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Jerzy Giedroyc przy pracy w gabinecie. Maisons-Laffitte, 1994 / Sygn. FIL00010
FOT. MONIKA JEZIOROWSKA

Jerzy Giedroyc, in memoriam

WOJCIECH SIKORA


Je me rappelle ma première visite à Maisons-Laffitte comme si s’était hier. Sous la date du 6 juin 1981, dans le calepin du Rédacteur, on lit : « SKS Kraków ». C’était le lendemain de mon arrivée à Paris. Andrzej Mietkowski et moi, jeunes militants du Comité de Solidarnosc des étudiants de Cracovie, avons appelé Lafitte tout de suite après notre arrivée et, à notre grande surprise, nous avons réussi à obtenir un rendez-vous pour le lendemain, un samedi en plus ! Comme bien d’autres avant nous et après, nous avons longé, intimidés, les jambes flageolantes, l’interminable avenue Charles de Gaulle qui mène de la gare Maisons-Laffitte à Kultura. 

Et quel étonnement ! Au seuil nous attendaient Zofia Hertz et le rédacteur Jerzy Giedroyc qui était âgé d’un demi-siècle, exactement, de plus que nous. Nous nous sommes installés dans le « jardin d'hiver », et c'est là que « l’interrogatoire » a commencé ; elle portait sur ce qui se passait dans le pays, en particulier à Cracovie d'où nous venions. Il s'est très vite avéré que « notre savoir » était déjà « dépassé » puisque nous avions quitté la Pologne en mars. D'autant que le Rédacteur ne nous interrogeait pas sur la situation « en général », mais posait des questions précises sur des événements et des personnages concrets. En quelques minutes, le Rédacteur a détendu l’atmosphère, en nous traitant d’égal à égal. Nous avons été surpris par sa connaissance du monde cracovien, étonnés qu'il sache le rôle que nous y jouions, étonnés et surpris aussi par la bienveillance qu’il nous témoignait.

Après avoir épuisé le sujet de « l'opposition démocratique de Cracovie », le Rédacteur et madame Hertz nous ont questionnés sur nos projets, et lorsqu'ils ont appris que nous allions passer quelques mois à Paris et voulions gagner assez d’argent pour faire, en voiture, le voyage de retour en Pologne par le sud de l’Europe, ils nous ont proposé un emploi à Kultura, que nous avons immédiatement accepté et commencé le lundi suivant.

Des deux bienheureux que nous étions, j’étais le plus chanceux. Andrzej s'est vu confier un travail très concret : l’emballage de livres, l’affranchissement d’un nombre gigantesque de lettres et de colis (les Archives de l'Institut contiennent environ 150 000 lettres « de » et « pour » le Rédacteur, ce qui constitue probablement le record mondial épistolographique du XXe siècle), puis il portait tout cela sur un chariot à la poste. Presque à chaque fois, il y avait trois ou quatre sacs postaux de colis....

Andrzej s’est vu donc confier des tâches « physique », tandis que moi, j'ai décroché le travail le plus agréable que j'aie pu trouver de toute ma vie : le rangement de la fabuleuse bibliothèque du Rédacteur. À cette époque, il y avait déjà près de 50 000 livres à Lafitte, et je devais retirer chaque titre de l’étagère, le dépoussiérer, mettre de côté les doubles ou les ouvrages qui portaient une dédicace (et il y en avait beaucoup !) Installé sur une échelle, je lisais avec émotion, parcourais et « touchais » à toutes sortes de trésors, parce que la bibliothèque du Rédacteur était et reste quelque chose de véritablement unique. Il s'est avéré aussi qu'elle contenait d’autres « trésors » que des livres. Un jour, j'ai trouvé trois tableaux poussiéreux de Józef Czapski coincés entre une étagère et le mur, dans un endroit difficile d'accès. Juste à ce moment, monsieur Czapski passait dans le jardin, j'ai donc couru vers lui, tout excité, pour lui montrer les tableaux, et il en était encore plus excité que moi, il m'a serré dans ses bras, s’est mis à parler de ces peintures, il était convaincu qu'elles étaient perdues pour de bon. Il a fait un tel bruit que Jerzy Giedroyc et Zofia Hertz sont sortis pour voir ce qui se passait.

Le poste de bibliothécaire est sans nul doute taillé pour moi, il faut qu’un jour j’en occupe un, mais, à l’époque, ce n'était pas ça le plus urgent. 

Nous nous rendions quotidiennement, à l'époque par le train qui partait de la gare Saint-Lazare, à Maisons-Laffitte, dans ce lieu magique où nous rencontrions des personnes extraordinaires : surtout le Rédacteur, Zofia Hertz, Henryk Giedroyc (« Dudek »/La Huppe) et Józef Czapski. Nous n'avons pu faire connaissance de Maria Czapska, décédée quelques jours avant notre arrivée et, sur Zygmunt Hertz, mort en 1979, nous avons juste entendu une série d’histoires et d’anecdotes. Mais nous avons eu l’opportunité de croiser divers hôtes de renom ; avant tout, Gustaw Herling-Grudziński, Stefan Kisielewski et d’autres « grands » invités de Pologne et de l'étranger qui séjournaient souvent dans les dépendances nommées « écuries », où, au rez-de-chaussée, se trouvait une partie de la bibliothèque et des chambres d'hôtes, à l’étage. Je voyais ainsi les invités de Kultura grimper plusieurs fois par jour l’escalier raide qui menait aux chambres. Ils s'arrêtaient souvent devant moi, ce qui me donnait l'occasion unique de croiser de nombreuses personnes connues. Un jour, en été, je crois, c’est Zdzisław Najder qui est venu habiter Laffitte ; il passait ses journées avec un poste de radio collé à l'oreille, dans le jardin et à la maison, et de sa petite chambre me parvenaient en continu les voix crépitantes et bourdonnantes de la Radio Free Europe qui émettait sur les ondes qu’on brouillait. Najder a beaucoup discuté avec le Rédacteur. Cela m’étonnait, mais je n'osais rien demander, et les choses sont devenues claires au moment où il a été nommé à la tête de la Radio Free Europe. J'ai donc compris qu'il se préparait simplement (sous l’œil du Rédacteur) à prendre ce poste, ce qui allait lui coûter une condamnation à mort par contumace, en Pologne. Il ne faisait aucun doute que le « tout-puissant Giedroyc », parmi d’autres, était « derrière » cette nomination, même si les relations entre les deux hommes sont devenues compliquées par la suite au point qu’ils allaient les rompre complètement.

