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Kościół prawosławny w Kijowie. / Sygn. FIL03117
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Voyage à Kiev

BOHDAN OSADCZUK


Je vous souhaite la bienvenue à bord de l'avion de l'aviation civile ukrainienne. Nous nous dirigeons vers la capitale de l'Ukraine, Kiev. La distance entre Berlin et Kiev est de 1600 kilomètres. L'heure de Kiev diffère d'une heure de l'heure d'Europe centrale et d'une heure de l'heure de Moscou. Veuillez avancer vos montres d'une heure.

C'est par ces mots qu'une femme blonde et opulente, membre de l'équipage d'un Tupolev, a salué les passagers du service régulier « Aeroflot » entre Berlin-Est et Kiev. Nous sommes donc devenus les témoins d'un nouvel épisode de l'ukrainisation qui progresse spontanément. Cette fois dans les airs. Tout cela devait encore sembler inhabituel à la jeune hôtesse parce qu’elle a prononcé son annonce de manière quelque peu artificielle. En revanche, son collègue était dans son élément lors de cette première historique. Il a parlé naturellement, avec enthousiasme. On voyait sur son visage au large sourire qu'il appréciait la « nouveauté ». A nous, c'est-à-dire mon collègue Sysyn du Canada, le Polonais Andrzej Vincenz et l'historien allemand Torke de Berlin-Ouest, et moi-même, ce prélude à la visite à Kiev plaisait fort.

L'annonce en ukrainien a été suivie par une annonce en allemand. Avec nous voyageaient de nombreux Allemands de la RDA laquelle allait disparaître bientôt. Il n'y a pas eu d'annonce en russe. Peu de Russes se trouvaient sûrement à bord de l'avion. L'itinéraire du vol passait au-dessus de Poznań, probablement Przemyśl et entre Lviv et Ivano-Frankivsk, l'ancien Stanislavov, ou, comme des plaisantins le disent à Kiev « notre San Francisco ». Il n'y a plus de traces de l'ancienne frontière sur le Zbroutch, pas de lignes de peuplement ou de traces agraires, et le Dniepr avec ses affluents et sa « mer de Kiev » ressemble, vu du ciel, à une immense plaine inondable. Nous verrons son immensité et sa beauté le lendemain, depuis la colline de Vladimir.

Mais la première chose qui apparaît à l'horizon est l'arche élancée de l'aéroport Boryspil de Kiev, qui rappelle un peu les célèbres conques de notre sculpteur Alexander Archipenko. A l'intérieur, la même foule et affluence que dans l’aéroport d’Okęcie de Varsovie. Avec cette seule différence qu'il y a ici moins d'escrocs et d'arnaqueurs. Mais Boryspil est toujours rempli à ras-bord. Il est donc grand temps que la capitale ukrainienne se dote d'un aéroport décent et moderne qui fera face à la croissance du trafic international.

Kiev ne cesse de se développer. Un nouveau quartier résidentiel est en cours de construction entre Boryspil et Darnitsa. Là, sur la steppe de la rive gauche, l’espace ne manque pas. Ainsi, le potentiel de la capitale se déplace de la rive droite à la rive gauche du Dniepr. La barre des deux millions et demi d'habitants a déjà été franchie et, malgré des boulevards et des rues de taille imposante - par rapport aux rues étroites d’Occident - on commence à sentir la densité, tandis que les nouvelles lignes du métro engloutissent des sommes considérables. En raison des conditions spécifiques du sol, mais probablement aussi de la menace de guerre nucléaire, le métro de Kiev est probablement le plus profond du monde. Quand on descend de cent cinquante mètres, puis la même chose de nouveau à la station Portes d’or, un visiteur habitué à la profondeur d'un mètre et demi de Berlin ou de Paris aura peur et le vertige. De plus, les tapis roulants fonctionnent à un rythme effréné. Les Kiéviens se moquent de nos craintes, s’élancent sur ces monstres et avancent d'un pas léger, tout en continuant à discuter.

