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Bohdan Osadchuk au micro lors d'une réunion à Kiev. / Sygn. FIL01825
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L'Ukraine, les Juifs et la Russie

BOHDAN OSADCZUK


Le dernier dimanche de septembre, caniculaire. Il y a cinquante ans, par un temps semblable, les criminels hitlériens ont rassemblé les Juifs de Kiev pour les exterminer dans le vallon de Babi Yar. Aujourd'hui, pour la première fois depuis ces jours-là où, en trente-six heures, les Allemands ont fusillé toute la population juive qui vivait ici depuis des temps immémoriaux, les autorités ukrainiennes et les délégations de Juifs de nombreuses républiques, d'Israël et des États-Unis célèbrent ce sinistre anniversaire avec dignité et honnêteté. Par le passé, soit on se taisait, soit on falsifiait l'histoire. Le gouvernement ukrainien a décidé non seulement de rétablir la vérité, mais aussi de réviser en profondeur la politique soviétique à l'égard de la population juive. Des sociétés éducatives et des associations religieuses se développent, le ministre israélien de la Culture et de l'Education ouvre un gymnase juif à Kiev accompagné de son collègue ukrainien. Une deuxième conférence scientifique est organisée sur les relations ukraino-juives et sur l'histoire des Juifs en Ukraine. La discussion est ouverte, et bien qu'ici et là, certains tentent de chercher des raisons d'atténuer l’image de notre antisémitisme national, le rétablissement et la recherche de toute la vérité dominent sur les dissimulations.

Les dirigeants juifs russes reconnaissent le tournant accompli en Ukraine. Ils se plaignent du climat différent qui règne à Moscou et à Saint-Pétersbourg, où personne ne les aide à lutter contre la nouvelle vague d'antisémitisme. C'est ce qu'affirme ouvertement Sokol, le leader juif de Moscou, lors d'un rassemblement à Babi Yar. Et lorsque le délégué de Gorbatchev, Yakovlev, lit le discours du président dénonçant les manifestations d'antisémitisme dans l’administration et parmi la population, un murmure se fait entendre parmi des personnes réunies : « Il aurait dû le faire avant. Pourquoi a-t-il gardé le silence tout ce temps et toléré les incidents antijuifs en Russie ? ». Le président du parlement ukrainien, Leonid Kravtchouk, demande aux Juifs le pardon et promet aux citoyens ukrainiens juifs de protéger leurs droits au développement de la langue, de l'art et de la religion. Aucune manifestation d'antisémitisme ne sera plus jamais tolérée. Cette déclaration est accueillie avec satisfaction par des invités d'Israël qui se prononcent en faveur d'un État ukrainien indépendant. Tous ceux qui sont rassemblés dans cette vallée de la mort ont le sentiment qu'à ces endroits, devant les fosses communes de Juifs, mais aussi de Russes, de Polonais, d'Ukrainiens et de Tziganes se produit une sorte d'acte de réconciliation. À la fin de la cérémonie résonne le baryton de Yevtouchenko qui récite son poème sur Babi Yar écrit trente ans plus tôt. Un seul homme manque à l'appel : l'écrivain et publiciste Ivan Dziouba qui, aux temps des plus abjects mensonges, organisait des rassemblements sur ce site sanglant pour rendre hommage aux victimes innocentes assassinées. Une vieille maladie l'avait empêché de prendre la tête des célébrations.

Construire son propre État ne consiste pas seulement à fonder de nouvelles structures administratives, mais à assurer aussi son indépendance dans les relations avec les voisins proches et lointains. Entre la déclaration de souveraineté du 16 juillet 1990 et la proclamation d'indépendance du 24 août 1991, Kiev a tout d'abord assuré ses intérêts par le biais de structures dites horizontales. Il s'agit des accords bilatéraux entre les Etats. Le premier de ce type a été conclu avec la Russie, les deux Etats se sont engagés à entretenir des relations d’égalité, dans le respect des frontières existantes. Des accords avec d'autres républiques ont suivi. La seule exception reste la Moldavie. Malgré plusieurs annonces, les relations avec Chisinau n'ont pas été réglées, ce qui découle des relations avec la Roumanie. Comme Bucarest garde des revendications territoriales, réclamant un petit bout de la Bucovine, qu’elle mène une politique discriminatoire à l'égard de sa minorité ukrainienne, la normalisation promise n'a pas encore eu lieu et ne verra probablement pas le jour de sitôt.