Il m’arrivait assez souvent de discuter avec le Rédacteur, il estimait que ma connaissance de l'Union des étudiants indépendants et, plus généralement, des questions touchant à la jeunesse lui serait utile pour la rédaction de la revue. J’ai consulté des textes à ce sujet et aussi d’autres sources venant de Cracovie. Il me confiait des lettres ou des articles à lire, par exemple de Jacek Czaputowicz, Jarosław Guze ou Jan Rokita. Et mon « emploi » de consultant s’est poursuivi pendant de nombreuses années. A bien des reprises, j’ai amené à Kultura des personnes de ces cercles, servant ainsi d'intermédiaire. La rédaction mensuelle de la Chronique française dans les années 80 différait toutefois, pour moi, de la collaboration « professionnelle et technique » : à partir du milieu des années 1980, dans l’entreprise Aktis, fondée conjointement avec Anna Bernhardt (pseudonyme Oleńka, primo voto Mietkowski), nous assurerions la mise en page de toutes les publications de l'Institut, du mensuel, du trimestriel et des livres de la « Bibliothèque de Kultura ».

***

Comme nous sommes arrivés à Paris après un séjour d'un mois chez Andrzej Chilecki, proche collaborateur du Rédacteur en Allemagne, nous avions quelques affaires à transmettre de Cologne. A un moment, j'ai mentionné devant J. Giedroyc la visite que nous avions rendue à Barbara Toporska et Józef Mackiewicz, à Munich. Il s'est immédiatement animé et nous a demandé d’en faire un récit détaillé, et si vraiment les Mackiewicz vivaient là-bas dans la pauvreté, comment ils s'en sortaient. J’ai bien entendu raconté tout en détail, d’autant que cette visite de Munich m'a laissé une terrible impression : lui grand écrivain et elle une excellente femme de lettres, au milieu d'un dénuement véritable. Et, avec ça, leur formidable hospitalité, ils nous ont accueillis, nous les « jeunes », comme s'ils nous avaient connus depuis un bon moment.... Alors que nous espérions une visite d’une demi-heure, une heure de conversation tout au plus, nous sommes restés chez eux plusieurs heures. Andrzej et moi avions porté de l'eau de la cour dans une sorte de cabinet de toilette qui se trouvait derrière une cloison du « salon ». « Vous ne pouvez pas repartir en ayant faim », nous ont-ils dit, et Oleńka a aidé Mme Toporska à mettre la table où, comme par miracle, sont apparus des plats simples mais bien savoureux. Nous avons terminé par une délicieuse liqueur que Józef Mackiewicz fabriquait lui-même, je crois. Ce qui m’a aussi surpris pendant cette visite, c’était le vif intérêt que les Mackiewicz portaient à ce qui se passait en Pologne. Nous avons répondu à des dizaines de questions de toutes sortes. Cela m’a étonné parce que j'imaginais Józef Mackiewicz comme un grand écrivain tourné vers le passé, pour qui la Pologne communiste d'aujourd'hui n'existait pas.

J'ai relaté tout cela à Jerzy Giedroyc qui était avant tout préoccupé par la situation matérielle des Mackiewicz. Qui sait, peut-être aussi sous l'impression de ce récit, le Rédacteur de Kultura a financé une bourse d'un an à Józef Mackiewicz ? L'auteur de La route vers nulle part n’avait alors qu’un an à vivre, mais peut-être cette dernière année a été financièrement plus supportable pour les « ermites de Munich »... Je décris cette visite plus en détail, parce qu’on a l'habitude de dire que c’était Zygmunt Hertz qui s’engageait constamment dans l'aide aux personnes dans le besoin, au pays ou à l'étranger. C'est sans conteste vrai, mais on ne parle que trop rarement de ce que J. Giedroyc a accompli lui-même dans ce domaine. Il suffit de lire sa vaste correspondance pour se rendre compte du temps qu'il a consacré à l'organisation de diverses aides, à commencer par les colis alimentaires aux bourses d'études, le logis, l’emploi, etc.

Peu après le 13 décembre 1981, après s’être chargé de l’organisation de l’aide au pays, Andrzej Mietkowski a quitté Kultura ; quant à moi, je suis parti en mars 1982 quand il ne m’était plus possible de concilier mon activité dans Solidarność en exil avec mon travail quotidien à Lafitte. Mais le Rédacteur comprenait parfaitement nos « départs », il savait que la nouvelle émigration de Solidarność devait construire ses propres structures et ses propres bases matérielles d'existence.

De mon travail à Maisons-Laffitte, je garde des dizaines de souvenirs, comme des instantanés, et des situations parmi lesquelles il est difficile de sélectionner les plus intéressantes, mais parfois de menus détails portent plus de sens que des choses, disons-le, importantissimes. Par exemple, je me souviens très bien du Rédacteur qui brûlait, tous les jours, divers papiers, probablement secrets, dans un tonneau situé près du pavillon où je travaillais dans la bibliothèque. J. Giedroyc marchait déjà à cette époque très lentement, il une corbeille de papier à la main, il en versait le contenu dans le tonneau et y mettait le feu. Il restait pendant de longues minutes près du feu qui consumait Dieu sait quels documents d’importance. On voyait qu'il s'agissait là non pas d'une simple activité, mais d'une sorte de ... comment l’appeler ? un rituel. Un jour, je l’ai croisé sortant de son bureau avec la corbeille et je lui ai spontanément proposé mon aide : porter la corbeille et brûler les papiers. Il a poliment refusé. Un instant plus tard, Gustaw Herling-Grudziński qui avait assisté à la scène, m'a dit que je ne devais jamais faire de telle offre, « c'est le boulot du Rédacteur » ! Au début, sa remarque m’a amusé, puis j'ai compris le sens de ce pèlerinage quotidien du Rédacteur à son magique tonneau qui a dû engloutir bien des secrets !