Depuis Dranitsa et le pont Paton, Kiev accueille le visiteur avec le vert de ses collines et l'éclat doré des dômes de ses églises. Même aujourd'hui, alors qu’il reste seulement quelques-unes de ces légendaires quatre cents églises orthodoxes, on peut comprendre l'admiration des voyageurs arabes ébahis par l’extraordinaire perspective de la ville aux "toits d'or". Mais ce tableau harmonieux est gâché par une abomination de l'ère Brejnev et Chtcherbytsky : une monstrueuse statue en acier d'une matrone à l’épée, censée symboliser à la fois de la gratitude et une menace. Cette chose répugnante se dresse sur la pente des collines de Petchersk et devait à l'origine mesurer quatre-vingts mètres de haut, et ceci pour surpasser les tours et les croix de la Laure de Petchersk. Le monument s’élève finalement à cinquante mètres. Certains disent que l'Église orthodoxe a soudoyé le sculpteur Voutchetytch qui a érigé bon nombre de ces atrocités à l’époque de Staline et de Brejnev, notamment dans le quartier de Treptow à Berlin-Est. Selon une des versions, l’artiste a abaissé son « œuvre » contre un million de roubles qui sont allés dans sa poche. Selon une autre, quelque chose ne s’est pas bien passé de sorte que la déesse à l'épée s’est mise à chanceler, il a donc fallu la raccourcir. Cette statue est toujours là et continue de faire peur tant aux locaux qu’aux touristes.

Si Lviv a joué un rôle de Piémont dans la phase initiale de la renaissance nationale et sociopolitique de l'Ukraine d’aujourd’hui, Kiev est désormais sans conteste sa véritable capitale et intègre tous les mouvements et tendances de cette renaissance. Il se passe toujours beaucoup de choses à Lviv, mais l'influence de cette métropole occidentale, son rayonnement dans d'autres régions du pays, est toutefois limitée. Malgré les changements intenses du dernier demi-siècle, le mélange assez important de la population et l'afflux d'Ukrainiens des terres centrales et orientales de la République, cette ville et son arrière-pays gardent leur caractère régional et provincial. Vient ici à l’esprit une comparaison avec le rôle et l'importance de Cracovie de l'avant-guerre, et peut-être même dans la Pologne d'aujourd'hui. A mes compatriotes galiciens, il manque cette pincée de sel, d'imagination et de largesse sans lesquelles, dans un pays aussi vaste du point de vue géographique et complexe ethniquement que l'Ukraine d'aujourd'hui, il n’est pas possible de créer de grands mouvements, d'attirer des forces très différentes. Le rôle de Lvov-Halytch s’affaiblit aussi par cette lutte opiniâtre et quelque peu mesquine entre les gréco-catholiques et les orthodoxes. L'élite de Kiev souhaite que l'Ukraine soit un État orthodoxe, tolérant envers d’autres confessions, y compris la minorité gréco-catholique de l'ouest du pays.

Mais la question du renouveau religieux n'est pas prioritaire pour la capitale ukrainienne. En premier lieu se situent la question du statut de l'État, la restauration de la mémoire nationale, puis la problématique des minorités, à savoir du modus vivendi entre les Ukrainien et les minorités qui vivent sur ces terres depuis des temps immémoriaux. Ces sujets centraux sont liés à la question des relations futures avec la Russie.

Un grand mérite revient au Mouvement populaire d’Ukraine dont les théoriciens ont rapidement formulé le principe d'ouverture aux minorités nationales, rejetant les concepts du nationalisme ukrainien. Le nom même de « mouvement populaire d'Ukraine » plutôt que de "mouvement populaire ukrainien" a jeté les bases d'une politique de partenariat et d'égalité avec les autres nationalités. Cela a permis d'éviter le conflit avec les Russes que les pays baltes ont connu. Il n'y a pas d'Interfront ou d'Interdvijenyi en Ukraine, comme c'est le cas dans les trois républiques baltes, et au sein de ce mouvement, nombre de militants russes de talent œuvrent pour la démocratie et l'indépendance de l'Ukraine. Il serait simpliste et excessif de prétendre qu'il n'y a pas de problèmes dans ce domaine. Des observations rapides, pendant ma première visite, ne me permettent pas de fournir des conclusions indiscutables. Il me semble toutefois que les relations russo-ukrainiennes se passent mieux avec la Russie elle-même, avec la minorité russe en Ukraine en général, qu'avec les représentants de la caste officielle, du parti et de l'armée russes. Alors que les parlementaires ukrainiens signaient à Moscou, fin août, une déclaration avec leurs collègues russes sur la coopération dans des conditions d'égalité des deux républiques indépendantes et autonomes, des fonctionnaires russes en Crimée demandaient que la péninsule soit détachée de l'Ukraine et annexée à la Russie, et à Odessa, des activistes du même acabit proposaient un projet de créer une république séparée des "Russes du Sud".

