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Uroczystość Zesłania Ducha Świętego - procesja. / Sygn. FIL03093
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Quelques images d'Ukraine

BOHDAN OSADCZUK


L'avion de Kiev à Lvov est bondé. Il fait froid, tout le monde porte d’épais cabans. Vous devez récupérer vous-même vos bagages dans un amas de valises et de sacs, mais le contrôle des tickets avec le numéro est plus minutieux que dans la capitale. « Ces Galiciens ont toujours été un tantinet méticuleux, comme les Autrichiens », remarque mon voisin de passage. Bien qu'il soit, comme moi, originaire de Kolomyia, il a déjà travaillé à Kiev pendant de nombreuses années et s'y est imprégné de la « largesse » du style et de la mentalité. Dans le hall de l'aéroport, construit avec tous les attraits de l'époque stalinienne, plafond dans les hauteurs des cieux et les colonnades pour décor, il fait froid, gris et pauvre. Devant l'aéroport se trouve un petit square laissé à l’abandon. Des chiens y errent, des femmes gitanes se promènent dans un bruissement de jupes colorées, les mêmes que dans mes souvenirs d'enfance, et, devant un kiosk, des voyageurs et des locaux sirotent de la bière dans de grandes et vraies chopes. Une scène comme celle des faubourgs de Vienne ou de Munich. Un peu plus loin, des Gitans se chauffent au coin du feu, et un policier fait semblant de ne pas les voir. Mais au moment où je monte dans un taxi, l’homme de l’ordre vérifie les papiers du chauffeur. Voyant ma surprise, il explique : « Ici, on vole les voitures comme si c’était de l'or. On doit vérifier les papiers ». Le conducteur maudit silencieusement les autorités. Les papiers sont en règle et nous nous engageons dans la rue droite, rébarbative qui mène au centre-ville. Il s'excuse de ne pas parler l’ukrainien et râle contre la milice en russe. « Ne les croyez pas. Ils font des anges mais prennent des pots-de-vin partout où ils peuvent. Ce qu’ils travaillent avec la mafia des voleurs. » Et puis, me regardant d’un oeil sombre, il demande brusquement : « Vous allez nous jeter hors de Lvov ? C’est peut-être de ma faute que mes parents étaient venus ici et ne m'ont pas appris l'ukrainien ? Je ne connais rien à la Russie et je ne veux pas y aller. J'aime Lvov, et si on me jette dehors, j’en mourrai. » Je tente de le rassurer et d’argumenter : « - Je ne suis pas d'ici, moi non plus, mais pour autant que je sache, personne n'a de telles intentions... Et d’où puisez-vous ces informations ? – J’ai entendu parler le fils d'un voisin. Son père est officier. De gens racontent ça. » Le père du chauffeur de taxi est invalide de guerre. Ils l'ont amené de Berlin, blessé, à la fin de la guerre, dans un hôpital militaire de Lvov. Il y est tombé amoureux d’une infirmière bénévole. Il est resté. Il y a probablement environ deux cent mille Russes à Lvov sur une population de près d'un million d'habitants. Ils sont divisés, la majorité vit dans un entre-soi, complètement isolés de la vie sociale foisonnante des Ukrainiens. Une autre minorité, organisée en sociétés et clubs, s'intègre à la société ukrainienne et collabore avec les institutions locales. Seule une petite partie du haut du panier colonial, après la chute du communisme et de l’empire, celle qui avait pris une part active au processus de la russification qui a lamentablement échoué, s'en va en douce en Russie.

