une défaite au Vietnam, et surtout les conséquences de cette défaite, qui formeraient comme une avalanche, convaincraient l'opinion publique américaine que les intérêts vitaux et la sécurité de l'Amérique sont en jeu. Les Français pourraient se retirer de l'Indochine et même d'Alger. Les Américains ne peuvent pas se retirer du Pacifique. L'alternative à la politique mondiale américaine est le chaos.

S'il devait y avoir un jour un conflit armé américano-chinois - sous la forme d'un conflit indirect ou direct - les Soviétiques, à mon avis, resteraient neutres. À des fins de propagande, ils auraient stigmatisé l'« agression » américaine, ils auraient offert à la Chine une assistance technique à des conditions difficilement acceptables pour Pékin et les choses en seraient restées là.

Les Russes utiliseraient l'implication de l'Amérique en Asie pour renforcer leur position en Europe. Peut-être lors de négociations confidentielles, comme condition de facto d'une neutralité, ils exigeraient de Washington une reconnaissance définitive du statu quo en Europe, y compris en enterrant la question de la réunification de l'Allemagne. Plus l'engagement américain et les difficultés en Asie seront importants, plus le prix de la neutralité soviétique de facto sera élevé. Il ne fait aucun doute qu'en aidant la Chine de manière significative, les Soviétiques n'auraient rien gagné, alors qu'une neutralité leur n’aurait apporté que des profits.

Ces considérations visent à prouver que ni la guerre ni une démonstration de force, ni aucune action visant à affaiblir la position soviétique ne sont pas imminentes en Europe. Le statu quo de Yalta en Europe est symbolisé par la « question allemande ». Tous les alliés occidentaux de l'Allemagne, y compris l'Amérique, déplorent la division du pays, mais personne ne risquerait dix dollars pour changer cet état de fait. De même, tout le monde déplore la satellisation de l'Europe de l'Est, mais dans la pratique, personne ne lève le petit doigt pour y remédier. Le provisoire est devenu un système qui, aux yeux des grandes puissances, a l'avantage de pouvoir perdurer sans risque. Tout autre système devrait être élaboré avec peine, voire au prix d’un combat.

Si la présente analyse est correcte, nous ne pouvons compter que sur nos propres forces, aujourd'hui et dans un avenir proche. Le programme d'évolutionnisme que Kultura a présenté il y a deux ans découle d'une évaluation similaire de la situation.

Dans quelle mesure nos prévisions et nos attentes de l'époque se sont-elles réalisées ?

La situation des Soviets n'est ni évolutive ni révolutionnaire, c'est une crise. Elle n'est pas évolutive parce qu'il n'y a pas de communauté d'objectifs entre le peuple et le pouvoir ; et elle n'est pas révolutionnaire parce que la poussée est encore trop faible et limitée par rapport aux moyens de violence dont dispose le Parti. Le mécontentement général et un ferment profond dans la couche de l'intelligentsia (même technique) auraient suffi à produire une situation révolutionnaire dans la Russie tsariste. Mais la dictature communiste moderne est un pouvoir d'une autre catégorie.

Khrouchtchev, dans son document secret présenté au XXe Congrès, a cité la déclaration suivante de Vorochilov : « Chaque fois que Staline m'invitait à dîner, je n'étais jamais sûr si j’allais rentrer chez moi ou finir en prison. »

Un retour au stalinisme aurait signifié la menace vitale non seulement pour des Siniavski et Daniel, mais aussi des Kossyguine et des Podgorny. Des communistes autrement plus éminents et bien plus méritants que Kossyguine et Podgorny ont péri dans les casemates du NKVD de Staline. La terreur de type stalinien doit être totale : elle doit toucher aussi bien le balayeur de rue que le membre du Comité central. S'il était possible d'appliquer la terreur absolue aux citoyens de seconde zone, tout en assurant la sécurité de l'élite, la Russie soviétique aurait eu ce type de régime depuis longtemps. Mais ce n'est pas possible. La terreur absolue ne peut être mise en œuvre que par un maître absolu, un dictateur omnipuissant.