Kiev elle-même est politisée à l'extrême. Il ne se passe pas un jour sans qu'il y ait une manifestation, un rassemblement, un débat public. La place de la Révolution d'Octobre s'est transformée en un forum de discussion en continu. Adjacente au boulevard kiévien principal de Hrechtchatyk, située face à la colline où se dresse l’immense statue de Lénine, et plus haut le monstrueux gratte-ciel de l'hôtel « Moscou », cette place accueille une foule de bavards de tous les métiers et générations. Il y a un peu de l’ambiance de Hyde Park, un peu de villes italiennes ou grecques. De sorte que le visiteur a l'impression de se trouver dans le sud de l'Europe.

La ville change de visage sous vos yeux. Elle se débarrasse de sa vieille carapace faite de grisaille et de monotonie soviétique. Elle prend ses propres couleurs. Bien que le syndrome de Tchernobyl soit encore très présent dans l'esprit des Kiéviens, ils font l’effort de ne pas exhiber cette blessure encore à vif que sont la peur et l'impuissance face à une mort invisible. D’ailleurs, cette époque de bouleversements exige de l’énergie, de l’action, la générosité civique. La politique domine tout. Ce pourquoi, encore hier, le on a été persécuté et puni est devenu chose naturelle, quotidienne comme du pain. Les drapeaux du pays jaune et bleu flottent au-dessus des édifices publics. Et ils flottent aussi au-dessus des manifestants qui traversent la ville. Maintenant, il est question de l'armée. On entend de plus en plus fort des voix de mères et de familles qui exigent le retour des soldats ukrainiens sur leur terre natale. Aux rassemblements, on réclame la création des forces armées propres au pays. Et parmi les manifestants, croît le nombre d'officiers en uniforme.

Loin de Kiev, sur les anciennes terres cosaques, a déferlé une immense vague de célébrations de l’anniversaire des cinq cents de la Sitch des Zaporogues. Ce pèlerinage des générations d’aujourd’hui sur les traces de leurs ancêtres guerriers a grandement contribué à la renaissance du sentiment national sur les terres orientales de la république.

Sur le sol politique laissé depuis longtemps en jachère, de nouveaux partis voient le jour. Le premier à se constituer a été le Parti républicain, issu du mouvement d'Helsinki. C'est un parti centriste. Un peu plus à gauche se situe le Mouvement démocrate. Il existe la social-démocratie divisée en deux branches, et le Parti paysan s’est formé aussi. Les Verts ont une grande influence à Kiev et dans les environs. Dans la zone périphérique occidentale du pays, plusieurs groupes conservateurs et nationalistes ont émergé. En général, l'attitude envers les anciens mouvements nationalistes, l'héritage idéologique de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) est souvent apologétique, zélée parmi les jeunes, surtout à l'ouest. Pour l'instant, il y a là-dedans encore beaucoup de naïveté. Mais si les mouvements démocrates échouent à expliciter la charge totalitaire de cette idéologie, il pourrait y avoir bien des troubles inutiles, à l’avenir.

Tout comme dans les pays voisins, qui connaissent un cycle de réformes démocratiques plus ou moins intense, on ne remarque pas en Ukraine le désir faire renaître les anciens partis. Même à Lviv, le parti UNDO n'a pas été relancé, malgré toutes ses réalisations et ses grands mérites dans l'histoire et la culture politique de la région. La même chose est visible en Volhynie. Les communistes ont réussi à déraciner les anciens partis politiques, à effacer leurs traces des bibliothèques et des archives, et, sur ces champs vides, pousse une nouvelle structure du pouvoir politique : authentique, issue des expériences récentes et des besoins actuels.

Bien que les horloges de l'Ukraine ne tournent pas comme que celles de Moscou, sous la couche du consensus national, des murmures menaçants de la fronde sociale se font entendre. Il est vrai que l'approvisionnement en pain, beurre, farine, produits laitiers et matières grasses, en pommes de terre, légumes et fruits est meilleur sans conteste qu'en Russie. Les gens n’ont pas faim, mais les prix montent et il y a moins de marchandises dans les magasins. Pendant que la réforme économique n'en est qu'à ses débuts, le centralisme des ministères de Moscou étouffe dans l'œuf l’entreprise ukrainienne indépendante.

La situation sociale est tendue. La question nationale non résolue peut retarder, pendant un certain temps, l'explosion des révoltes sociales. Mais les politiciens ukrainiens indépendants doivent rester vigilants, pour que cette catastrophe qui menace ne les précipite, eux et le pays entier, dans un abîme de chaos et d'anarchie. Pour cette raison, le temps presse pour déclarer l'indépendance du pays.