Avant mon mariage avec Agata, en 1983, j'ai distribué des cartons d’invitation à tous les habitants de Kultura, bien entendu. Une fois le serment de mariage prononcé, une foule d’amis s'était rassemblée devant l'Hôtel de Ville de Paris, et le Rédacteur, que nous n'attendions pas, il marchait déjà difficilement, est soudain apparu parmi nous. Il nous a présenté ses vœux et félicitations, et il a disparu de la même manière qu'il était apparu. Mais un ami a réussi à prendre en photo cette scène plutôt inhabituelle : autour d’un couple de mariés, prince Jerzy Giedroyc et Zofia Hertz, à côté de S. Exc. Jadwiga et Adam Czartoryski, tous quasiment du même âge, avancé. D’ailleurs, plus tard, je leur ai souvent servi d’intermédiaire pour transmettre des salutations, les uns aux autres, ce qui ressemblait toujours à ce qui suit :

 « Comment le rédacteur Giedroyc se porte-t-il ? Bien, répondais-je, mais il a des difficultés à marcher ». A quoi le grand-père d'Agata répondait : « Vois-tu, pour moi c'est tout le contraire : je marche comme un « jeunot », seulement la tête n'est plus la même... ». Les salutations transmises en retour étaient généralement analogues. 

Peu avant la mort du Rédacteur, j'ai préparé plusieurs dizaines de lettres du Fonds d'aide à la littérature et à la science polonaises indépendantes, qui devaient être signées par les « plus connus », c'est-à-dire Czesław Miłosz et le Rédacteur Giedroyc, puis adressées à diverses fondations et entreprises polonaises, avec la demande d’une aide financière. A la fin de la semaine, la lettre étant prête, j'ai appelé Kultura pour demander à quel moment je pouvais passer pour la signature. Le Rédacteur m'a répondu : « Venez dimanche, je me sens mal, je préfère que ça soit fait rapidement ». Nous nous sommes installés pour la signature dans le jardin d'hiver. Je n'avais jamais vu J. Giedroyc dans un aussi mauvais état ; le geste, apparemment simple, d’apposer sa signature l’épuisait. Il me semble qu'il a été transporté à l'hôpital la semaine suivante, d'où il n'est jamais ressorti. Après que Czesław Miłosz a signé ces lettres à Cracovie, nous avons décidé de les envoyer tout de même, avec un piètre résultat d’ailleurs : sur plusieurs dizaines d'institutions, une seule a réagi : les Entreprises énergétiques SA de Szczecin.

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Le matin du 14 septembre, Zofia Hertz m'a appelé annonçant la triste nouvelle, et elle m’a demandé de venir à Laffitte. Le lendemain, Zofia Hertz et Henryk Giedroyc m'ont « pris à part » et m'ont proposé de les rejoindre définitivement dans leur travail, ainsi que d'entrer au Conseil d'administration de l'Institut en tant que secrétaire. Sans hésiter, j'ai accepté cette proposition comme un honneur. Jusqu'à la mort de madame Hertz, qui dirigeait désormais l'entreprise, j'étais en quelque sorte son secrétaire personnel, et j’ai passé trois ans à travailler à ses côtés au quotidien ou à… écouter ses souvenirs. Plus tard (entre 2003 et 2010), j'ai rempli le rôle de « bras droit » auprès de Henryk Giedroyc, président de l’Association Institut littéraire de l'époque qui, avant sa mort, m'avait publiquement désigné pour lui succéder. J'ai occupé ces fonctions jusqu'en mai 2019, après quoi c’est Oleńka Bernhardt, dont il a été ici question à plusieurs reprises, qui se charge de cette tâche.

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Ce séjour de moins d'un an, en 1981-1982, où je travaillais à Kultura jour après jour, a abouti à une proche collaboration, j'étais très souvent invité à Laffitte, et encore plus souvent appelé au téléphone. Nous y allions le week-end, avec les enfants, et en semaine pour des affaires professionnelles où je me présentais en tant que responsable de Solidarność de la région de la Petite Pologne, des maisons d’édition et des publications clandestines de Cracovie (et, en tant que secrétaire de Mirosław Chojecki, qui dirigeait, entre autres, le transport clandestin d'équipements et de fonds de l'étranger vers la Pologne ; j’ai donc été profondément engagé dans la « contrebande »). Mes fonctions, et ce que je savais de la clandestinité à ce titre m'ont empêché d'assister aux funérailles de mon Père, en 1985.

Quand nous avons appris qu’il existait en Occident un médicament, très onéreux, qui pouvait aider mon Père, j'ai reçu un appel téléphonique du Rédacteur Giedroyc, préoccupé par ma situation, qui me demandait de venir à Lafitte ; ils voulaient absolument m’accorder un prêt. Le Rédacteur, Zofia Hertz, Henryk Giedroyc et Józef Czapski m'ont alors donné plus de dix mille francs, cette somme - comme il s'est avéré sur place - n'était pas du tout un prêt mais un cadeau. (Les médicaments apportés en Pologne n'ont pas sauvé mon Père, mais ont peut-être prolongé sa vie de quelques mois).

En 1985, le Rédacteur m’a demandé de venir pour une question importante à Laffite, et il m’a proposé de prendre le poste de secrétaire du Fonds d'aide à la science et à la littérature polonaises indépendantes que présidait Czesław Miłosz, et dont le Rédacteur était le membre le plus ancien et actif, (le Conseil d'administration comprenait également Konstanty Jeleński qui en était spiritus movens, Gustaw Herling-Grudziński, Wojciech Karpiński, Krzysztof Pomian, Olga Scherer et Mirosław Chojecki, le secrétaire de l'institution créée juste après le 13 décembre 1981 qui, à un moment, n'a plus pu travailler dans autant d’entreprises qu'il dirigeait). Comme je remplaçais souvent Mirosław lors des réunions du Fonds, j'étais tout à fait au courant de ses affaires, la proposition était donc toute naturelle. C’était amusant, le Rédacteur, sachant que j'étais également très occupé, m'a dit : « Ne vous inquiétez pas, ce projet ne durera que quelques mois, ça ne vous prendra pas beaucoup de temps. Vous ne ferez que terminer les choses commencées... » Le Fonds a fonctionné une douzaine d'années de plus, nous l'avons fermé en 2002...