La déstalinisation ne s’était pas faite en raison de préoccupation pour ce que l'on appelle « des gens simples », mais elle a été dictée par les intérêts de l'élite dirigeante. Messieurs Khrouchtchev, Vorochilov, Kossyguine et d'autres voulaient s'assurer que – pour le dire de manière imagée - après dîners et fêtes, ils rentreraient chez eux, et non pas en prison. L'abandon de la dictature individuelle absolue signifiait renoncer à la terreur totale. Les Soviétiques sont un État policier, mais aujourd'hui personne n'a le pouvoir de se comporter comme Staline.

L'essence de la crise soviétique réside dans le fait que les forces de pression sociale sont encore trop faibles pour provoquer un changement décisif, et que l'appareil de violence dirigé par l'élite au pouvoir est trop faible pour éliminer les ferments et faire taire les opposants.

Les dirigeants du Parti estiment qu'il est possible de mener une économie à moitié pragmatique, et en même temps une sociologie entièrement doctrinaire. Ils pensent également qu'il est possible de réhabiliter dans l’industrie un partiel profit et un partiel mécanisme de marché et, en même temps, de conduire une économie agricole purement doctrinaire.

Là où les opposants sont trop faibles et trop peu nombreux pour provoquer des changements concrets, et que l'élite dirigeante est trop faible pour éliminer le ferment et l'opposition, ni l'évolution ni la révolution ne sont des propositions viables. Le seul résultat d'une telle situation ne peut être que la crise croissante, la désintégration générale et le chaos. À ce tableau s'ajoutent le problème des nationalités et l'isolement progressif de la Russie. Le procès et la condamnation de Siniavsky et Daniel ont été critiqués par les partis communistes occidentaux. Pour la première fois dans l'histoire, l'ensemble de la gauche occidentale, y compris les partis communistes, se sont exprimés de manière solidaire contre le système soviétique. Pour les Soviétiques, il s'agissait d'une erreur politique catastrophique, et pas seulement d'un crime. Le modèle soviétique contemporain n'est ni celui des Chinois, ni celui des Européen. C’est de fait un conglomérat social qui ne pourra pas durer longuement dans sa forme actuelle.

L'effondrement de l'Union soviétique, suite à l'accumulation de difficultés internes, créerait une situation similaire à celle de 1918, mais pour nous, cela ne serait pas de bon augure.

Le nationalisme extrême, le révisionnisme et le néo-hitlérisme sont des doctrines irréalistes et donc impopulaires en Allemagne aujourd'hui. L'effondrement de l'Union soviétique aurait provoqué le chaos dans toute l'Europe de l'Est. Des perspectives réelles et concrètes s'ouvriraient soudain devant le nationalisme allemand, le révisionnisme et même le néo-hitlérisme. Nous perdrions non seulement les territoires recouvrés, mais bien plus encore.

Je suis conscient que les points de vue que je m'apprête à formuler vont à l'encontre de l'opinion traditionnelle de la majorité des Polonais. Mais la majorité n'a jamais le monopole du raisonnement juste.

Tous nos concepts politiques ont perdu leur cadre de référence et sont devenus obsolètes. Dans le système mondial actuel, radicalement différent de celui d'avant 1939, la politique indépendantiste polonaise doit être redéfinie.

Un schéma de la « puissance » - c'est-à-dire ni avec la Russie ni avec l'Allemagne - aujourd'hui et dans un avenir prévisible n'est pas réaliste. Le dernier écho du concept « entre la Russie et l'Allemagne, mais ni avec la Russie ni avec l'Allemagne » a été le désengagement et le projet de zone neutre en Europe centrale et orientale. Nous avons soutenu ce projet tant qu'il y avait une chance sur mille de le voir se réaliser.

L'idée d'une fédération polono-tchécoslovaque-hongroise, que Kultura a toujours soutenue et continue de soutenir, devient de plus en plus irréaliste en raison de la politique allemande. Ni la Tchécoslovaquie ni la Hongrie ne voudront s'associer à la Pologne restée en conflit avec l'Allemagne. Il a fallu que la République fédérale allemande reconnaisse officiellement les frontières de l'Oder et de la Neisse et abandonne toute prétention révisionniste territoriale pour que l'idée d'une fédération polono-tchécoslovaque-hongroise devienne un projet viable.