Nous roulons à travers la ville. Des tramways rouges délabrés font résonner leurs sonnettes, en circulant entre les façades jaunes des immeubles. Après Kiev, tout est complètement différent ici. La capitale ukrainienne est une superbe métropole, imposante par son passé de puissance et la grandeur de son présent, tandis que Lvov appartient à une belle province galicienne de style baroque et fin de siècle. La société y est bien différente aussi. A Kiev, il y a un type très urbain, très « capitale du pays », avec des femmes gracieuses, élancées. À Lvov, le type physique et le style dominant sont ceux des gens de la campagne, arrivés récemment dans l'environnement urbain. Ici, après la catastrophe de la guerre, l'extermination des Juifs, le déplacement des Polonais, la déportation en Sibérie et le départ vers l'Ouest de la vieille intelligentsia ukrainienne, il y a eu lieu, au cours du dernier demi-siècle, un combat historique pour le futur visage et l'esprit de cette ville. Une lutte entre une couche de colonisateurs russes qui y arrivaient et la campagne ukrainienne des alentours qui, spontanément, sans aucune organisation, a assumé le poids du combat pour sauver et garder ukrainienne cette ville. Ces jeunes gens, qui, malgré les désavantages hérités de la double invasion pendant la guerre, malgré les passages des armées étrangères sur ce territoire, étaient partis des villages surpeuplés du Piémont des Carpathes vers la grande aventure de Lvov, et ils y ont accompli un miracle historique. Ils ont trouvé le soutien parmi les Lemkos, déplacés de Pologne, qui, au fil des ans, contrairement à leurs compatriotes opprimée et dispersés en Pologne, ont connu ici une ascension sociale et culturelle et ils appartiennent aujourd'hui à la nouvelle élite ukrainienne de la région occidentale.

J'ai observé ce phénomène de mes propres yeux à deux reprises. Un soir, dans le bâtiment de l'Opéra rénové, dégoulinant d'or à outrance, se sont rassemblés ceux qui comptent désormais à Lvov, à l’occasion du jubilé de la République d'Ukraine occidentale. Les derniers vétérans de l'Armée ukrainienne de Halytsch portent des bannières qu’ils ont réussi à conserver. Les chœurs de Lviviens et de Houtsoules entonnent un chant de grâce pour la liberté retrouvée, des artistes récitent les poèmes métaphysiques de Malaniouk, un baryton venu de la lointaine Dnipropetrovsk chante de vieux chants cosaques. J’observe les loges et le parterre. Ici et là, je vois un membre de vieilles familles comme Kolesa. Plus personne des anciens clans de Krouchelnytsky, Roudnytsky, Radzykevitch, Ohrymovitch, Levytski, mais, des Chouhevitch, comme un symbole vivant de la souffrance et de la persécution récente, il reste Youri qui a vécu au Goulag depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte, qui y a perdu la vue, qui est fils du légendaire chef de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne, Roman Chouhevytch-Tchouprynka.

Les mêmes observations et sentiments à l'Université et dans les rédactions de journaux. Toute trace de la russification systématique de l'enseignement supérieur dirigée depuis Moscou, pendant des décennies, a disparu de l'Université et de la Polytechnique en un an. Le président de l’Université Vakartchouk et ses adjoints, doyens et assistants parlent de cette époque comme d’un cauchemar. Avec gratitude, les mathématiciens ukrainiens évoquent la belle attitude de leur ancien professeur et maître, Bohdan Ławruk qui, Polonais, s'est battu plus vaillamment que bien des « patriotes » locaux pour préserver le caractère ukrainien de l'Université.

Les nouvelles élites partagent astucieusement leur temps entre les structures et les responsabilités urbaines et leurs attaches rurales. À certains moments de l'année, quand les travaux à la campagne s’intensifient, il est difficile de retrouver des professeurs, des ingénieurs ou des rédacteurs. Ils ramassent le foin, moissonnent, récoltent betteraves et pommes de terre. Même au milieu des tours en béton des quartiers neufs de Lvov, la journée commence par le chant des coqs et l'aboiement des chiens.

Avant que Kiev ne se réveille de sa léthargie nationale, Lvov a joué son rôle inspirateur. Ici, la substance a été plus préservée, bien que les locaux ne soient pas les seuls à avoir contribué à ce renouveau. Le processus d'intégration entre nos « occidentaux » et nos « orientaux » est en cours depuis 1939, bien que les différences, non seulement des régions mais surtout de l’histoire et des caractères, les différences mentales profondes ancrées depuis longtemps soient loin de disparaître ; les militants de « l'Est » ont aussi joué un rôle important dans le renouveau actuel qui a débuté à Lvov. Le prototype de cette élite est sans doute Vyatcheslav Tchornovil : ancien journaliste et rédacteur de la revue dissidente clandestine Ukrainskyj Wisnyk, prisonnier du Goulag pendant de longues années, voïvode de Lvov depuis plusieurs années.