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En 1943, Adolf Bocheński écrit à Wacław Zbyszewski ce qui suit :

Jerzy G. s'améliore d'année en année ; je le considère décidément, dans notre génération, comme le candidat le plus sérieux pour le poste de premier ministre, si ces candidatures se faisaient en fonction de la valeur essentielle de l'homme. Ses qualités fondamentales sont l'art de traiter avec les gens, l'art de l'organisation et le sens des réalités. [...] Giedroyc a par conséquence la « capacitas » d’atteindre le lieu où les choses se décident.

Près d'un demi-siècle plus tard, en 1992, le frère d'Adolf, Aleksander Bocheński, a écrit ceci dans une lettre à Jerzy Giedroyc :

Si tu avais été plus jeune, tu aurais certainement eu tes chances, en tant que candidat à la présidence dans les prochaines élections. Simplement parce que tous les Polonais pensent plus ou moins la même chose que toi, sauf que personne ne le formule d’une manière aussi claire et profonde…

L'histoire s’est déroulée autrement, Jerzy Giedroyc n'a pas occupé de fonctions d’Etat, mais, depuis Maisons-Laffitte loin de la Pologne, il a « atteint le lieu où les choses se décident ».

Krzysztof Pomian a un jour posé la question rhétorique suivante : est-ce que l’un des jeunes historiens polonais est capable de citer le nom de tous les premiers ministres de la Deuxième et de la Troisième République ? ll en doutait, alors que le nom de Giedroyc, qui était seul, est connu plus ou moins de tous, pas seulement des historiens. Des présidents et des ministres de Pologne venaient lui rendre visite et écoutaient ses conseils. Ce qui en est ressorti est une tout autre affaire : le Rédacteur ne se faisait pas d’illusions :

…je ne cesse de ma décarcasser et rien n’en ressort. En dehors de KULTURA, je prends la parole partout où il m’est possible ; divers dignitaires font le pèlerinage à Maisons-Laffitte comme pour voir le tsaddik de Góra Kalwaria, mais ce sont des bavardages stériles dont rien ne résulte. Je me réconforte avec le dicton du général Piłsudski : on ne peut faire tomber le mur, en y donnant des coups de tête, mais au cas où d’autres outils manquaient, cette méthode-là est tout aussi bonne à prendre. Eh bien, le mur reste intact ; quant à la tête, elle va de mal en pis... (extrait de la lettre de Jerzy Giedroyc à Maria Ofierska de novembre 1992).

Dans les années 90, quand Jerzy Giedroyc publiait, dans sa revue, ses Notes du rédacteur, une partie de l’élite polonaise les lisait avec réticence, voire indulgence. Certains n’hésitaient pas à le qualifier « de vieillard qui a perdu le sens des réalités ». 

Kultura et son Rédacteur ont été traités, certes, comme une légende, mais en même temps ignorés. C'était, pour Jerzy Giedroyc, une période triste, aussi sur le plan purement humain ; de moins en moins de personnes lui rendaient visite à Laffitte, le téléphone ne sonnait plus. Toutefois, par la suite, on revenait par vagues aux concepts politiques qui avaient été formulés sur les pages de la revue de Giedroyc car celle-ci constituait toujours un point de référence pour réfléchir au nombre de questions fondamentales.

Jerzy Giedroyc, fondateur de l'Institut littéraire, rédacteur de Kultura, éditeur et homme politique, était l'un des plus éminents Polonais du XXe siècle. Il a dédié sa vie à la lutte pour une Pologne libre et démocratique, et – qui sait - nous ne l'aurions peut-être recouverte aussi rapidement sans lui et ses collaborateurs. Ces quelques descriptions de la personne de l'éditeur ne reflètent pas vraiment la réalité de la largeur et la puissance de ses réalisations. Dans le dernier numéro de Zeszyty Historyczne (171, 2010), Wojciech Karpiński a dressé un portrait fidèle de Jerzy Giedroyc dans un article intitulé « Kustosz Pamięci » [Gardien de la mémoire]. En voilà un extrait :

Dans le cas de Giedroyc, nous avons affaire à une combinaison réussie de quatre éléments : il était éditeur politique (inspirateur d'idées, critique de l’activité des politiciens et des mouvements politiques), éditeur de culture polonaise (surtout de littérature), rédacteur (il administrait des revues et assurait leur financement), et enfin il était documentaliste (il a créé des archives, veillait à préserver la documentation du passé). Il a fait preuve d'un extraordinaire talent d'organisateur dans quatre domaines : la politique, la culture, les finances, l’archivage. Le talent dans un de ces domaines est rare ; la combinaison de quatre est unique. Cet alliage a permis à Giedroyc de garder une influence durable et profonde.

***

Sa Kultura était un mensuel exceptionnel, et les plus grands écrivains, tels que Czesław Miłosz, Witold Gombrowicz ou Józef Czapski ont trouvé leur place dans la collection de la « Bibliothèque de Kultura ». De nombreuses œuvres publiées par Jerzy Giedroyc sont entrées dans le panthéon de la littérature polonaise. Avec une poignée de personnes de son entourage, il a publié près de 400 livres, 637 numéros de Kultura, soit plusieurs centaines de milliers de pages imprimées et éditées, un phénomène à l’échelle mondiale : pendant 53 ans, un mensuel a été publié sans interruption. 