Je suis d’avis que l'engagement militaire et économique de l'Amérique en Asie augmentera dans les années à venir, quelle que soit l'issue de la guerre du Vietnam. La division du monde entre pauvres et riches détermine les politiques non seulement des pauvres mais aussi des riches. La Russie soviétique et les États-Unis, en tant que superpuissances hautement industrialisées, ont toujours quelque facteur commun qui détermine leurs politiques, et ce facteur est plus fort que les divisions idéologiques. Les puissants - face aux pauvres et aux faibles - ont toujours une ligne commune à certains moments, indépendamment du drapeau et de l'idéologie. Les Chinois le comprennent parfaitement. Seuls les politiciens polonais, au pays et en émigration, ne parviennent pas à se le représenter.

Dans un monde gouverné par les États-Unis riches et puissants, il y aurait de la place pour une Russie soviétique riche et puissante. Dans un monde gouverné par les Chinois, la Russie soviétique serait reléguée à une place subalterne dans le tableau des puissances, et le sort des Russes ne serait pas enviable.

Il est difficile d'exiger des Russes qu'ils évoluent, se libéralisent et se démocratisent si nous, leur voisin le plus proche, ne manifestons pas la moindre volonté d'abandonner nos préjugés et de changer notre attitude traditionnelle. John Grigg, l'un des chroniqueurs les plus intelligents de Guardian, a récemment écrit ce qui suit à propos des special relationship entre les Britanniques et les Américaines : « La taille des États-Unis et la psychologie des Américains font que la soi-disant « relation spéciale » ne peut être que celle de maître à serviteur. »

L'opinion de Grigg est pleine d'amertume, elle n’est pas objective non plus. Cependant, je pense que même si la situation géopolitique de la Pologne est l'une des plus difficiles au monde, la Pologne dispose d'un grand nombre de données concrètes pour construire sa « relation spéciale » avec la Russie sur une base différente de celle de serviteur à maître. Nous sommes la plus nombreuse nation slave de culture latine et occidentale. Dans une certaine mesure, potentiellement - dans la version la moins étrangère, la plus fraternelle - nous représentons ce que les Russes ne possèdent pas.

Nous ne savons pas comment construire notre special relationship ni avec la Russie ni avec l'Occident. La relation de la République populaire de Pologne avec la Russie est celle, typique, de serviteur à maître. La relation de la République populaire de Pologne avec l'Occident n'existe tout simplement pas.

Notre position géopolitique, si difficile, ne pourrait être pleinement mise à profit que si, à l'avenir, nous convainquions les Russes que nous sommes capables d'être le principal intermédiaire entre Moscou et l'Occident. Dans le même temps, nous devrions convaincre l'Occident que la Pologne est la clé de la Russie.

Tertz, Arjak et bien d'autres – que l’on ne peut nommer aujourd’hui - se sont tournés vers nous par choix, et non par hasard. Ces personnes sont des Russes vertueux et ne voulaient pas commettre de trahison. Ils ne l'ont pas commise. Quand ils se tournaient vers nous, ils savaient pertinemment qu'ils ne s’adressaient pas aux ennemis de la Russie et du peuple russe, mais, au contraire, ils étaient sûrs d'entrer en contact avec une institution polonaise libre qui promeut l'idée d'un rapprochement et d'une entente entre la Pologne et la Russie. Cette entente deviendra viable quand un grand pourcentage de Polonais reconnaitront la justesse des opinions de Kultura sur la question et que la majorité des Russes reconnaitront la justesse de la position de leurs écrivains antistaliniens et de leurs activistes clandestins.

Au fond de moi, je suis un pragmatique, c'est pourquoi j'affirme qu'il ne s'agit pas de « vœux pieux ». Même dans la seconde moitié du XXe siècle, avec tous les spoutniks et les bombes à hydrogène, c’est la parole qui est le principal instrument d'action politique. En imprimant Tertz et Arjak, en rendant leurs œuvres disponible pour le monde entier, nous avons accompli, d'un point de vue purement politique, plus que toutes les institutions d'émigrés polonais au cours des vingt-cinq dernières années.