Mais ni Tchornovil ni les politiciens comme lui ne sont parvenus à démocratiser pleinement la vie politique. Il reste une importante frange de la droite qui rend hommage aux idées radicales de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, tirant leur inspiration de Bandera. Les deux autres orientations sont plus modérées, mais par exemples les partisans de Melnyk n'ont pas réussi à gagner la sympathie de Lvov, mais plutôt en Volhynie et en Bucovine, alors que le groupe « Prologue » et le Conseil central de libération, qui avait convaincu de nombreux intellectuels en exil, n'ont pas réussi à gagner la moindre influence dans le pays. Personne n'a pris la peine de révéler toute la vérité sur les origines et le développement du totalitarisme ukrainien, ses premiers liens avec le fascisme italien et ses contacts avec le national-socialisme allemand. L'ignorance générale a fait renaître le mythe d'une idéologie très ancienne. Quand on lit la revue nationaliste Derjavnist (Etatisme), on a l'impression que le monde a régressé d'un demi-siècle au moins. La faiblesse du milieu démocratique et de la presse indépendante en est la cause. Les nationalistes ont pris de court les démocrates en publiant leur propagande, imprimée pour la plupart à Vilnius ou à Klaipėda, au début de la perestroïka, alors que seuls les journaux communistes pouvaient paraître légalement à Lvov. À partir de 1990, la situation a changé : à côté des revues officielles Vilna Ukraina et Lvovskaya Pravda, l'hebdomadaire Postoup, peut-être le plus libéral, a commencé à paraître, suivi du quotidien Za Vilnu Ukrainu, qui a annoncé haut et fort de vouloir suivre les traces de Dilo, le célèbre organe du parti UNDO (l’Alliance démocratique nationale de l’Ukraine) d’avant la Seconde Guerre mondiale, puis d'un deuxième quotidien, également à tendance libérale, Moloda Halytchyna, et enfin de l'hebdomadaire Ratoucha, qui a immédiatement pris l’orientation nationale. Il ne restait bientôt plus grand-chose des ambitions du premier journal et de la tendance du deuxième. Au fil du temps, d'autres périodiques ont commencé à paraître, principalement économiques, comme Halycki Rynki ou Dilo, ce dernier s’est emparé de ce titre historique immérité parce qu’il a le caractère publicitaire. L'ancien magazine littéraire et social Jovten (Octobre) s’est transformé (également dans son contenu) en Dzvin (Cloche).

L'échec du putsch et la déclaration d'indépendance de l'Ukraine ont changé la situation de la presse. Les journaux communistes Lvovskaya Pravda et Vilna Ukraina se sont effondrés, bien que ce dernier fasse de son mieux pour revenir sur le marché comme journal indépendant. A la place de Lvovskaya Pravda, le quotidien Vysokyi Zamok est désormais destiné au lecteur russe, avec un tirage de 80 000 exemplaires. Za Vilnu Ukrainu tire à 230 000 exemplaires, Moloda Halytchyna à 230 000 et Ratoucha à 18 000. L'ancien Postoup a changé de nom pour devenir Post-Postoup et tire 15 000 exemplaires, avec une orientation libérale plutôt obscure. Les ventes de la presse centralisée de Moscou a radicalement diminué, certains quotidiens viennent de Kiev, comme Holos Ukrainy, Molod Ukrainy et l'ancien organe officiel du parti communiste, Radianska Ukraina, désormais Ukraine démocratique, transformé en un journal prétendument indépendant.

En cette période de crise économique profonde, la vie politique a cessé d’être ce flot continu de rassemblements et de débats, elle coule aujourd’hui d’un modeste filet. Les partis, comme partout, souffrent d'une absence de membres. Les gens se sont lassés des manifestes et des déclamations incessants qui contrastent avec l'absence des actions concrètes. Les anciens arguments ont été épuisés, de nouveaux censés attirer la société manquent. « Le Mouvement » est depuis longtemps déchiré entre les réalistes et les démagogues hurleurs, alors que les partis politiques qui jouent un rôle de premier plan à Kiev, le républicain et le démocrate, sont plutôt faibles ici. Les nationalistes n'ont pas non plus gagné de terrain. Ils opèrent dans divers groupes et sont affiliés à la soi-disant « Assemblée de partis » qui adopte toutes sortes de résolutions et de circulaires truculents, faisant jouer des muscles. Toutefois, lorsqu'il s'est agi d'affronter les élections présidentielles dans les trois régions, à savoir Lvov, Ivano-Frankivsk et Tarnopol, ils n’ont pu recueillir les cent mille signatures nécessaires pour leur candidat Chouhevytch. C’est ainsi qu’on a percé la blague nationaliste à jour.