Comptons aussi dans cet ensemble 171 numéros du trimestriel Zeszyty Historyczne (avant sa mort, le Rédacteur en avait édité 133). Pendant 54 ans, jusqu'à la mort de Jerzy Giedroyc, l'Institut Littéraire publiait en moyenne sept livres par an, dix numéros de Kultura et, au début deux, puis quatre numéros par an de Zeszyty Historyczne. Aujourd’hui, cela nous semble à peine croyable qu'un aussi restreint groupe de personnes ait pu accomplir autant. Et je ne parle pas de leur imposant travail politique. Il ne fait aucun doute que l'Institut Littéraire était le centre le plus important de la pensée et du travail politique en exil, une description de ce travail dépasse toutefois largement le cadre de cet article.

Comme l'a écrit Zbigniew Brzeziński, dans Tygodnik Powszechny, peu après la mort du Rédacteur (n° 40, 1er octobre 2000), Giedroyc était un homme qui avait une mission, un homme avec une vision. Le plus judicieux est donc de donner la parole au Rédacteur lui-même qui, dans le message publié dans son Autobiografia na cztery ręce, a résumé sa vision d'une future Pologne indépendante.

Message de Jerzy Giedroyc :

Quand on observe l’histoire de la Pologne à vol d'oiseau, on est frappé par la grande quantité de ses contradictions. L'Etat et la nation sont fondés à partir de tribus très proches les unes des autres, réunies de force par les premiers rois Mieszko Ier et Boleslas le Vaillant. C’est au début un ensemble assez incohérent, les divisions et les particularités de ses différentes provinces ayant longtemps perduré. De plus, le pays est déchiré entre l'Est et l'Ouest. Ce qu’illustre l’histoire de la dynastie des Piast à laquelle se réfèrent volontiers les nationalistes polonais. Les souverains se mariaient, tour à tour, avec des princesses ruthènes ou allemandes qui disposaient d’une importante influence, y compris en politique. Ainsi Richezza de Lorraine, mère de Casimir le Rénovateur, sauve-t-elle la dynastie des Piast et la couronne de son fils, mais son rôle est peu connu et dévoyé au point que le cardinal Wyszyński s’oppose au transfert de sa dépouille en Pologne, lorsque les Allemands le proposent.

Tout au long de son histoire, la Pologne fait preuve d'un étonnant libéralisme : elle accueillie les Juifs et leur octroie des droits à une époque où ils sont pourchassés dans le reste de l'Europe ; de même, quand la Contre-réforme triomphe ailleurs, les protestants, même les antitrinitaires, jouissent, en Pologne, du droit de pratiquer leur culte ; et elle étend aussi sa protection sur l'Académie orthodoxe Mohyla de Kiev. Mais, en même temps, la Pologne a manifesté son fanatisme religieux ce qui a provoqué une croisade contre les hussites, rendant impossible le rapprochement avec le Royaume de Bohême, provoquant ensuite des persécutions des mouvements religieux dissidents.

Notre politique étrangère a été marquée par la constante dépendance d’autres centres, comme le Vatican ou les Habsbourg, tout en se révélant en même temps bien provinciale.
Inutilement, nous nous sommes mêlés de la guerre contre la Turquie. La victoire de Vienne (1683) est autant un grand exploit militaire qu'une erreur politique. Plus tard, au cours de tout le XIXe siècle, c'est précisément la Turquie qui deviendra le foyer de notre action indépendantiste.

Et avec tout cela, l'attractivité de la Pologne était stupéfiante. Nous avons réussi à absorber l’afflux des colons allemands, ceux-là mêmes qui fonderont la bourgeoisie polonaise. Nous avons assimilé une partie de l'intelligentsia juive et polonisé des élites de Lituanie et d’Ukraine. Nous sommes un pays qui partage avec ses voisins les mêmes héros : Adam Mickiewicz est un grand poète polono-lituanien ; Tadeusz Kościuszko et Romuald Traugutt appartiennent à la fois aux Polonais et aux Biélorusses. On pourrait allonger cette liste.

Cet étrange puzzle contient, pour nous, de belles opportunités. Comme par exemple la politique de l’Est. Tout en évitant la mégalomanie nationale, nous devons mener une politique autonome, sans devenir le client des Etats-Unis ou de toute autre superpuissance. Nous devrions avoir, pour notre principal objectif, la normalisation des relations polono-russes et polono-allemandes, et en même temps la défense de l'indépendance de l'Ukraine, de la Biélorussie et des Pays baltes, dans une étroite collaboration avec ces pays. Nous devrions prendre conscience du fait que plus nous renforcerons notre position à l'Est, plus nous compterons en Europe de l'Ouest.

Dans l’histoire de la Pologne, on reprend toujours la même vieille tendance qui consiste à affaiblir le pouvoir exécutif : les célèbres « pacta conventa », l’anarchie de la pleine liberté, le « liberum veto » en sont des exemples. Il faudrait tout d'abord changer la mentalité de notre nation. Cela exige que l’exécutif soit renforcé et plus étroitement contrôlé par la Diète. Cela demande de rebâtir le système parlementaire pour en éliminer ceux qui ne servent que l’esprit partisan de leur camp ou leur intérêt privé. Cela exige l'instauration d'un Etat de droit et un combat intransigeant contre la corruption sous toutes ses formes. Ce qui implique la presse libre et consciente de sa responsabilité. Cela exige aussi la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Et le respect des droits des minorités nationales qui est la condition indispensable au maintien des bonnes relations avec nos voisins. Tout en sachant que le catholicisme est la confession de la majorité, nous devons protéger les Juifs, les Musulmans, les Protestants, tout comme l'orthodoxie qui est la religion de nos citoyens polonais et domine en Russie, en Ukraine, en Biélorussie.

Voici, dans les grandes lignes, ma vision de la Pologne ; pour la réaliser j’ai lutté toute ma vie.

***

- Comment allez-vous ?

- Aussi mal que possible, très mal, cher monsieur...

Ces mots, à part « cela va de soi » ont probablement été les plus fréquemment prononcés par Jerzy Giedroyc.

Il avait bien entendu son « jardin secret » auquel personne, sauf peut-être son frère cadet Henryk « Dudek » (La Huppe), n'avait accès, mais il lui arrivait aussi de le « se découvrir », comme tout homme « de chair et de sang ».