La Russie reste une question prioritaire, et l'Ukraine a déjà envoyé l'économiste Kryjavnitskyi, son représentant auprès du gouvernement russe, conformément à l'accord. Eltsine, cependant, traîne les pieds pour nommer un représentant russe. On sent à Kiev que l'ancienne confiance dans le dirigeant russe s'est refroidie. Cela fait suite à des déclarations inattendues prononcées par le président russe et certains de ses acolytes au sujet des frontières. Les politiciens ukrainiens suivent avec inquiétude l'émergence d'un nouveau messianisme russe qui puise ses fondements dans l’ancien panslavisme et dans la forme russe du marxisme. Aujourd'hui les esprits sont envahis par l’idée obsédante des mérites historiques de la Russie qui a sauvegardé la démocratie et par l'ingratitude de la part des autres nations. La manière de gouverner après la victoire d'Eltsine n’est pas, pour de nombreux observateurs, très convaincante.

À cela s'ajoutent les étranges activités politiques d'anciens apparatchiks communistes de nationalité russe en Crimée, dans le bassin de Donetsk et au bord de la mer Noire. Soudain, des tendances séparatistes sont apparues, et ce malgré le fait que les Russes d'Ukraine, en comparaison par exemple à la situation dans les États baltes, bénéficient non seulement de l'égalité mais aussi de privilèges considérables. L'enseignement et les lettres russes se développent sans entrave, et les Russes occupent des postes de premier plan dans le gouvernement central de Kiev. Le premier ministre ukrainien est le Russe Fokine, le vice-président du parlement est également son compatriote Grynev et, plus récemment, le général Morozov est devenu ministre de la défense. Au parlement, les débats se déroulent dans les deux langues, et personne ne le remet en question. Une telle ouverture à la minorité russe n’existe nulle part ailleurs, dans l'ancien empire non plus. Et ceci alors que plusieurs millions d'Ukrainiens sur le territoire russe n'ont pas une seule école, pas un seul journal, sans parler d'une quelconque représentation politique.

Il existe aussi un important différend sur l'armée ukrainienne et le sort des armes nucléaires installées sur le territoire ukrainien. Le maréchal Chapochnikov, ministre des Affaires militaires de l'ancienne Union soviétique, et le général Lobov, son chef d'état-major, sont d'avis que les anciennes républiques ne peuvent former leurs propres forces armées, mais uniquement des gardes nationales de 5000 hommes au maximum pour protéger leur gouvernement. L'armée doit rester unifiée et placée sous un commandement unique. L'Ukraine adopte un point de vue différent, et elle crée ses propres forces armées, leurs effectifs restent à définir avec précision. Les estimations oscillent entre 250 000 et 450 000 hommes, y compris la marine de la mer Noire. Ainsi Moscou devrait-elle retirer près d'un million de soldats de l'Ukraine. En ce qui concerne la création d'une force stratégique commune, Kiev exige qu'elle soit placée sous un commandement conjoint, de type l’OTAN.

Il reste la question sensible des armes nucléaires. Aujourd'hui, après l'effondrement de l'empire, le club nucléaire de trois États - Russie, Kazakhstan et Ukraine - subsiste sur les ruines de l'Union soviétique. La Russie veut concentrer ces armes sur son territoire. L'Ukraine ne veut pas d'armes nucléaires, elle s'est donc engagée à renoncer tant à la production qu’au stationnement de missiles stratégiques et tactiques. Mais Kiev n'accepte pas de placer ces armes sous le contrôle exclusif de la Russie, et il exige soit que l’on instaure le principe de codécision de leur gestion et disposition, ce que l'on nomme le principe « de deux clés », soit que l’on détruise les armes nucléaires de l'Ukraine, sous la supervision internationale.

 

Kiev, 15 octobre

La Rédaction de Kultura indique ne pas partager certaines des opinions de B. Osadczuk.

[Kultura 1991, n° 11(530)]

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