La pire situation règne là où elle devrait, d’un point de vue supérieur, être la meilleure : dans le domaine religieux. Voici un exemple tiré de la réalité. Je me rends dans la ville de Yaniv, près de Lvov, pour voir l'église orthodoxe que le père de ma femme a construite avant la guerre. L'église semblait bien entretenue puisqu'elle était sous la juridiction du Patriarcat de Moscou depuis quelques années. Une bonne femme me sert l’information suivante : « Fallait être là il y a quelques jours, vous auriez vu comment nous avons chassé le cureton orthodoxe. Il fuyait en chemise le long des clôtures », et elle me sourit à pleine bouche, de toutes ses dents en or. Et elle ajoute, en indiquant une maison voisine : « maintenant il dit la messe pour les siens là-dedans ». A proximité, je vois les échafaudages d'une église néo-gothique, et je demande ce que c'est. « Des Polonais qui la reconstruisent. Y a ici cinq familles, mais un évêque de Pologne est venu et a dit qu'ils devaient avoir leur propre église. L'argent vient aussi de cette Polska ». Au milieu de la ville, il y a un beau petit parc, et on y coupe des arbres. Je demande aux bûcherons pourquoi. « Y aura ici une grande église orthodoxe ukrainienne autocéphale ». Mon Dieu, me dis-je, pourquoi ne faites-vous pas en sorte que tous ces chrétiens, qui se battent à la vie à la mort, puissent prier dans un seul temple, sinon ensemble, du moins à tour de rôle. Je quitte Yaniv d'une humeur morose, et seules deux synagogues désertes me font un adieu silencieux et fixent d’un regard affligé cette concurrence dans la discorde. Les synagogues, personne ne les réclame. Des milliers de Juifs de Yaniv, il n'en reste qu'un seul. Il se tient maintenant dans le soleil couchant, devant son salon de coiffure, la seule entreprise privée des environs, et il fait un signe de tête pour dire au revoir.

La hiérarchie religieuse ne se présente pas mieux. D'une part, le cardinal Loubatchyvskyi, avec son entourage de Rome et l’Ordre basilien, et d'autre part, le métropolite Sterniouk avec ses évêques et prélats qui sont passés par la géhenne de l'Eglise clandestine. Ils ne s'aiment pas. Ils se disputent sur des questions de liturgie. Les habitants penchent pour le rite orthodoxe et accusent les « Romains » de vouloir latiniser l'Eglise catholique grecque. On dit que ces tendances sont les plus intense dans le diocèse d'Ivano-Frankivsk. Si tel est le cas, il s'agit - dans une certaine mesure - d'une continuation des courants qui y étaient représentés par l'évêque Homychyne avant la guerre. Et à Lvov, en haut d’une de ces collines, les deux vieillards, le cardinal Loubatchyvskyi et le métropolite Sterniouk, s'empoisonnent la vie et boudent. Par conséquent, toutes les questions religieuses en pâtissent, on ne fait rien pour le renouveau de la théologie, on met de côté le mouvement de l'intelligentsia laïque gréco-catholique, organisé par l'infatigable Houtsoule, Ivan Hretchka. Et surtout pèse comme une punition divine sur l’ancienne Galicie le conflit qui s'envenime entre les uniates et les orthodoxes de la nouvelle Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne, dirigée par le patriarche Mstislav. Le malheur est que les deux hiérarchies n'ont toujours pas réussi à s'asseoir à la même table, que la presse ukrainienne évite les analyses et les commentaires à ce propos, jugés peu ragoutants, et qu'aucun politicien n'a le courage de prendre l'initiative de bâtir des ponts entre les Eglises en discorde. Et dans les villages et les villes, le fossé de la haine religieuse se creuse.