Pour ma part, je ne suis pas d'accord avec les opinions courantes présentant Jerzy Giedroyc comme un homme qui « n'aimait pas les gens », un reclus inaccessible qui, chaque matin, pour ne pas exhiber ses sentiments, enfilait sur le dos une « armure » et un « masque » au visage.

Dans mon souvenir, Jerzy Giedroyc n'était pas ainsi, et j'ai eu l’opportunité de travailler avec lui pendant près de 20 ans.

***

Pour « compléter » ce profil (il n'aimait ni lauriers ni socles), voici une dizaine de citations, de lui et de ses proches, choisies suivant la clé « Giedroyc l'homme », plutôt que « Giedroyc le politicien ou l'éditeur », et notées ici sans ordre chronologique.

Stanisław Vincenz :

En ce qui concerne la rédaction de Kultura, notre Jerzy, que je tiens humainement en grande estime, a besoin d'indépendance [...], et parfois même en se libérant de l'influence de ses vieux amis [...], il permet aux jeunes de l'influencer. Il honore ma personne, en disant que j'appartiens au prétendu « comité invisible de rédaction », peut-être uniquement pour prouver que j'y suis invisible (S. Vincenz à Kazimierz Wierzyński, VIII 1954).

Explication. Un certain nombre de lecteurs nous ont demandé de leur expliquer la composition de la rédaction de Kultura. La rédaction comprend : Jerzy Giedroyc, rédacteur en chef, Giedroyc Jerzy, et rédacteur Jerzy, plus d’autres membres de Kultura. (Kultura, 3/1955).

 

Czesław Miłosz :

[...] Je tiens à vous remercier d'avoir signé la déclaration de Kultura, que j'ai d'ailleurs lue dans la revue sans même savoir que Giedroyc préparait quelque chose de ce genre. Giedroyc est un homme renfermé et ne parle jamais de ses entreprises.

(Cz. Miłosz à Melchior Wańkowicz, I 1952).

Józef Czapski :

C'était à Varsovie, je n'y ai vu Giedroyc qu'une fois. Il m'a impressionné par sa prestance de star, et rien d’autre, il se taisait tout le temps (J. Czapski, entretien avec Kazimiera Kijowska, 1988).

Stefan Kisielewski :

Une fois, j'ai apporté à Kultura un disque d'Okoudjava, et Giedroyc a presque versé une larme, en entendant « Przy kominku » et autres. C’est parce qu'il a été élevé à l'Est [ABC de Kisiel], 1990).

Jerzy Giedroyc :

Je n’ai aucun souvenir d’un disque d'Okoudjava que vous m’avez apporté, et je n'ai certainement pas pleuré en écoutant ses chansons. Je le connais personnellement et j'ai assisté à plusieurs de ses soirées [!] Je l'apprécie beaucoup, mais je ne dirais pas qu'il me fera pleurer un jour. Il est difficile aussi de dire que j'ai été élevé à l'Est parce que, plus précisément, j'ai passé la majeure partie de ma vie à l'Ouest (Extrait d'une lettre adressée à Stefan Kisielewski le 28 février 1990, après avoir lu des extraits de l'ABC de Kisiel.

Jerzy Giedroyc :

Toute cette Kultura n’est toujours qu’un bluff et une supercherie. Quelque chose comme ces énormes dragons en papier maché que les troupes chinoises portaient devant leurs rangs pendant la guerre des Boxers. Cela fait son effet, mais quand on est face à des mitrailleuses... Pourtant, ce bluff, je dois le poursuivre (Dans une lettre à Konstanty Jeleński, août 1955).

Jerzy Giedroyc :

[...] Je ne me fais pas d'illusions sur le fait que Kultura va sombrer dans l'oubli comme Bunt Młodych ou Polityka (Extrait d'une lettre à Stefan Kisielewski, 19 avril 1977).

Jerzy Giedroyc :

[...] Je n'aime pas les célébrations, et il y aura du temps pour écrire sur K. [ultura] dans un avenir lointain (si cela intéresse un jour quelqu’un à part de petits chercheurs). (Extrait d'une lettre à Andrzej Micewski du 28 juin 1977).

Jerzy Giedroyc :

Dans cet improbable pays, c’est une poignée de personnes poursuivant avec opiniâtreté leur vision qui a toujours pris des décisions. Et – étonnamment - ils réussissaient mieux que réalistes et collaborateurs (Extrait d'une lettre à Stefan Kisielewski du 5 juillet 1972) Jerzy Giedroyc :

Ils me prennent pour un arnaqueur. Parce qu'il n'y a personne derrière moi, je n'étais ni ministre ni ambassadeur, je n'appartiens à aucun parti, je n'ai pas un passé vénérable, je ne suis ni colonel ni politicien, je n’étais qu’un lieutenant en temps de guerre, avant cela j'étais à peine fusilier. D’où est-ce que je viens alors ? D'où ? De quel droit et à quel titre tout ça ? Personne n'aime ce genre de choses. Parce que ça crée de la méfiance et du ressentiment, même parmi les personnes qui ne vous connaissent pas. (Entretiens avec Aleksander Smolar, 1975).

Jerzy Giedroyc :

Vous savez, j'ai un large cimetière autour de moi : Stempowski-Hostowiec, Piotr Borkowski, Mieroszewski. Ils sont terriblement difficiles à remplacer. Après tout, le monde journalistique et littéraire polonais est très pauvre. Surtout en exil. L'émigration stérilise les gens énormément, ça crée des obstacles supplémentaires. (Entretiens avec Barbara Toruńczyk, 1981).

Jerzy Giedroyc :

Je deviens sans doute de plus en plus insupportable avec l'âge, et je n'ai jamais été capable, presque physiquement, de me livrer à l’extérieur. Je dois continuer mon travail coûte que coûte, et plus il devient ancré dans le réel, plus il me faut prendre des décisions parfois désagréables, parfois même brutales, et il m’est de plus en plus difficile de rester en bons termes avec tout le monde. De plus, malgré les apparences, j'ai une tout autre relation avec les gens. C'est peut-être là que réside ma plus grande difficulté à présent (Dans une lettre à Konstanty Jeleński, août 1955).