La parole est le principal instrument de l'action politique parce que, en fin de compte, vaincre ne signifie pas conquérir, mais rallier. Et rallier, c'est convaincre. Une véritable collaboration ne peut se faire sous contrainte.

Nous devons toujours nous rappeler que le communisme russe est une question particulière. Les intellectuels russes, même les plus critiques à l'égard du communisme, considèrent comme acquis « l'encerclement capitaliste » et sont convaincus que tous les assauts contre la Russie étaient venus de l'Ouest.

Walter Laqueur, dans son excellent livre intitulé Russia and Germany - a Century of Conflict écrit qu'un jour, alors qu'il séjournait en URSS et qu'il traversait l'une des banlieues de Moscou, il remarqua une petite colonne. Intrigué, il demanda à son voisin ce qu’était ce monument. Il lui a répondu que cette colonne marque le point le plus avancé qu’ont atteint par les Allemands en novembre 1941.

Les Allemands étaient également anticommunistes et le sont encore aujourd'hui, tout en gardant des prétentions révisionnistes. Cet anticommunisme, qui prône le programme visant à morceler la Russie et à l'affaiblir face à l'Allemagne, n’incite pas à s’opposer au régime soviétique, mais étouffe de tels ferments. On ne peut être anticommuniste, si cela équivaut à une trahison, non pas des intérêts idéologiques, mais des intérêts nationaux. Cette ligne est suivie par la propagande soviétique, et ceux d'entre nous qui prêchent la nécessité de démanteler l'Union soviétique font le jeu non pas des Arjak et des Tertz, mais de leurs juges et procureurs. La Russie soviétique doit être reconstruite pour former une véritable union fédérale, un commonwealth avec plus d’autonomie, mais cela ne sera pas fait par la génération Kossyguine. A l'heure actuelle, la lutte ne porte pas sur la reconstruction de l'Union soviétique, mais sur celle du communisme, c'est-à-dire sur la déstalinisation complète.

Le communisme évolue sans doute, mais, jusqu'à présent, seulement dans le cadre de sa doctrine. Sous Staline, Tertz et Arjak auraient été exécutés, et les partis communistes occidentaux auraient rivalisé pour salir les deux malheureux écrivains. Beaucoup de choses ont changé, et il faut s'en réjouir parce que, pour les habitants du bloc de l'Est, ce sont des transformations d'une grande importance. Mais on ne pourra pas répondre avec certitude à la question de savoir si le communisme est capable d'évoluer que quand la doctrine elle-même sera révisée. Aujourd'hui, toute critique - même des hypothèses les plus anachroniques du marxisme - est considérée comme de la propagande contre-révolutionnaire.

Nous proposons un programme évolutif pour deux raisons. Premièrement, la situation dans le bloc européen de l'Est favorise l'évolution. Dans cette lutte entre la pression sociale et l'appareil policier du Parti, les chances de succès sont sans doute du côté des opposants. En effet, il est possible d'élargir et d'approfondir le champ de l'opposition, il est possible d'intensifier la pression sociale, mais il serait extrêmement difficile pour le Parti de répondre en intensifiant la répression et en revenant aux méthodes staliniennes. Si la pression sociale augmente, le parti commencera à reculer. Si l'on commence à reculer, on atteint tôt ou tard un point de non-retour.

Les solutions évolutives et pacifiques nous semblent également les plus conformes aux intérêts polonais. La désintégration de l'Union soviétique et le chaos en Europe de l'Est ne sont certainement pas dans l'intérêt de la Pologne.

Les Européens de l'Est, et surtout les Polonais, pourraient jouer un rôle important dans le processus « d'européanisation » de la Russie. Mais la condition préalable est nécessaire : celle de convaincre et de rassurer les Russes, et en particulier l'intelligentsia russe, que par l’européanisation nous entendons seulement la liquidation du totalitarisme et non la liquidation de la Russie en tant que superpuissance.

Kultura 1966, no 4/222

Traduit par Anna Ciesielska-Ribard

Pomiń sekcję linków społecznościowych Facebook Instagram Vimeo Powrót do sekcji linków społecznościowych
Powrót na początek strony