Sur le chemin du retour, une petite escale. Dans un bosquet à un kilomètre de la route, une rangée d'élégantes datchas des anciens dirigeants communistes. Une femme russe que l’on avait amené en ce lieu depuis Koursk, pendant la campagne de la colonisation, et que se sent aujourd’hui Ukrainienne me fait visiter les villas désertes de l'ancienne « nouvelle » classe dirigeante. C'était là que la femme du premier secrétaire du parti, Dobyrka, surnommé "Cobra" par ses courtisanes rouges, s'adonnait aux plaisirs d’un glamour petit-bourgeois. Dans un an, si Dieu le veut, je viendrai voir si la prédiction de la gardienne des lieux selon laquelle « la nouvelle nomenklatura guette déjà l’accès aux villas, se réalise.

Le lendemain, le vol pour Kiev. Bien que je voyage sur la ligne intérieure à Joulanov, l'aéroport de banlieue de la capitale, une espèce de sorcière du poste de contrôle exige mon passeport. Je refuse. La mégère menace de m'en montrer d'autres. Je riposte : « Pour l'amour de Dieu, ne me montrez rien de vos charmes ». Cris, menaces, le chef de l'aéroport arrive et dit qu'il annule mon billet payé en hryvnia et exige un paiement en devises. Je refuse. « Vous ne partirez pas », me dit-il. « Dans ce cas, il y aura un problème avec le ministère qui m'a invité ». « Je m’en moque du ministère », dit-il et répète : « Vous ne prendrez pas cet avion ». Ce à quoi je réponds : « - Et moi, je vous garantis que vous ne reprendrez pas votre poste ». Le chef disparaît quelque part avec le billet. Et devant moi, un beau spectacle. Notre armée est en marche. Il s'avère que c'est la milice. Alors que je sors mon appareil photo, un flash clique dans ma poche. Arrive le commandant : « C'est de l'espionnage, photographier des objets militaires depuis sa poche, c'est du jamais vu. Et vous partirez au Canada sans votre pellicule ». Et moi, qui vient de devenir « Canadien », je déclare calmement : « S’il n’y a pas de film, il n’y aura pas de crédit ». Le commandant réfléchit : « Et si je vous rends le film, il y aura des crédits ? - Tout à fait », je réponds, et le commandant me rend le passeport et rend le billet. La sorcière me tourne le dos.

A Kiev, à Joulanov, on ne décharge pas les bagages. Chacun doit chercher ses affaires dans le ventre de l'avion et les porter jusqu'à la salle d’attente. En revanche, plus de contrôle. Dans le taxi, je m'assois côté chauffeur. Soudain, un troisième voyageur surgit du siège arrière. Il était déjà à l'affût. Ha, me dis-je, probablement la mafia. A Kiev, il existe au moins deux ou trois mafias. Les plus puissants sont les Caucasiens et les Tchétchènes. Ils tiennent d’une main ferme le trafic de devises, de drogues, d'armes et le marché de fruits et légumes. « Achetez-moi de l'or », dit le troisième homme. C’est bon marché, le moins cher de tout Kiev. » A quoi, je rétorque : "Lâchez-moi, je suis moi-aussi assis sur des sacs d'or et je ne sais pas où le vendre ». – « Et les diamants ? J'ai toute une collection ». Moi : « J’en ai plein l’appartement, ça ne se vend pas ». Le type, affligé, suggère : « Prenez un souvenir pour votre femme ». Et il exhibe une montre d'officiers tankistes. Une chose énorme, lourde, avec l'image d'un tank. « Cher monsieur, je suis pacifiste, et ma femme est toute menue, et elle déteste ce genre de trucs ». Il m'a tellement harcelé que j'ai fini par acheter la montre pour 10 marks. Le soir, je la mets au poignet et vais au bar de l'hôtel. Une charmante « femme travaillant pour les devises » s'assoit près de moi, jette un coup d'œil à ma montre et demande : « T’est un militaire ? Un général ou quoi ? Tu sers ici ? » Et moi : « Pas un général, juste un colonel, en service en Allemagne. On va dissoudre mon régiment. » Elle : "Eh bien, qu’allons-nous faire aujourd’hui », moi : « Rien, ma colombe, je n'ai pas d'argent ». Elle grogne : « Ne me baratine pas. Vous avez là-bas pas moins de mille deux cents petits jolis marks de solde. Mon frère sert aussi, je le sais bien ». Frère ou pas frère, j'ai trouvé une excuse polie et dit que j'avais tout perdu aux cartes.