Jerzy Giedroyc :

Généralement, chère madame, ce type d’activités est à faire avec des femmes, pas avec des hommes, pour ce qui est de la vie quotidienne et du travail acharné. Je ne tiens pas les Polonais en haute estime, mais les Polonaises, oui (entretien avec Barbara Toruńczyk, I-II 1981).

Jerzy Giedroyc :

Je n’apprécie nullement des lettres écrites sur le ton de la mise en demeure. Je n'ai pas rejeté cet extrait, mais j'avais l'intention de le publier par la suite parce qu’il existe ce qu'on pourrait appeler la cohérence d’un numéro. Même le plus brillant article de la meilleure prima donna n’y convient pas toujours (Lettre à Witold Gombrowicz, avril 1957).

Gustaw Herling-Grudziński :

Son obsession (celle de Giedroyc) est de récompenser ceux qui font un travail particulier. [...] Il a d’énormes exigences. Il se méfie des Polonais – en quoi il est resté Lituanien - tout en étant extrêmement Polonais [...] Il voudrait voir les Polonais comme de Gaulle voulait voir les Français (Entretiens avec Ewa Berberyusz, 1994).

Czesław Miłosz :

Les traits de caractère particuliers de Giedroyc étaient son étonnante obstination mais aussi sa totale indépendance et son esprit de contradiction, le protégeant de tout conformisme. A ce titre, il débute son activité d'édition en France avec deux auteurs maudits : Gombrowicz (clown, mégalomane) et Miłosz (le rouge) ce qui avait une dimension quasi symbolique. (L'Année du chasseur, 1988).

Jerzy Giedroyc :

Je suis complètement ruiné. Je m’efforce là de créer mon réseau clandestin dans le pays, ce qui coûte beaucoup d'argent, et, de plus, un certain nombre de personnes ont été libérées des prisons au pays, il faut les prendre en charge à la fois pour des raisons purement humaines et avec quelques espoirs pour l'avenir (Dans une lettre à Konstanty Jeleński, juin 1956).

Jerzy Giedroyc :

Je ne peux hélas transmettre aucune salutation aux membres de Laffitte, étant actuellement seul avec le chien Black. Ce qui a aussi ses bons côtés (dans une lettre à Konstanty Jeleński, VII 1958).

Marek Hłasko :

Je n'attache aucune importance à mes « mémoires », comme vous les appelez. Je les écris tout simplement pour faire rire Giedroyc. Je suis la seule personne au monde capable de faire rire notre Jerzy, et j'exploite cette capacité de manière outrancière [...] C’est écrit uniquement pour que Jerzy s'étouffe de rire ; vous ne pensiez pas tout de même pas [...] que je prenais ces mémoires au sérieux (dans une lettre à Jerzy Stempowski, décembre 1965).

 

Jerzy Giedroyc dans  l’Autobiographie à quatre mains, 1994 :

Dans mon histoire personnelle de Kultura, les trois événements les plus dramatiques ont été la maladie et la mort de Juliusz Mieroszewski, la maladie et la mort de Zygmunt Hertz et la mort de Józef Czapski.

Bien des gens en Pologne prétendent avoir été élevés par Kultura, quant à moi, j'ai l'impression que ce sont des cas très rares. On nous couvre de lauriers, de discours aux tons quelque peu funèbres et qui me semblent souvent très exagérés. Kultura pénétrait en Pologne. Mais la pénétration et l'influence sont deux choses différentes.

L'intelligentsia polonaise : elle n’est pas intéressée par le monde lequel ne s’intéresse pas à elle non plus.

On dit couramment à mon propos que je suis un despote et que l'équipe de Kultura n'a jamais existé, sauf si l'on considère qu'elle est composée d'une seule personne, c'est-à-dire moi. Contrairement à cette opinion, je suis ouvert aux suggestions et aux critiques, et il m'arrive souvent de changer d'avis après une discussion. Et l'équipe de Kultura a sans aucun doute existé et existe. Elle est composée de personnes dont j'apprécie et je prends en compte les opinions.

Si j'ai un talent, c'est celui de metteur en scène : la capacité de sélectionner les gens et les sujets. Ce qui fait que j’ai l’esprit d’équipe et quand je suis convaincu de quelque chose, je change d'avis. [...] Je change aussi de tactique parce que la politique n'est pas un sacrement, et si l’on veut faire de la politique, il faut adhérer à la réalité qui change. Il faut être capable de garder ses principes et de changer d'opinions.

J'ai toujours été loyal envers tous mes collaborateurs, bien que cela m’ait exposé à aux conflits avec certains d'entre eux quand ils étaient en désaccord, et que je devais prendre le parti de l’un ou de l’autre. La loyauté est quelque chose de très important pour moi. Le manque de loyauté ou le soupçon qu’elle fait défaut est, pour moi, la pire des accusations.

Ses opinions (celles de Kisiel) m'étaient fondamentalement étrangères. Et en même temps, j'ai toujours eu une grande faiblesse pour lui, pour son grand courage. Et pour son caractère contrariant. Ce sont des qualités que j'apprécie beaucoup et que je respecte.

Quand je repense à tout cela aujourd'hui, je me dis que si je devais le recommencer – après 1945 - je ferais la même chose. Mais je le ferais différemment. Je ne sais pas comment.  Mais je sais ce serait différent.

Extraits d'un « chat » avec Jerzy Giedroyc dans Onet, le 11 août 2000, réalisé par Andrzej Grabowski :

Janusz Szczepański : - Pouvez-vous nous expliquer, Monsieur le rédacteur, pourquoi vous ne vous êtes pas décidé de venir en Pologne malgré l’indépendance retrouvée ? Il existe de nombreux mythes dans le pays à ce sujet.

Jerzy Giedroyc : - Je ne suis pas venu en Pologne pour plusieurs raisons, avant tout parce que je pense que mes activités en exil sont plus efficaces, et qu'en allant en Pologne, j'aurais été exposé à des conflits personnels, à des luttes de partis qui auraient pratiquement paralysé mon action.