Ici, à Kiev, les affaires se focalisent sur la proclamation du parlement du 16 juillet 1990 concernant la souveraineté ukrainienne. C’est une décision de dimension historique et, en tant que telle, elle constitue désormais le fondement de la législation actuelle et future. La proclamation de souveraineté est une disposition-cadre qui doit désormais être remplie de contenus concrets dans tous les domaines de la vie de l'État. Avec en toile de fond de lourds handicaps et l'inégalité du système colonial imposé par Moscou, rattraper ces retards est une tâche qui occupera plusieurs générations. Certaines, comme la mise en place de la souveraineté économique ou l'établissement de relations diplomatiques avec des pays étrangers exigent des mesures, des prises de position et des décisions concrètes immédiates.

Parmi les signes de l'indépendance naissante, notons le Congrès des ukrainisants qui s’est déroulé à Kiev. Il a rassemblé plusieurs centaines d'intellectuels d'Ukraine et du monde entier. D’une part, l'Association internationale des ukrainisants, fondée un an plus tôt à Herculanum près de Naples, a pris de l’importance, rétablissant les liens, longtemps interdits, de la science ukrainienne avec les pays étrangers ; de l’autre, le Congrès de Kiev sert d’appui de taille que les pionniers locaux emploient dans la lutte pour la pleine ukrainisation culturelle du pays. Ainsi, il a été possible de réunir les efforts mutuels de Kiev et de Lviv et ceux des centres de la science ukrainienne indépendante en Occident, principalement à Harvard aux États-Unis et à Edmonton au Canada. La venue à Kiev des universitaires ukrainiens de la trempe d'Omelan Pritsak, Youri Chevelov et Ihor Chevtchenko a renforcé de manière considérable cette osmose naissante. Un deuxième élément qui aiderait à former l'unité de la science et de la culture pourrait être la restauration de la Société scientifique Shevchenko en Ukraine, qui collaborerait avec des institutions établies depuis longtemps en exil où elles perpétuent la tradition de cette Société fort distinguée.

Certains de mes compatriotes de Kiev surestiment le poids et les possibilités de l'émigration. Coupés du contexte réel de nombreuses années durant, ils ont grandi dans l’idée de la puissance de l’émigration, à l’image de ce que la propagande communiste peignait dans ses grotesques exagérations. En fait, hormis les centres scientifiques mentionnés, et quelques individus indépendants qui entretiennent des contacts avec l'élite de leurs pays d’accueil respectifs, l'émigration peut tout au plus aider l'Ukraine sur le plan matériel, et ce, bien sûr, de manière modeste. Sur le plan des idées politiques, l'émigré ukrainien a depuis longtemps épuisé ses ressources, et les idéaux que son aile d'extrême droite – issue de l’orientation de Bandera - tentent de véhiculer, en termes faux pour leurrer les jeunes en quête de nouveauté, n'est qu'une matière morte, digérée et rejetée par l'histoire, au même titre que le stalinisme-léninisme.

Peut-être de nombreux vétérans nourrissent-ils des rêves inassouvis de puissance, de pouvoir, et la renaissance de l'Ukraine aujourd’hui est pour eux un retour aux impulsions de jeunesse et aux songes frustrés et inaccomplis. Il règne, hélas, une ignorance générale dans ces questions, en Ukraine et à Kiev même. L'une de ses nombreuses raisons - mais une raison sérieuse - est l'absence d'une presse et d'un journalisme indépendants. Tant que cela ne change pas, le danger de voir déferler sur l’Ukraine des mythes et des légendes forgés en émigration reste réel.

Mes réflexions touchent à leur fin. Le moment de dire au revoir approche. Ma dernière soirée à Kiev s’achève. Demain, il y aura un départ de l’aéroport de Boryspil au milieu d’une foule de jeunes femmes tristes, des enfants dans les bras. Elles vont rejoindre leurs maris en Allemagne de l'Est. Un destin incertain les attend. Et en dessous de nous, une étendue verte, dorée de la capitale ukrainienne. Nous volons vers l'ouest. Qu'est-ce que Kiev ? « L'Europe, c’est certain », dit mon voisin, l'historien allemand Hans Torke. Andrzej Vincenz réfléchit un peu, puis acquiesce.

 

[Kultura 1990, n° 11(518)].

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