Le matin, une promenade dans la ville. Bien des choses ont changé depuis la dernière fois que je suis venu. Il y a une pénurie d'essence, les moyens de transport ne marchent pas bien. Il y a encore moins de marchandises dans les magasins. Le passage aux tickets a rendu le chaos financier pire encore. Dans les chancelleries ministérielles, on dit que les tickets étaient inévitables parce que Moscou a cessé d'envoyer des billets en roubles. Les journaux survivent à peine. C’est comme pour l'essence, la Russie ne fournit plus de papier. Dans le Donbass, les mines se sont arrêtées parce que le de bois pour les puits manque. Jusqu'à présent, cela venait aussi de la Russie. On va commencer l’abattage des forêts des Carpates. Tout cela, plus la question de la flotte de la mer Noire sous le contrôle russe et l’incitation au séparatisme, conduit directement à la renaissance du nationalisme ukrainien, aux appels au retrait de l'Ukraine de la Communauté des États indépendants.

En me promenant dans la rue Volodymyrska, j’arrive devant l’énorme bâtiment gris qui abritait le siège du KGB. Aujourd'hui, les panneaux ont disparu de la façade. A la place, une plaque commémorative rappelant que l'historien et politicien Hrouchevskyi travaillait ici en 1918. Je rentre à l'intérieur, la femme de ménage est en train d'essuyer le parquet, je lui demande, comme ça, en passant : « Quelle institution vous avez là, maintenant ?» La bonne vieille répond, en riant : « Diable seul le sait. Demandez à l'officier, là. » Un jeune major arrive d’un bon, souriant, servile, du miel. Je répète la question. Réponse similaire : « Si vous savez où nous sommes, dites-le-moi, s’il vous plaît. Pour l'instant, tout est irréel. La seule chose qui soit réelle, c'est ce panneau : « Veuillez ne pas fumer ». « - Et les archives sont accessibles ? » - « Bien sûr, mais c'est le domaine d’Arkady Vasilevych, et il est absent en ce moment ! »

Je reprends mon chemin, je passe devant l'église orthodoxe St André, turquoise, de style baroque où, à la fin de la guerre, un politicien et parent de Petlioura, l'ancien député Stepan Skrypnyk a été clandestinement ordonné évêque de l'Eglise autocéphale, aujourd'hui le patriarche Mstislav. Nous nous sommes récemment rencontrés à sa résidence. Il s’est plaint d'une douleur à la jambe. C’est une vieille blessure datant de 1919, quand il s'est battu à Korosten contre l'invasion rouge, dans l'armée ukrainienne, aux côtés de l'armée polonaise. Le patriarche a maintenant reçu une haute décoration polonaise. Mais la principale préoccupation du chef de l'Eglise autocéphale est le manque d'évêques. Un synode vient d'avoir lieu, il a été dédié au règlement des affaires de la hiérarchie et du clergé. Et que se passera-t-il quand le patriarcat russe acceptera la proposition du métropolite Filaret, chef de l'Eglise orthodoxe ukrainienne officielle sous la juridiction de Moscou, et qu’il accordera à cette Eglise le privilège de l'autocéphalie ? Y aura-t-il une réunification ? Le patriarche commente la situation ainsi : « Nous le verrons bien, même si je ne pense pas que Moscou se lance dans l'aventure. Et si Filaret parvient à ses fins, il devra partir de toutes façons, il a été pendant un long moment agent du KGB et on l’a démasqué ». Et quelle est la situation des paroisses ? Le patriarche me montre les statistiques du dernier numéro de la revue Culture ukrainienne. Selon les chiffres, il existe au total environ dix mille paroisses et communautés religieuses en Ukraine. La moitié relève de l'Eglise jusqu'à présent subordonnée à Moscou. L'Eglise autocéphale compte environ un millier de paroisses. Les gréco-catholiques ont deux mille paroisses, les catholiques romains plusieurs centaines, les baptistes ont plus de mille paroisses, les pentecôtistes cinq cents, les adventistes vingt, l'église luthérienne réformée cent, les vieux-croyants environ cinquante. Il existe aussi 23 foyers juives et 14 centres musulmans.