J.G. : - Je me modère avec l'alcool, j'aime le whisky, mais pour des raisons de santé, je dois me limiter. À mon avis, la nicotine ne provoque pas de maladies aussi graves que ce que prétend la propagande.

 

Krzysztof : - Pourquoi n'avez-vous pas accepté l'Ordre de l'Aigle Blanc ?

J.G. : - Je ne l'ai pas accepté tout simplement parce que j'ai pour principe de ne pas accepter les décorations de l'Etat polonais. J'avais eu le même principe avant la guerre. La seule différence était ce qu’on appelle le « bouton »,  une décoration pour dix ans de travail au service de l’État [...]

 

arbre : - Quelle est, selon vous, la plus grande différence entre la façon de faire de la politique aujourd'hui et la façon dont elle était faite dans le passé, par exemple avant la guerre ?

J.G. : - En ce qui concerne la politique polonaise, j'observe une énorme dégradation. Les luttes des partis en Pologne n'étaient pas une nouveauté. Elles ont aussi eu lieu avant la guerre, mais sous une forme différente. Aujourd'hui prime une lourde grossièreté, ce qui est insupportable.  Cela vient des mauvaises habitudes et du manque d’éducation.

 

Krzysztof71 : - Je ne sais pas grand-chose de vous, et il y a une telle rumeur autour de ce « chat ». Si vous deviez vous définir en une phrase, que diriez-vous ?

J.G. : - C'est une réponse difficile. Mon trait le plus saillant est l'obstination. Et je dirais aussi une prédisposition apocalyptique. Quand une catastrophe se produit, j'ai une période de léthargie, et après quelques heures seulement je commence à avoir des idées sur la façon de réagir. Les catastrophes me poussent à l’action.

 

rypka opiatofa : - Et moi, comme je l’ai fait avec Mrożek, je voudrais vous demander quel est le plus grand délit que vous avez commis.

J.G. : - Si j'ai une chose à me reprocher, c'est d'avoir sacrifié ma vie personnelle et celle de mes proches pour une activité politique.

 

Coquet : - Vous vous êtes sacrifié aux idéaux, et comment c’était avec les femmes ?

J.G. : - J'ai toujours beaucoup apprécié la collaboration avec les femmes. J'ai toujours considéré qu’elles étaient l'élément le plus précieux en Pologne, plus important que les hommes. Elles agissent avec conséquence, elles sont intelligentes, capables et prêtes aux sacrifices. Je ne peux pas imaginer une activité politique sans la participation des femmes. Avant la guerre, c’est Maria Prądzyńska qui jouait le même rôle que Zofia Hertz aujourd’hui. Maintenant, il y a Zofia, sans qui je ne peux imaginer le travail de Kultura.

Jeune rédactrice : - Quelle est la chose la plus importante pour devenir un très bon rédacteur ?

J.G. : - Je suppose que la chose la plus importante pour un rédacteur en chef est de ne pas écrire dans sa revue. Le rédacteur est comme un metteur en scène, et ceux-ci sont rarement de bons acteurs.

 

M. Tadeusz : - Vous êtes probablement un anticlérical, est-ce que je me trompe ?

J.G. : - Non, je me considère comme catholique, mais je porte une opinion critique sur l'activité politique de l'Église polonaise qui, bien souvent, est nuisibles aux intérêts de l'État.

 

Marianna : - Dites, comment cela se passe quand on est aussi âgé ?

J.G. : - Ce n’est pas fameux parce que, à cet âge-là, on se sent de plus en plus seul, les gens qu'on connait meurent. C’est donc un sentiment de solitude.

 

Piotr : - Cher monsieur, on vous pose tout le temps des questions sur la politique, et moi je voudrais vous demander si vous avez déjà été normalement amoureux dans votre vie, si vous étiez prêt à sacrifier tout ce que vous aviez pour cet Amour, [...], peut-être pas.

J.G. : - Non. Je suis un animal politique et je ne peux imaginer renoncer à la politique pour les sentiments. Si je devais recommencer ma vie, je pense qu'elle ne serait pas très différente de celle que j'ai eue. [...].

 

J.G. : - Je vous suis reconnaissant pour ces entretiens. Une expérience intéressante pour moi. Je ne sais pas quand aura lieu la prochaine rencontre, mais il n’est pas dans mes intentions de mourir de sitôt.

***

Extrait d’une enquête d'Andrzej Roman To lubię (Ce que j’aime), Tygodnik Solidarność, 1991, n° 51/52 (cité d'après Andrzej Stanisław Kowalczyk, Jerzy Giedroyc i Kultura, Wydawnictwo Dolnośląskie, Wrocław 1999).

Le plus éminent Polonais : Stanisław Żółkiewski.

Personnage historique préféré : Alexandre le Grand.

Livre préféré : Nurt de Wacław Berent et Róża de Stefan Żeromski.

Compositeur ou œuvre musicale préférée : « Lili Marleen » de Schultze et « Leipa ».

Ville préférée : Mossoul.

Peintre préféré : Georges Rouault.

Acteur préféré : John Wayne.

Jeu favori : rédaction de Kultura.

Couleur préférée : rouge.

Plat préféré : kolduny (des raviolis à la mode lituanienne).

Trait de caractère positif le plus apprécié : le sens de l'humour.

Trait de caractère négatif le moins apprécié : l'opportunisme.

Boisson préférée : le whisky.

Le kolęda (chant de Noël) préféré : « W grobie leży »

***

Les citations sont extraites de l’article d'Izabella Chruślińska et Jacek Krawczyk, publié dans « Plus-Minus », n° 7 (161), Varsovie, février 1996 ; de l'Autobiographie à quatre mains de Jerzy Giedroyc et Krzysztof Pomian (1994) ; du « chat » avec Jerzy Giedroyc en 2000 ; de l’enquête d'Andrzej Roman, Tygodnik Solidarność 1991, no. 51/52.

Maisons-Laffitte.

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