Sur le chemin de l'hôtel, je passe à côté des bureaux du président situés dans le même bâtiment de l'ancienne rue Ordjonikidze (aujourd'hui rue Bankova) que le siège du Comité central du Parti communiste, où le président Kravtchouk a passé des années à travailler pour le parti et où il doit maintenant, « manque de chance », prendre ses nouvelles fonctions. Kravtchouk, joueur d'échecs chevronné, construit le dispositif du pouvoir présidentiel étape par étape. Doté de nouvelles procurations, il change radicalement l'administration, abolit le système des Conseils, introduit le pouvoir de ses plénipotentiaires, semblables aux voïvodes de la Pologne d'avant-guerre. Je soupçonne Leonid Makaravytch, qui maîtrise le polonais, d'avoir consulté des manuels sur le gouvernement et la constitution de la Pologne d'avant-guerre. Il s’est doté d’une sorte de super-cabinet personnel sous le nom de Douma d'Etat et souhaite s'appuyer sur la construction massive des structures de l'État. Il a l'idée de la solidarité étatique, quelque chose comme le Bloc pour la coopération avec le président, avec les membres sans étiquette, similaire à l'idée de Piłsudski et son BBWR. D'où une même aversion pour les divisions partisanes et le parlement. Pour ce faire, Kravtchouk a mis en place l'institution de la Table ronde, un organe collégial non parlementaire qui veut s'appuyer sur les structures du « Mouvement ». Il l'a clairement exprimé lors du 3e Congrès de cette organisation, dans son discours d'ouverture. Les anciens dirigeants du « Mouvement », Ivan Dratch et Mykhailo Horin l’ont soutenu. Mais les délégués du terrain ont dit « non ». Et soudain, Dratch et Horin, suivis par leur fidèle chambellan Porovsky se sont retrouvés comme des généraux sans armée. Déconnectés de la nation, friands des fauteuils moelleux de Kiev, ils n'ont pas remarqué que les échelons inférieurs du « Mouvement », et surtout la base, en avaient assez d'applaudir en silence leurs fadaises politiques. Ils n'ont pas compris que Vyatcheslav Tchornovil, qui a été battu à la présidence par Kravtchouk, avait contrairement à eux parcouru l'Ukraine de long en large, tout comme son rival victorieux, et que pour les masses, il était un homme connu. Et lorsque Dratch a exhorté les délégués à soutenir l'idée de la collaboration avec le président, parce que l'étatisme est le seul critère politique, quand il a ajouté que la démocratie n'existe pas sans un Etat comme un bagel sans trou au milieu, Tchornovil est intervenu en disant qu'un bagel pouvait facilement se transformer en chaînes, et la salle s'est rangée de suite de son côté. En peu de temps, une scission s'est opérée entre la majorité jacobine et la minorité girondine au sein du Congrès du « Mouvement ». Les dirigeants, confus, stupéfaits, regardaient l'Assemblée qui scandait en continu "Tchor-no-vil, Tchor-no-vil ». On a annoncé une pause de quelques minutes qui a duré deux heures. Dans les coulisses, un médiateur, un Houtsoule canadien tentait une médiation. C'est lui qui a eu l'idée d'arrêter la scission en introduisant le triumvirat Tchornovil-Dratch-Horin. Mais la salle a pris sa revanche au moment de l'élection des autorités centrales et n’a eu aucune pitié pour les "Dratchovtsy" et "Horinovtsy". Lorsque la candidature de l'un des députés du triumvirat, Porovsky, a été rejetée, et que celui-ci a déclaré en larmes qu'il retirait sa candidature, un tonnerre d'applaudissements et de moqueries s'est levée. Porovsky a été sauvé par la vaillante et amicale intervention de Bourlakov. Mais au final, quatorze partisans de Tchornovil et sept hommes de Dratch et Horin sont entrés dans la direction du « Mouvement » ainsi rafistolée. Une nouvelle période dans l'histoire du « Mouvement » commence. Vyatcheslav Tchornovil a déjà annoncé qu'il allait bientôt démissionner de son poste de gouverneur de Lvov pour se consacrer exclusivement à ses activités dans le nouveau « Mouvement ». En lui, le président Kravtchouk trouve un véritable chef de l'opposition contre le pouvoir présidentiel autoritaire.

Lvov-Kiev

[Kultura 1992, n° 4(535)].

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